Pertes et décisions (1)

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  Orm était assis sur une chaise, les pieds posés sur le bord d’une table métallique. Il grignotait nonchalamment un morceau de viande séchée, perdu dans ses pensées. Le jeune homme se situait dans une pièce rectangulaire, grise et éclairée par une lampe au plafond qui faiblissait par moment, sûrement essoufflée par les années. En effet l’endroit était vieux, une épaisse poussière recouvrait encore plusieurs meubles et seuls ceux utilisés avaient été nettoyés. Une odeur de renfermé, mêlée à la moisissure stagnait dans la pièce. Dans un coin, on pouvait voir plusieurs lits à ressorts dans un état lamentable, les couvertures et les matelas étaient partiellement rongés par le temps. Le groupe avait tout de même estimé que c’était mieux que de dormir à même le sol. D’autres tables et des chaises jonchaient le local, peut-être un ancien dortoir ou une salle de repos. Personne n’aurait su le dire. La veste d’Orm traînait sur la table à côté de lui, ayant opté pour se promener en débardeur, avec le fourneau qu’ils avaient nettoyé, il régnait ici une température plutôt agréable. Une cheminée s’engouffrait dans le mur, remontant sûrement ailleurs, peut-être à la surface, évitant à tous d’inhaler la fumée. Son regard vairon se posa sur la lourde porte en acier qui s’ouvrait pour laisser entrer Ogard. Le quarantenaire portait son masque à gaz et referma rapidement derrière lui. Il jeta son équipement sur une table, le visage ruisselant de sueur. S’adossant ensuite au mur pour respirer tranquillement. Son compagnon le regarda sans rien dire avant de se lever pour lui apporter une outre d’eau. Le vieil homme prit une longue gorgée et soupira de satisfaction.

 – On a remonté trois autres sacs… Sib devrait revenir avec un peu de viande de griffon. Je crois qu’il vérifie également les pièges à l’entrée.

 – Je pense que ça suffira… Casser encore des cristaux risquerait de monter davantage le niveau de radiation. J’aurai pu vous aider tu sais… disait Orm sur un ton désolé.

 – Non. Tu as eu un malaise quand on a commencé à les briser, rétorqua Ogard. Et Sven allait se transformer en batterie haute tension s’il avait continué. Sib est costaud et j’ai encore de la ressource.

  L’ancien afficha un sourire malicieux que Orm lui rendit avec une tape sur l’épaule. Le jeune chef n’aimait pas l’idée de faire travailler ses compagnons sans participer. Il n’était pas un tyran. Même s’il était vrai qu’il s'était écroulé quand les radiations cristallisées avaient été brisées la première fois. Sa vision s’était troublée, il avait vu des ombres telles des spectres, broyer les cristaux, les mettre dans des sacs, faire des allers et retours vers la surface. Il y en avait plusieurs qui s'affairaient partout dans la pièce, lui donnant le sentiment que le lieu était hanté. L’instant suivant, il s'était évanoui. Par chance, la porte qu’ils avaient découvert, menait à cette pièce et elle était presque hermétique, évitant la propagation des radiations.

 – Un jour, il faudra qu’on parle de ça, tu sais ? annonça Ogard en fixant son supérieur.

Il lui répondit d’un simple hochement de tête et se retourna pour aller s’assoir. Sven était attablé un peu plus loin, bricolant son protège bras pour s’occuper. Il n’avait relevé les yeux que pour voir Ogard entrer, retournant à son travail ensuite. Son grand frère savait qu’il cherchait à s’occuper, qu’il n’aimait pas, tout comme lui, rester à ne rien faire.

  Cela faisait plusieurs jours qu’ils étaient descendus dans le tunnel et qu’ils avaient découvert le gisement de radz. Avant de poursuivre l’exploration, ils avaient jugé judicieux de rapporter des cristaux en ville : c’était une source d’énergie non négligeable et le meilleur moyen de racheter leurs crimes. Sven avait fouillé les galeries alentours pour y trouver du bois. Aussi surprenant que cela puisse paraître, le bois n’était pas si rare à Spindelsinn, continent couvert de neige où la vie humaine est principalement souterraine. D’épaisses racines fissuraient la roche, serpentant un peu partout sous le sol glacé. Ces racines étaient dépourvues de pigmentation et personne ne savait d’où elles venaient : il n’y avait aucune plante à la surface. Appelées racines de poudreuse, elles étaient la principale source de combustion pour les feux ou la fabrication d’outils. Et le cadet de l’équipe en avait trouvé à différents endroits. Mieux encore, certaines racines donnaient des petites fleurs bleues. Ces plantes qui poussaient parfois, étaient comestibles et pouvaient servir à faire tomber la fièvre quand quelqu’un était malade. Le groupe avait ainsi solutionné plusieurs problèmes comme retourner chez eux avec quelque chose de valeur et survire au froid. Mais la curiosité les avait incités à rester plus longtemps, à voir ce que cet endroit pouvait bien cacher d’autre.

