Pertes et décisions (3)

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  D’instinct, Orm s’était jeté vers le passage qui s’était ouvert dans le mur avec comme simple objectif de rattraper son frère. Mais il avait été bien trop lent. Sven était tombé et la trappe s’était refermée rapidement. Le chef gisait à genoux, appuyé contre le mur depuis plusieurs secondes. Ogard et Sibjorn l’observaient en silence, désolés de n’avoir rien pu faire. Quand l’un des deux voulut s’avancer pour aider le jeune homme, celui-ci leur cria de reculer et de trouver un pied de biche. Sibjorn défit son paquetage, les mains tremblantes à la recherche de l’outil. Le costaud lançait des regards à l’ancien, inquiet de la situation. Orm frappa la paroi de frustration avec sa main gauche, martelant le bloc d’acier et de béton. Il se mit ensuite à hurler, cherchant à évacuer la peur et la douleur qu’il ressentait. Son petit frère qui n’avait pas mérité d’être ici… Il lui avait dit de rester en ville, de ne pas risquer sa vie à l’extérieur. Sven n’était pas un banni, contrairement à lui et il n’avait pas à prendre des risques. Mais ce jeune sot était venu malgré tout. Et il venait de disparaitre dans un piège, sans laisser le moindre indice sur son état de santé. Si la chute avait été longue, il avait peut-être quelque chose de cassé. Pire, il pourrait en être mort. Cette pensée glaça le sang de Orm qui frappa de plus belle contre le mur. C’était sa faute. S’il n’avait pas voulu jouer le justicier avec Runolf le voleur, s’il ne l’avait pas empêché de tomber et mourir. Jamais il n’aurait été accusé de meurtre. Jamais il n’aurait été envoyé à la surface et Sven n’aurait pas quitté son travail pour le suivre. Tout était sa faute. On l’avait même nommé chef après une première expédition où il avait montré certains talents pour diriger les autres tout en gardant la tête froide. Lui qui n’avait rien demandé, à part d’expier son crime pour retourner vivre dans la ville souterraine le plus vite possible. Si son frère était mort, il ne pourrait jamais se le pardonner. Et quelle raison, aurait-il pour continuer de vivre ?

  Ogard s’avança d’un pas et posa une main bienveillante sur l’épaule de son compagnon. Le quarantenaire se baissa pour tenter de calmer Orm, même s’il ignorait ce qu’il pouvait bien lui dire. Il se contenta d’abord de lui tapoter le dos puis, il se décida à prendre la parole. Réalisant qu’il fallait faire quelque chose, et vite.

 – Orm… Ne t’en fais pas, ça va aller.

 – Il est tombé là derrière. Il y avait un trou ! Comment ça pourrait aller, Ogard ?

 – Pour ton frère, je ne sais pas, avoua le vieil homme. Sib, ça arrive ce pied de biche ?

En réponse, Sibjorn enfonça la barre métallique dans l’interstice de la paroi. La trappe ne s’était pas entièrement refermée : laissant un espace de plusieurs centimètres comme espoir pour Orm de sauver son frère. Ce qui n’était pas forcément l’opinion de ses compagnons. Si le piège ne s’était pas fermé correctement, ce n’était pas un coup du hasard. En voulant rattraper son petit frère, Orm avait coincé son bras entre les parois. La manche de sa veste masquait l’étendue des dégâts, mais une tache de sang commençait déjà à se former. Sib força sur le pied de biche, s’assurant que sa prise était bonne. Il lança un regard à Ogard.

 – J’ouvre et tu tires Orm en arrière. Ok ?

 – Non ! beugla le chef. On ouvre et on bloque le passage pour retrouver Sven !

 – D’abord, on te libère. Ensuite on sauvera ton petit frère. Y laisser ton bras ne l’aidera pas.

Les mots de Ogard semblèrent calmer un peu Orm qui finit par acquiescer. Sibjorn força pour ouvrir, bandant tous les muscles de son corps pour faire légèrement grincer la ferraille. Le quadragénaire vint appuyer pour l’assister pendant que Orm tirait sur son bras pour le déloger. Au prix de nombreux efforts, la trappe s’ouvrit à peine et Orm s’étala sur le dos : libre.

