Des étrangers dans la jungle (1)

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  Le soleil était à présent haut dans le ciel, la rosée et la fraicheur du matin avaient laissé place à une chaleur suffocante. À pas de loup, Noa se déplaçait lentement à travers la végétation. L’oreille tendue, elle épiait le moindre bruit, la moindre chose qui viendrait à bouger. Pliée en deux, la jeune femme portait sa veste en lin trop longue mais surtout, couverte de boue. Un chapeau tout aussi sale ornait son crâne. Cette tenue était mal entretenue, volontairement : elle permettait d’être peu visible au milieu de la jungle, de se fondre dans le décor. La guerrière se figea alors contre un arbre, l’écorce proche du visage, elle sentait l’odeur de la mousse humide. Ses yeux émeraude observaient avec attention un groupe d’individus qui avançait, plus loin devant elle. Sept hommes, possédant des sabres, des haches et également d’autres armes étranges et démoniaques. Les pilleurs firent alors une halte, l’un d’eux pointait du doigt la montagne en disant quelque chose. Noa prit une longue inspiration, sa vision se troubla, l’odeur de plante s’évapora. Cependant, elle entendait bien mieux, le bruit des feuilles secouées par le vent, elle attendit un instant jusqu’à l’entendre : la voix de l’homme. Celui-ci disait qu’ils devraient arriver dans peu de temps, une heure peut-être moins. À présent, elle comprenait chaque mot : l’artefact indique cette direction, on campera une fois arrivés. Sa vue revint alors, l’odeur de la jungle également, c’était pour elle, comme sortir de l’eau et de retrouver ses sens. Elle continua de les suivre, en restant à une vingtaine de mètres derrière eux, les espionnant. Attendant le bon moment.

  Après s’être occupée de Joshua et Edgar, Noa s’était cachée proche de la passe souterraine. Tapie dans les herbes, elle avait attendu plusieurs heures en observant la cavité qui pour elle, était naturelle. La roche était lisse, rongée par l’écoulement de l’eau. La nature était puissante mais les continentaux voyaient des signes du démon partout. Un trou ? Il y a quelque chose à trouver ! Une tour d’acier ? Vite il faut l’explorer. Se faisant ainsi berner par la corruption, la malédiction de l’ancien monde. La traqueuse en avait déjà vu bon nombre de ces idiots venus de loin pour fouiller les terres sacrées de Gaïa. Elle en avait chassé plusieurs, tués d’autres et ne comprenait toujours pas pourquoi ils revenaient. Perdue dans ses pensées, elle avait vu surgir de la roche les individus, au nombre de sept. Sortant de la grotte, comme s’ils avaient été vomis par la terre, recrachés par les abysses. Couverts de terre et des torches en bois à la main. Certains avaient des objets étranges : émettant de la lumière sans feu, ni fumée.

  Ils avaient rapidement découvert les corps des deux autres. En voyant les mutilations, ils en avaient conclu à un animal sauvage. La jeune femme avait alors patienté : trop nombreux pour un assaut frontal. Malheureusement, ils s’étaient montrés très méfiants, ils montaient la garde, ils posaient des pièges et ne s’éloignaient jamais trop les uns des autres. Depuis, elle les suivait pour savoir ce qu’ils cherchaient, pour faire ce pourquoi elle vivait : traquer et tuer.

  La chasse à l’hommes n’était pas son métier. Noa traquait du gibier ou des prédateurs pour son clan : pour nourrir les siens et les protéger. Quand elle trouvait des étrangers, elle se devait de s’en occuper : n’osant imaginer si de tels individus venaient à trouver sa tribu. Les continentaux avaient tué beaucoup de monde dans le passé. Ils venaient ici, à Terra Nova, pour des plantes mais surtout pour les ruines. Possédant tous cette curiosité, cette avidité que le démon savait faire naître dans le cœur des hommes. On lui avait raconté durant toute son enfance, les atrocités que son peuple avait subies par de tels individus. Prenant les tribus pour des animaux qu’ils pillaient, violaient et tuaient. Jeune, elle avait imaginé que tous n’étaient pas pareils, que certains pouvaient être gentils. Mais à présent, elle savait que le risque était trop grand, elle se devait de protéger les siens.