  Sibjorn apparut à son tour, le grand gaillard portait un sac à dos et une torche enflammée. Ogard referma la porte pendant que le costaud déposait les provisions avant d’enlever son masque à cartouches. Sven sursauta quand la lame sortie grâce au mécanisme qu’il avait bricolé et surprit tout le monde. D'instinct, chacun chercha une arme à portée de main. Le jeune homme eut un sourire désolé en s’asseyant, cherchant à se faire le plus petit possible. Orm soupira et reposa sa hachette sur la table, la main tremblante à cause de la nervosité. Malgré la sécurité de l’endroit, tous dormaient mal, craignant une attaque surprise des goules. Ils étaient habitués à ce que jamais rien ne se passe bien… Ogard ricana et s’attaqua à ouvrir le sac pour en sortir la viande qu’il allait griller sur le fourneau.

 – Je propose qu’on mange et qu’on boive un bon coup. Nous détendre ne nous fera pas de mal. Trois jours qu’on est ici et hormis une goule coincée sous un meuble, on n’a pas été dérangé.

 – Histoire que demain, on explore avec une bonne gueule de bois ? dit Orm avec un sourire.

 – Chef, j’ai dit boire un coup, pas nous pinter jusqu’à plus soif ! ironisa le vieil homme.

 – Il nous reste des fleurs de poudreuse ? Un peu de thé pour demain ne serait pas du luxe. Interrogea Sibjorn.

 – Toi… Tu es plein de surprise. Du thé plutôt que de la gnôle. Ogard le fixait avec de grands yeux. D’accord !

Tous éclatèrent de rire. Depuis la découverte des fleurs, Ogard avait parlé plusieurs fois de les faire macérer pour en faire de l’alcool. Le vieux marchand avait toujours eu un faible pour la gnôle et sa vie de banni ne lui permettait pas souvent d’en avoir. Il savait aussi que le thé serait utile, il réchauffait le corps et étanchait très bien la soif. Au cas où, Ogard avait quand même mis des fleurs de côté, dans une besace pour plus tard. Ne perdant pas l’espoir de distiller un peu d’alcool. Il demanda alors un coup de main à Sven pour faire la cuisine pendant que Orm et Sibjorn vérifiaient les armes et un plan qu’ils avaient griffonné depuis leur arrivée.

  Le lendemain matin, même si sous terre, il était difficile de déterminer exactement le temps qui passe, le groupe était prêt. Armes et torches en mains, ils se dirigèrent vers une double porte blindée. Orm tendit sa torche à Ogard et prit un pied de biche qu’il enfonça dans l’interstice. Après quelques efforts, il ouvrit un peu la porte et le groupe tira sur une paroi pour la faire glisser. La ferraille rouillée grinça, suppliant pour qu’on cesse de le maltraiter en résonnant dans la pièce, avant d’abdiquer. Donnant sur un autre couloir qui s’illumina par des petites lampes jaunes. Le quatuor se figea, intrigué : pourquoi ça s’était allumé ? Ogard pointa alors le coin du mur.

 – Des fils électriques. Un truc automatisé. Pas d’inquiétude à avoir.

Le tunnel était différent, les murs étaient bétonnés, le sol couvert de pavés, il y avait plusieurs intersections et Orm utilisait sa hachette pour marquer le chemin en faisant des gravures sur les murs.

  Au milieu du couloir, traînait par endroits des servantes à outils poussiéreuses. Sven s’y intéressa, ouvrant les tiroirs à la recherche de choses intéressantes. Tournevis, pinces, marteaux. D’autres outils électriques comme une perceuse mais les piles étaient mortes. Il poussa la servante, un peu frustré mais prit un gros tournevis qu’il glissa dans sa poche. Plus loin, ils trouvèrent des squelettes sur le sol ou assis contre les murs. Les vêtements déchirés et usés par le temps. Une odeur nauséabonde s’en dégageait ou alors était-ce l’imagination du groupe ? Ogard poussa un cadavre, celui-ci s’écroula, les os se décrochant et le crâne roula sur le sol. Qui qu’ils puissent être, ils étaient morts il y a des années, peut-être des siècles. Enjambant les morts, ils continuèrent d’avancer, éclairant les différents passages qui s’offraient à eux.

  À gauche, un couloir dont on ne voyait pas le bout. Et à droite, les vestiges d’une porte brisée en plusieurs morceaux. Orm estima qu’il ne devait pas y avoir grand-chose d’intéressant, mais dans le doute, il s’y engouffra. À la chiche lueur des flammes, il aperçut des colonnes en marbre, nervurées par le temps, où des plantes s’enroulaient paisiblement. Il y stagnait un parfum agréable mêlé à celui de la moisissure. Ses compagnons suivirent apportant avec eux plus de luminosité. L’endroit devait faire une vingtaine de mètres pour une dizaine de large. Contre le mur de gauche, des cuves étaient entassées, Sven s’y dirigea pour les examiner. Sibjorn surveillait l’entrée pendant que Orm et Ogard s’intéressaient aux plantes. La plupart étaient mortes depuis longtemps, les autres étaient jaunes et cassantes, totalement desséchées. L'odeur venait de là. Elles avaient été plantées dans des pots aux pieds des piliers, maintenues par des petites tiges pour les guider, quelqu’un s’en était occupé : elles n’avaient pas poussé là par hasard. Le jeune chef se demanda s’il pouvait s’agir d’une ferme. D’où il venait, les gens cultivaient sous terre pour survivre, la capitale disposait ainsi de plusieurs serres pour subvenir aux besoins. La cité se nourrissait essentiellement de baies et de champignons qui avaient été semés, arrosés et récoltés par des habitants. Ogard en savait davantage sur ces fermes souterraines, il y avait travaillé dans sa jeunesse.