  La porte claqua avec force, le pied de biche vola dans les airs avant de disparaître vers le rez-de-chaussée et l’eau qui y stagnait. Ogard se jetait sur son chef pour lui déchirer la manche afin de voir son avant-bras. La fourrure était épaisse, il dû prendre son couteau pour l’arracher. La peau de Orm était violacée, presque noire par endroits. Il avait une entaille longue mais peu profonde sous le coude ce qui rassura le vieil homme : déjà, il ne se viderait pas de son sang. Cependant, c’était une belle fracture et Orm ne pourrait plus utiliser son bras droit pendant un bon moment. L’ancien demanda à Sibjorn de lui apporter son sac afin de réaliser les premiers soins.

  Quelques heures plus tard, le trio avait préparé un petit campement au bout de la passerelle. Orm était adossé au mur, assit à même le sol. La plaie avait été pansée et des bouts de racines servaient d’attelles de fortune en attendant de faire mieux. L’adrénaline étant redescendue, le jeune homme était vaseux ou alors était-ce à cause de l’alcool que Ogar lui avait fait boire ? Au moins, cette méthode avait le mérite d’estomper temporairement la douleur. Dans son coin, Sib cherchait à enclencher le mécanisme, tapant du pied sur la dalle escamotable sans obtenir le résultat escompté. Le grand costaud avait perdu son calme pendant les soins de son ami, il avait frappé la rambarde qui s’était décrochée pour tomber à son tour dans l’eau. Il s’était ensuite acharné sur le mur, s’ouvrant les phalanges. Il n’avait rien dit, mais les deux autres se doutaient qu’il se tenait responsable pour la disparition de Sven. Orm avait envie de le réconforter, mais les mots lui manquaient. Lui-même s’en voulait déjà pour son frère et rassurer Sibjorn ne ferait que mettre en avant ses propres péchés. Un silence s’était donc installé entre les trois compagnons. Chacun cherchant à s’occuper l’esprit en attendant de trouver un moyen de secourir le cadet de l’équipe.

  Afin de passer le temps, Ogard préparait un feu pour y faire cuire de la nourriture. L’ancien aimait s’occuper de cette corvée. De plus, il doutait sincèrement des talents culinaires de Sibjorn. Et dans le cas présent, il espérait ainsi se changer les idées, ne pas penser à la suite. Faisant bouillir de l’eau, il y déversa quelques champignons et morceaux de viandes. Il laissa mariner puis touilla le fond de la gamelle et rapidement une bonne odeur s’en dégagea. Sven s’intéressait à la cuisine, questionnant souvent le vieil homme pour qu’il lui enseigne les bases. Ogard tenta alors de centrer ses pensées sur autre chose. Avant de quitter la capitale, il avait réussi à échanger des ressources contre un peu de nourriture, c’est comme ça qu’il avait obtenu les champignons. Ceux-ci poussaient naturellement dans les endroits sombres et humides, contrairement à d’autres qui se développaient généralement en forêt et uniquement à certaine saison. Bien évidemment, tous n’étaient pas comestibles. Mais le vieil homme savait les reconnaître. Jeune il avait travaillé à la serre de la cité. On y cultivait quelques plantes différentes pour nourrir la population. Il en avait longuement parlé au cadet du groupe.

  En ville, cultiver des champignons n’était pas si compliqué, avait-il expliqué à Sven. Une zone y était dédiée où il y avait déjà des pousses. Les gens avaient rajouté plus de terre, de copeaux de bois et même des excréments pour faciliter le développement. Un peu d’eau par-dessus et lentement, la serre s’était agrandie, doublant sa superficie en quelques années. Ogard avait aimé lui parler des différentes espèces qu’on pouvait y trouver. La prédominante, appelée Farineux, pouvait atteindre une trentaine de centimètres de haut. La tige était grosse comme le doigt et ornée d’un chapeau fin mais large tel une soucoupe. D’une couleur blanche, le champignon s’effritait au toucher ce qui lui avait valu son nom. Le second avait été baptisé : Baidabyss. Un nom qui au départ était : les baies des abysses mais qui s’était contracté avec le temps. Ceux-ci étaient beaucoup plus petits, des pieds presque inexistants avec un couvercle arrondi. Les baidabyss poussaient généralement en groupes, pour se développer autour d'un même caillou et former ce qui ressemblait à une grappe. Ressemblant ainsi à des petites billes de couleur ocre. Ils étaient généralement gorgés d’eau, ce qui était aussi pratique pour les soupes que les sauces, tout en étant très hydratant. Et enfin, le préféré de Ogard, le Chant Noir. Sa base était fine et il s’élargissait en montant, donnant une forme conique. Creux à l’intérieur, on le comparait souvent à une trompette. La peau extérieure est d’un noir de jais alors qu’à l’intérieur, sa chair est rose pâle. Ce dernier était aussi goûteux que nutritif, malheureusement, il ne poussait qu’à certaines périodes de l’année et ce, malgré les efforts des cultivateurs. Le vieil homme ressassait ses souvenirs d’enfance ainsi que ses explications à Sven. Il souriait bêtement devant son feu et son bouillon. N’arrivant pas à savoir quels souvenirs il chérissait le plus : ceux de son enfance, ou quand il les racontait à son compagnon.

