Pertes et décisions (2)

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   Quelques ampoules fonctionnaient encore faiblement par-ci par-là, éclairant les murs gris et mornes des lieux. Il s’écoula quelques minutes sans la moindre bifurcation avant que le groupe ne se mette à frissonner. La température chuta rapidement et de la vapeur s’échappait à présent à chacune de leurs respirations. Sven qui avait sa veste autour de la taille, commençait à greloter et avoir la chair de poule. Il s’empressa de se couvrir sans se faire distancer par ses compagnons. Quelques mètres plus loin, ils virent qu’une partie du chemin s’était effondrée. Des rochers jonchaient le sol, le mur s’était écroulé sous son propre poids rendant le plafond inégal. Orm demanda une torche qu’il alluma avant de la lancer dans les décombres. Il semblait possible de traverser, mais les bannis allaient devoir alterner escalade et passage à quatre pattes. Le frère ainé remarqua que la lumière se reflétait plus qu'à l’accoutumée sur la roche, il s’approcha pour mieux analyser et comprendre que les gravats étaient partiellement couverts de glace. Il nota aussi dans le haut des décombres, de la neige, ce qui expliquait la baisse de température : il devait y avoir une faille jusqu’à la surface faisant ainsi courant d’air.

  Penché pour voir le trajet qu’ils devraient emprunter, Orm apercevait le couloir, une dizaine de mètres plus loin dans un meilleur état. Il s’appuya sur un rocher, poussa dessus avec force plusieurs fois pour s'assurer de la stabilité des décombres. Mais il ne se passa rien. Il estima que c’était sans risque, du moins il l’espérait. Il jeta un regard à ses compagnons, aucun ne semblait vouloir émettre d'objection. Il enjamba le premier obstacle pour s’engouffrer dans ce passage du combattant.

  Ils progressèrent lentement avec plus de difficultés. Les surfaces lisses glissaient alors que les arêtes étaient aussi tranchantes qu’une lame. Accroupis pour passer une voûte, Orm vérifiait chacun de ses appuis avec précaution, ses mouvements étaient lents pour ne pas tomber. Il avait également l’oreille tendue pour écouter le moindre mouvement : si un éboulis se préparait, ils devraient accélérer pour ne pas terminer coincés. Ou encore pour ne pas se faire surprendre par des goules, une fois de l’autre côté. Sibjorn se plaignait beaucoup, il s’était écorché plusieurs fois, éprouvant toutes les difficultés du monde pour passer des endroits exigus. Son ami ne put réprimer un sourire amusé, quelle idée aussi d’être si grand. Sibjorn mesurait plus d’un mètre quatre-vingt-dix et devoir se contorsionner dans des passages où Sven qui était un gringalet, passait à peine, n’avait pour lui rien d’amusant. Les trois autres l’écoutaient jurer et parfois frapper la roche de colère. Ogard le rappela cependant à l’ordre : s’énerver et tout faire s’écrouler n’allait pas les aider à avancer, loin de là. L’ancien, qui était pourtant le spécialiste pour râler, ne disait rien, à la surprise générale. Il était trop concentré à faire attention où il mettait les pieds pour ne pas glisser et s’ouvrir le crâne. Le quarantenaire était encore souple et Sven qui le suivait, l’avait remarqué. Il venait cependant l’aider parfois pour se relever ou gravir un obstacle. Il n’y avait que le cadet qui se déplaçait sans mal, jeune et svelte, il arrivait à passer partout.

  Orm se redressa finalement et poussa un soupir. Il avait beau ne pas être claustrophobe, il avait ressenti un certain malaise lors de la traversée. La crainte de finir écrasé et ensevelis n’avait en soi, rien de réjouissant. Les autres le rejoignirent rapidement et Sibjorn beugla pour exprimer sa satisfaction de pouvoir se tenir debout.

 – La prochaine fois, on fait demi-tour. Il y avait d’autres intersections où on n’aurait pas eu besoin de ramper ! Et…

Il ne termina pas sa phrase, son regard venait de se perdre sur ce qui se dressait devant lui. Ce n’était pas la continuité du couloir, mais une autre salle qui était particulièrement singulière.

  Vers le centre de la pièce, il y avait un monticule de neige et tout autour, une couronne de petites stalagmites faites en radiation cristallisée. L’intérieur des cristaux semblait être liquide, dans un mouvement perpétuel. Au-dessus, un trou d’une cinquantaine de centimètres parfaitement rond, remontait jusqu’à la surface et laissait le soleil éclairer l’endroit. La lumière naturelle se reflétait sur les dents cristallines, projetant des faisceaux colorés dans la pièce qui dansaient sur les murs. Aucun des bannis n’avait imaginé tomber sur pareil spectacle. Ils avaient vu à l’entrée un cas similaire, les radz qui recouvraient du mobilier et leurs torches qui se reflétaient dessus, mais ça n’avait rien à voir avec ici. La beauté des lieux les laissa sans voix. Même Ogard n’avait, semble-t-il, aucune explication pour ce trou dans le plafond. Peut-être avait-il été foré autrefois ou alors quelque chose avait transpercé la roche. La seule chose que le groupe pouvait imaginer avec certitude, c’était que ça n’avait rien de naturel. Et le résultat était pourtant une beauté faite par Mère Nature.