 – De l’eau ou de la terre, annonça Sven.

 – Probablement de l’engrais, expliqua Ogard. Il doit y avoir des graines quelque part. Il serait judicieux d’en trouver et de les emporter.

Sibjorn laissa échapper un ricanement. L’intérêt de Ogard pour la végétation l’avait toujours amusé. Lui préférait l’idée de trouver de la viande. Ses compagnons lui lancèrent un regard, il haussa les épaules et vint se joindre à eux pour chercher. Ils passèrent ainsi une heure à fouiller la salle. Sven avait fait le tour des fleurs fanées pour les émietter et récupérer leurs contenus. En ville, certains étaient prêt à fumer n’importe quoi et il espérait ainsi en tirer quelques pièces. Il avait essayé et se souvenait du mal de gorge ainsi que du goût horrible qu’il avait ressenti. Mais il avait éprouvé également des vertiges et une sensation étrange, ce qui l’aidait à présent à comprendre pourquoi certains y trouvaient un intérêt. Tout le monde cherchait un moyen d’échapper à ses problèmes.

  Orm et Sibjorn s’étaient intéressés à un meuble où étaient rangés des outils. Quelques sécateurs, des tournevis et marteaux avaient été laissés à l’abandon, prenant la rouille. Mais il y avait une pierre à aiguiser qu'Orm utilisa pour sa hachette avant de la ranger dans ses affaires. Ils firent ensuite le tour pour trouver un autre passage, s’assurer également qu’il n’y avait aucun danger. Les deux hommes en profitaient pour parler du bon vieux temps, l’époque où ils travaillaient aux machineries. Ils se remémoraient les wagons remplis de radz qu’ils devaient pousser pour les amener à la chaufferie, des longues heures à concasser des cailloux, ou encore les énormes engrenages qu’ils devaient escalader pour aller graisser des roulements ou tirer des câbles. Leur ancienne vie leur manquait, c’était difficile et souvent insalubre, mais la monotonie apportait aussi un sentiment de sécurité. Ce qu’ils n’avaient pas ressenti depuis qu’ils écumaient la surface à piétiner des heures dans la neige.

  Le quadragénaire avait vidé et fouillé les pots, triant dans les racines pour y trouver des pousses encore en état. Il avait tourné plusieurs fois dans la pièce jusqu’à mettre la main sur des graines qui étaient dans de petits sachets. Il fourra le tout dans une besace avec plusieurs poignées d’engrais qu’il prit dans une cuve. Il tendait parfois l’oreille pour écouter ses compagnons discuter et s’énerva un peu quand il entendit Sibjorn douter de l’utilité de ramener des plantes. Orm disait qu’il devait y avoir un quelconque intérêt médical ou peut-être qu’elles produisaient des fruits. Le vieil homme qui préférait toujours participer aux conversations, ne put se retenir davantage d’écouter sans rien dire.

 – Une chose est sûre Sib. Si quelqu’un, s’est donné la peine de les planter et les arroser, c’est bien pour une raison. Si on parvient à en faire pousser, on apprendra pourquoi.

 – Tu m’excuseras d’être sceptique. Déjà, il faut que ça pousse. Ensuite ça va prendre du temps. Et enfin, ça ne semble pas les avoir sauvés, ceux qui vivaient ici.

 – Vise sur le long terme mon ami. D’ailleurs… Tu me fais penser à autre chose… Si c’est bien une serre pour cultiver des ressources, ça veut dire qu’il devait y avoir du monde qui vivait ici.

 – Ouais. Et alors ? demanda Sibjorn qui ne voyait pas où il voulait en venir.

 – On peut donc imaginer deux choses : ils sont morts de faim par manque de ressources. Ou alors, ils ont été touchés par les radiations et ont abandonné les cultures.

 – Donc, tu sous-entends qu’on pourrait tomber sur un joli troupeau de goules, à tout moment, coupa Orm.

 – Parfaitement… L’endroit semble grand. Ils disposaient d’un local pour cultiver des plantes, donc de la nourriture. Ça ne semble pas être un petit avant-poste avec une dizaine de personnes. J’ignore ce qu’ils pouvaient faire ici, mais rien que cette pièce m’indique qu’ils étaient très certainement nombreux.

 – On vérifie de ne rien oublier ou qu’il n’y a rien d’important et on y va, ordonna Orm.

Les explications et suppositions du vieux avaient inquiété un peu le reste du groupe. Ils firent rapidement un dernier tour pour s’assurer qu’il n’y avait rien d’autre à voir puis le quatuor se mit en route pour l’autre embranchement du couloir.

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