  Les individus se remirent en mouvement et la jeune femme en fit autant. Elle évitait les ronces sur son chemin, les mêmes où un des hommes s’était écorchés en passant. Noa récupérera le bout de tissu pour l’étudier un instant, ce n’était pas du lin comme la plupart des vêtements qu’on trouvait dans la région. Ici à Gaïa, tout était en fourrure, en lin et parfois en laine mais ce textile était différent, les continentaux possédaient d’autres ressources et cela fascinait la jeune femme. Dans sa jeunesse, elle avait rêvé quitter sa terre natale pour découvrir le reste du monde. Mais il était difficile de quitter Terra Nova, c’était une immense île et rares étaient les bateaux qui se rendaient sur le continent. Il y a une génération, sa tribu avait une tradition : quand les enfants atteignaient l’âge adulte, ils devaient partir en pèlerinage pour découvrir le reste des terres de Gaïa et les plus courageux pouvaient même s’aventurer sur le continent. Mais nombreux furent ceux qui ne revinrent jamais et les Mères avaient interdit le pèlerinage quand ce fut le tour de Noa et des jeunes de son âge, craignant d’autres pertes. Cette décision avait provoqué plusieurs litiges, les gens avaient peur que les jeunes deviennent faibles sans ce voyage initiatique, Noa aussi avait exprimé son mécontentement. Mais sa mère biologique, une dirigeante de la tribu, refusait qu’elle parte sachant pertinemment que sa fille irait explorer chaque recoin du monde à cause de sa curiosité. Les deux femmes s’étaient longuement disputées et pour se venger, la fille s’était opposée à passer l’épreuve pour devenir guerrière fauve, alors qu’elle avait été entrainée toute son enfance pour ce moment.

  Elle pistait toujours les étrangers, se remémorant avec nostalgie son adolescence. Bien sûr, elle avait fini par passer le rituel et ne le regrettait pas. Mais l’idée de voir le monde était toujours là, au fond d’elle. Elle passa sous de grosses racines qui sortaient du sol, s’assurant de la position des hommes qu’elle traquait. Ils avaient ralenti la marche, peut-être par fatigue, pour des néophytes, il n’était pas chose aisée de se déplacer sans mal dans la jungle. Noa connaissait son devoir, protéger ses terres et rapporter de la nourriture à son clan. Elle ne pouvait pas déserter son poste juste pour assouvir un rêve égoïste et puéril comme voir le monde. Elle chassa cette histoire de ses pensées pour se concentrer sur le groupe, voulant comprendre ce qui les ralentissait.

  À moitié couchée dans les hautes herbes, elle tendit l’oreille et ferma les yeux. Après quelques secondes à se concentrer, elle perçut les battements de cœur des hommes, les branches qui remuaient lentement, secouées par le vent. Chaque guerrier fauve disposait d’un don offert par la Déesse, Noa ne dérogeait pas à la règle. Sa capacité qu’elle tenait de Gaïa, lui permettait d’amplifier un de ses cinq sens, au détriment des autres. Elle épiait d’autres bruits, des oiseaux et des petits animaux dans les arbres. Mais il y avait autre chose, de plus gros, de plus dangereux. Et les continentaux devaient l’avoir repéré, ce qui expliquait leur halte. Au son, elle ne parvint pas à identifier ce que cela pouvait être. Son odorat et sa vue revinrent, elle se redressa lentement pour observer les alentours. Quel que soit le danger, elle pourrait peut-être en tirer profit pour se débarrasser des indésirables. Avec agilité, elle courut dans les broussailles, sauta par-dessus un rocher pour s’accrocher à une branche. Elle tira sur ses bras, bandant ses muscles pour se hisser sur le perchoir. Elle poursuivit son ascension pour s’arrêter à bonne hauteur dans l’arbre afin d’avoir un meilleur visuel sur les étrangers.

  Ils étaient six. Deux étaient un peu à l’écart, sûrement des non-combattants. Ce qui faisait d’eux des cibles faciles à abattre pour la jeune femme, elle commencerait par eux. Les quatre autres se déplaçaient lentement, pliés en deux, vers une petite clairière. L’herbe y était plus rare, laissant la place à une petite plage de galets blancs. Quelques roseaux avaient poussé entre les cailloux, et des fleurs multicolores s’éparpillaient ici et là. Les boutures étaient grosses, elles avoisinaient les trente centimètres de diamètre et une bonne odeur florale se répandait dans la trouée. Le sol descendait lentement pour laisser la place à un étang où plusieurs nénuphars flottaient. L’eau y était vaseuse et semblait stagner là depuis bien longtemps. Un vieux tronc d’arbre dépassait de la vase, il était creux et couvert de marques. Noa y vit là le terrier d’une créature. Elle comprenait ce qui avait alarmé ses proies et fut même étonnée qu’ils se méfient. La combattante, doutait jusque-là des connaissances sur la faune des continentaux. Elle sauta de branche en branche pour se rapprocher des deux isolés, guettant les autres et cherchant à savoir où était l’animal qui allait sûrement protéger son territoire.