  Ogard s’adossa dans un coin et posa son sac sur le sol. Il s’essuya le front et lança un regard à ses compagnons. Ses yeux imploraient une pause et Orm était d’accord. De plus, il se sentait bien ici, un sentiment de tranquillité y planait. Chacun s’installa donc pour se mettre à l’aise, ils soulagèrent leur soif et en profitèrent pour manger un morceau de viande séchée. Sven vérifia l’état de sa lance ainsi que des plumes, il aiguisa brièvement la pointe puis porta son attention à l’ancien du groupe.

 – Donc tu penses qu’il y a d’autres goules ici ?

 – Très certainement. Par expérience, j’ai appris que, où il y avait de la vie, il y a des goules.

 – Avec l’éboulement et ce trou, les radiations ont facilement réussi à s’infiltrer dans ce bunker, ouais, en conclut Sven.

 – Ouais. Je me demande si les deux ne sont pas là depuis la Grande catastrophe. On dit que la lune s’est écrasée sur le monde. Peut-être qu’un bout de roche lunaire a perforé la surface jusqu’à descendre ici ? Et que d’autres météorites ont provoqué la destruction partielle du couloir. Reste que c’est aussi curieux que magnifique. Si notre chef n’était pas aussi pressé d’avancer, je t’aurais bien demandé de dessiner l’endroit. Ce serait un chouette souvenir.

 – Arrête de m’appeler chef, implora presque Orm. Quand on a constitué le groupe, on pensait tous que ce serait toi qui dirigerais. Tu as plus d’expérience que moi sur la surface, tu connais beaucoup de choses… C’est toi qui devrais diriger, avoua-t-il, mal à l’aise.

 – Je savais surtout que ton petit frère serait dans l’expédition. Que tu connaissais Sibjorn autant que moi. Je me suis dit que tu prendrais les bonnes décisions pour protéger tes amis et ta famille. Les liens qui existent entre vous, c’est aussi important que l’expérience. Tu avais déjà leur confiance, pourquoi aurais-je du prendre ce rôle pour ensuite prouver à toi et Sven que j’étais le plus qualifié ? Et tu écoutes mes conseils, donc ça me va.

Ogard souriait et parlait sur un ton réconfortant. Orm avait compris que l’ancien préférait ce rôle de vieux sage, de conseiller et qu’il n’avait pas envie d’avoir trop de responsabilités. Il s’avérait être un membre important du groupe. Sibjorn était la force brute, capable de porter les trouvailles pour les ramener en ville ou pour se battre en cas de problème. Sven était ingénieux et capable de bricoler des pièges, il apprenait également vite et s’adaptait facilement. Ogard était le guide, celui qui semblait avoir tout vu et tout savoir. Au début, Orm avait pensé que ça finirait par l’agacer, mais le vieux ne se vantait jamais, il expliquait les choses pour aider les autres, apportant conseils et quelques anecdotes amusantes. Et enfin Orm, il doutait encore de ses capacités de leadeur, mais avait confiance en ses compétences de combat ainsi que pour se repérer dans la neige ou sous terre. Il disposait également d’un instinct, presque surnaturel aux dires d'Ogard.

  Après ce repos bien mérité, ils reprirent la route pour arriver après plusieurs bifurcations devant une autre porte, entrouverte. Ils l’empruntèrent pour tomber sur un passage bien plus gros que ce qu’ils avaient vu jusque-là. Ils étaient sur une passerelle métallique, un escalier permettait de descendre et un pont continuait pour traverser. Éclairant l’endroit avec leurs torches, ils ne voyaient pas grand-chose. Sven craqua trois fusées éclairantes qu’il lança : une sur la passerelle et les deux autres en bas, de chaque côté. Orm et Sibjorn se penchèrent par-dessus la rambarde, observant les fusées tomber. L’une fit un bruit en arrivant en bas : tombant dans l’eau et disparut rapidement. L’autre gisait sur une machine de taille impressionnante, ses immenses roues crantées dépassaient de l’eau qui inondait le rez-de-chaussée. Un véhicule, sûrement, mais il était muni à l’avant d’une grande vis métallique : une foreuse. Il y en avait d’autre, un peu plus loin. Ainsi que des véhicules plus petits. Sven s’accouda à son tour pour regarder, ébahi devant ce cimetière de technomagie. La passerelle grinça et la barrière se mit à bouger. Le trio eut juste le temps de reculer pour voir la rambarde tomber à son tour dans l’eau, quelques mètres plus bas dans un bruit assourdissant qui résonna plusieurs secondes dans toute la pièce. Si jamais ils n'étaient pas seuls, ils venaient d'attirer l'attention sur eux.