  Son sourire s’estompa. Ses tentatives pour ne pas penser au pire, pour ne pas se miner le moral en pensant à Sven, avaient échoué. Parfois Ogard se demandait si des gens avaient été suffisamment fous pour goûter toutes les espèces de champignons. Afin d’identifier lesquels étaient toxiques. Sacrifier une minorité pour que la majorité puisse se nourrir. C’était aussi fréquent lors des explorations, si quelqu’un se perdait ou était gravement blessé, il était bien souvent, abandonné. Mais il se voyait mal demander à son chef d’oublier son petit frère. Lui-même n’arrivait pas à se résigner à faire quelque chose de si égoïste. Sans compter que le chercher n’allait pas forcément les mettre en danger. La vie était ce qu’elle était et Ogard finit par en conclure qu’il fallait se serrer les coudes. Ils n’étaient pas nombreux et s’ils voulaient garder un peu d’humanité malgré qu’on les qualifie de criminels, ils devaient tout faire pour retrouver le gamin.

  Après avoir mangé en silence, hormis les quelques plaintes de Orm pour manipuler sa cuillère de la main gauche. Le groupe se prépara à se remettre en marche. Le chef posa ses yeux vairons sur ses compagnons et s’exprima d’une voix caverneuse.

 – Sven est tombé. On a une chance de le retrouver si on descend au niveau inférieur par les escaliers.

 – Ça me va, dit Sibjorn.

 – Orm, tu veux qu’on s’aventure dans l’eau ? Sans voir le fond ? Qu’on risque l’hypothermie ou de se noyer ? En quoi ça va aider ton frère, si on crève ?

 – T’as une meilleure idée ? questionna Orm.

 – Avancer et trouver un autre passage. S’il n’y a rien, on pourra revenir faire les hommes-grenouilles, proposa calmement Ogard.

En guise de réponse, du bruit retentit de l’autre côté du pont. Des goules apparaissaient à la sortie du couloir, se déversant à l’entrée de la passerelle. Il devait y en avoir une dizaine, peut-être plus, attirée par les cris et l’odeur de nourriture. Sans hésitation, elles s’avançaient sur la plateforme branlante, désireuses d’attraper le trio pour les dévorer. Une des créatures bascula en posant son pied sur une grille qui céda sous son poids. La goule vint s’écraser à la surface de l’eau en faisant du bruit. Les autres n’en furent pas spécialement troublées, ne se souciant strictement pas les unes des autres. Les fixations du pont se mirent à grincer à chaque pas des cadavres ambulants. Orm fit une grimace, par pur réflexe, il avait voulu attraper sa hachette. Bougeant son bras cassé et provoquant ainsi une vive douleur. Sibjorn avait déjà attrapé son arme mais le chef l’arrêta de son bras valide.

 – C’est trop dangereux de se battre sur le pont. Et… Je ne pourrai pas t’aider dans mon état.

 – Ogard, ton fusil ! Explose-moi ces saloperies !

Le vieux lança un regard à la passerelle puis à son artefact. Il hésitait et Orm sut pourquoi : s’il faisait feu sur les goules, il risquait d’exploser la plateforme dans la foulée. Détruisant ainsi le seul passage connu vers la sortie. Le grand costaud sembla lui aussi avoir compris ce risque.

 – Qu’est-ce qu’on fait ?

 – On les attire plus loin et on les massacre une par une, décida Orm.

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