  Noa s’accrocha à une liane pour se balancer plus loin. Elle bondit dans les airs, atterrit sur le sol avec souplesse pour effectuer une roulade et finir contre un tronc d’arbre. Le souffle court, la peau poisseuse par la sueur et l’humidité ambiante, elle ouvrit sa veste pour mettre la main sur le manche en os de son katana. Quelques mètres la séparaient des deux hommes, elle les entendait parler de sa position et retint un prénom, celui de Jim. Ce dernier répondit à son compagnon de rester là, à attendre. Ajoutant aussi qu’ils avaient déjà vu ce genre d’animaux proches des côtes et que les autres, sauraient s’en occuper. La guerrière en conclut qu’ils connaissaient les salamandres, en même temps, il y en avait beaucoup dans cette jungle. Elle devait agir vite. Noa se redressa rapidement, s’agrippant à une branche pour s’aider mais celle-ci céda sous la force de la traction. Elle s’écroula, prenant le bout de bois sur la tête et perdit son chapeau. Le poids de la branche était lourd et la jeune femme tenta de la repousser avant de se rendre compte qu’elle bougeait. Son sang se glaça, elle était si concentrée sur sa traque qu’elle n’avait pas remarqué ce qui l’entourait.

 – Merde, chuchota-t-elle.

  La créature végétale bougeait frénétiquement, des fines lianes s’enroulèrent autour du bras de la jeune femme. L’emprise était forte, Noa pensa que ses os allaient se rompre. D’un coup de pied plein de rage, elle parvint à repousser son agresseur. Elle en profita pour se relever, dos à l’arbre, son regard émeraude posé sur son adversaire imprévu. En face d’elle, se relevait une forme humanoïde, à peine plus grande qu’un enfant. Sa tête était faite de bois, couverte de mousse avec quelques fleurs qui avaient poussé sur le haut du crâne. Le reste de son corps était couvert d’écorce, d’herbes et de mousse. L’un de ses bras était plus gros, un bloc de pierre ressemblant dans l’idée à une massue rudimentaire. L’autre était une agglomération de lianes, pouvant bouger indépendamment. Noa connaissait très bien ce type d’être végétal, ils étaient fréquents sur les terres de Gaïa, ceux de son clan et des autres tribus les appelaient des Noueux. Comment une telle forme de vie pouvait exister, était un mystère. Sûrement une exposition prolongée aux radiations, peut-être était-ce humain ou animal avant les mutations, Noa l’ignorait. Et à sa connaissance, personne ne s’était donné la peine de les étudier. La seule chose à savoir, c’était que pour s’en débarrasser, la meilleure façon était le feu. Du coin de l’œil, elle nota que l’hématome sur son avant-bras, se formait déjà. Le Noueux, comme elle, avait dû repérer les intrus isolés et comme elle encore, avait voulu s’y attaquer. Ses plantes se nourrissaient de la décomposition des cadavres, elles tuaient et recouvraient leurs proies, restant là sans bouger durant des jours pour voler les nutriments de leurs victimes. Quoique la jeune femme n’était pas sûre d’un détail : tuaient-ils leurs cibles ou se contentaient-ils de les immobiliser ?

  La première attaque fut lancée. Le bras rocailleux heurta la lame d’acier dans un claquement sonore. Noa se maudissait, elle risquait de rameuter les gens et perdrait tout effet de surprise. Elle tourna sur elle-même, son sabre siffla dans l’air avant d’arracher un bout d’écorce à son adversaire qui ne broncha pas. La créature projetait ses appendices pour l’attraper. D’un bond, elle esquiva pour se retrouver sur un rocher, prenant par la même occasion de la hauteur. Le Noueux tenta une autre attaque pour l’entraver, mais cette fois, Noa ne chercha pas à l’éviter. Les lianes s’enroulèrent autour de ses membres et la force de son ennemi la fit tomber de son perchoir. Son katana en avant, elle n’en avait pas espéré autant. Son arme blanche perfora ce qui semblait être le crâne de la créature, traversant ensuite le torse pour ressortir de sa hanche. Une de ses mains lâcha le manche pour plonger dans la poche de sa veste, fouillant entre sa pipe et son tabac pour empoigner ses silex. D’un claquement de doigts, elle provoqua une gerbe d’étincelle qui figea de stupeur le Noeux. Ses membres se relâchèrent, libérant la sauvageonne qui s’agrippa à son arme pour l’extirper du monstre végétal. Elle tomba en arrière, se retrouvant sur son postérieur pendant que le Noueux bondissait dans les branches, disparaissant dans les feuillages.

  Elle poussa un long soupir, contente d’avoir cette sale habitude de fumer. Son cœur frappait avec force dans sa cage thoracique et à ses tempes. Elle ferma les yeux pour prendre une longue inspiration. Au loin, elle put entendre les étrangers dire que tout allait bien. Apparemment, ils s’étaient débarrassés de la salamandre ou alors elle ne vivait plus là depuis longtemps. Noa rengaina son arme et se leva pour analyser discrètement la situation : ils s’apprêtaient déjà à se remettre en route, ce qui eut le don de la frustrer. Elle pesta à mi-voix, décidée à attendre la prochaine occasion.

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