 – Pour la discrétion, faudra repasser, ironisa Sven.

  Les regards se portèrent sur l’escalier puis sur le pont. Celui-ci était large, soutenu par des câbles en acier. Il y avait une quinzaine de mètres pour arriver de l’autre côté. Orm hésitait : avancer ou descendre ? Les deux options semblaient difficiles. Ou alors, troisième solution : faire marche arrière ?

 – Je propose qu’on avance. On tentera en bas plus tard, suggéra Ogard.

Ses mots redonnèrent confiance au jeune chef qui acquiesça et il fit signe d’avancer.

  Chacun mettant lentement un pied devant l’autre, tendant l’oreille dès que l’acier ou les câbles grinçaient. Les caillebotis étaient vrillés pour certains, d’autres étaient tombés depuis bien longtemps. Tous marchaient au centre de la structure, où il y avait une poutre faisant jointure entre les épais grillages. La progression fut lente et laborieuse, le moindre bruit les faisait s’immobiliser en espérant que rien ne cède. Orm prit une longue inspiration et fit un pas de plus, il sursauta quand Sibjorn prit la parole.

 – Hey, l’ancien ! Aucune histoire à raconter ? Une anecdote ?

 – Tu avoues enfin que tu aimes mes histoires, alors, fanfaronna le vieux.

 – Je n’irai pas jusque-là. Mais vas-y, essaie toujours.

 – Je t’ai raconté la fois où on a grimpé vers le glacier ? On y a vu des énormes bestioles.

 – Ouais. Une amusante si possible, coupa Sibjorn.

 – L’histoire de ma cicatrice alors ? Vous attendez tous une histoire dingue, un truc que j’ai vécu à la surface. Mais non ! Au fil des mots, la voix d'Ogard se détendait. Je vendais des champignons séchés à l’époque. Et de l’alcool fait en fermentant des champignons et des fleurs de poudreuse. Je vous ferai goûter à l’occasion, c’est délicieux. Donc, un poivrot était venu me voir pour acheter une cagette de champis. Il voulait me refiler en échange, de vieilles bricoles à lui.

 – Évidemment tu as refusé, rapiat comme tu es, ironisa Sib.

 – J’ai failli refuser, en effet. Mais il y avait une montre à gousset dans le lot. En bon état qui plus est. Je me suis dit que cela pourrait plaire aux femmes et c’était un objet de valeur. J’ai donc accepté.

 – Je… Je pensais qu’il t’aurait cogné pour te voler. Et c’est comme ça que tu as été blessé, dit timidement Sven.

Orm s’apprêtait à leur dire de se taire. Mais en entendant la voix hésitante de son frère, il comprit que Sibjorn tentait, d’occuper les esprits du groupe. De ne pas penser à la chute. Ce tas de muscles avait un cerveau, pensa-t-il en souriant.

 – Même pas, continua le quarantenaire. J’ai gardé cette montre durant des mois. Elle avait un remontoir, je faisais bien attention de m’en servir pour qu’elle fonctionne. Pour finir, je ne l’ai jamais vendue…

 – Et un type a cassé ta sale trogne pour te la voler, interpella Sibjorn.

 – Non. Lors de ma première expédition à la surface, j’ai glissé d’une falaise car j’étais concentré à la remonter. Ma tête a heurté la roche et j’ai perdu connaissance. À mon réveil, j’étais de retour en ville et tout mon groupe buvait à ma santé.

 – Pourquoi, demanda cette fois, Sven.

 – Ma montre avait rapporté gros au groupe… Ils l’ont vendue pendant qu’on me soignait.

 – Mais… C’est nul et pas drôle comme histoire, Ogard, conclut Sven.

Sibjorn lui tapota l’épaule pour lui faire remarquer qu’ils avaient traversé le pont. Orm s’était retourné, lança un regard amusé à l’ancien marchand qui haussait les épaules en souriant.

  Un chemin en béton longeait le mur et plus loin, un passage. Tous poussèrent un soupir de soulagement et aucun n’était pressé de traverser de nouveau la passerelle. Sven posa sa lance contre la rambarde avant de s’adosser au mur, il était en sueur, comme tous les autres. L’humidité des lieux n’aidait pas et les torches donnaient vite chaud. Sibjorn avança pour faire un repérage des lieux. Longeant le mur à sa droite et le vide sur sa gauche, il ne voyait rien de particulier, aucun danger à signaler, ce qui le rassura. Une fois au virage, il jeta un œil à la suite du chemin et finit par se retourner pour revenir vers ses compagnons. Après quelques pas, il entendit un bruit, un léger claquement qui le figea : une dalle sous son pied venait de s’affaisser. Ignorant si le sol allait se dérober sous ses pieds ou s’il venait d’activer un piège. Le bruit d’un mécanisme se fit entendre dans le mur. L’instant suivant : Sven tombait à la renverse dans un passage dérobé, disparaissant dans l’obscurité.

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