Don du ciel (4)

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  Le jeune homme se réveilla alors, étendu sur le sol de la caverne, les dernières braises du feu de camp crépitaient paisiblement. Un frisson parcourut son corps, sa couverture gisait à moitié sur lui, il la tira machinalement et remarqua qu’il tenait les plumes du griffon attaché à la lance de Sven. Celle-ci trainait sur le sol, à côté de son lit de fortune. Il avait dû les empoigner durant son sommeil et cela expliquait son rêve étrange : il avait fantasmé vivre les souvenirs de l’animal. Orm se redressa lentement et bailla en silence. A l’entrée, il vit son petit frère qui s’était endormi dos au mur : avec un garde de sa trempe, nul doute que le groupe pouvait dormir tranquille, pensa-t-il. Déposant la lance sur le sol, il fixa un instant les plumes en se demandant si tout ceci n’avait été qu’un rêve. Par le passé, il avait déjà vu des choses : il avait vu que Runolf allait tomber et en mourir, mais il n’avait pas réagi suffisamment vite. Ses visions qui survenaient parfois, il n’en avait parlé à personne, de peur d’être pris pour un fou ou pire encore, un mutant. Il chassa cette idée, se disant que ce n’était qu’un simple rêve. Après tout durant son tour de garde, il s’était demandé à quoi ressemblait le reste du monde, normal ensuite d’en rêver, d’imaginer des choses. Peut-être qu’au fond de lui, il s’en voulait d’avoir tué le majestueux volatile.

  Les ronflements de Sibjorn tirèrent Orm de ses pensées : le costaud dormait adossé à une stalagmite, sa hache entre les mains, une pierre à aiguiser traînant sur le sol, non loin de lui. Orm s'appuya d'une main au sol, l'autre contre la paroi rocheuse pour se lever. Il s'étira, levant les bras au-dessus de sa tête et bailla avant de passer sa couverture sur ses épaules : l’air frais de la grotte le faisait frissonner. D'un pas mou, le chef s'avança pour secouer doucement son compagnon qui émit un grognement avant d'ouvrir les yeux.

  – S’il y avait encore des goules dans le coin, tes ronflements les ont sûrement fait détaler, plaisanta Orm.

Les deux hommes échangèrent un sourire puis le chef attrapa un bout de viande qui séchait pour le grignoter ainsi qu'une outre remplie d'eau. Son petit déjeuner en mains, il se dirigea d'une démarche nonchalante vers l'extérieur. La neige avait fait disparaître leurs traces de pas ainsi que les goules mortes. Le traîneau était quant à lui, partiellement recouvert, on en voyait encore une extrémité avec quelques morceaux du griffon. Le jeune homme observa la nourriture un instant, mitigé entre le dégout, la tristesse et la résignation : ils devaient bien manger. L'air frais lui caressa le visage, ce qui fut particulièrement vivifiant.

  Prenant une longue inspiration, il eut une impression de glace emplissant ses poumons et expira doucement . Il se tourna alors vers son petit frère : avachi contre la paroi, sans son arme et un filet de bave coulant de ses lèvres sur sa couverture. Un spectacle magnifique aux yeux d'Orm : heureusement que son incroyable frangin était là pour veiller au grain ! Sans lui pour se mettre en travers du danger, nul doute que personne n'aurait survécut à cette nuit. L’envie de le disputer pour s’être endormi durant sa garde traversa l’esprit d'Orm mais il eut rapidement une idée plus amusante. Il s’accroupit devant Sven, attrapa doucement ses poignets qu'il serra pour être sûr qu'il ne puisse remuer les bras. S'en suivit un raclement de gorge pour s'éclaircir la voix et là il commença à le secouer comme un pantin, remuant ses mains de plus en plus vite. Orm hurla alors de toutes ses forces, sa voix faisant écho dans la caverne. Sven se réveilla en sursaut, claqua sa mâchoire qui était entrouverte jusque-là, il releva la tête, ses yeux étaient grands ouverts et il y brillait une lueur de panique mêlée de folie. Il tenta de se débattre, pensa que son corps ne lui obéissait plus. Son esprit encore trop embrumé pour comprendre la situation, il eut un réflexe primaire quand on se sent en danger : se défendre. Son corps se crispa un instant, le hurlement d'Orm stoppa net et le grand frère moqueur recula vivement, tombant même sur son postérieur en faisant une grimace. Les deux hommes restèrent là un instant, à se regarder droit dans les yeux puis ils éclatèrent de rire. Sven reprenait doucement des couleurs, la peur l'ayant rendu livide.

 – Espèce d’abruti ! J’ai cru que mon cœur allait exploser ! T’es complétement malade de me réveiller comme ça !

 – Et toi fallait que tu fasses...ÇA ?

 – Réflexe d'auto-défense, ça va ? Désolé...

 – Ouais, j'ai juste les mains un peu engourdies, mais ça va passer... Fichue anguille !

 – La prochaine fois, ne me fous pas la trouille comme ça, répliqua Sven sur un ton boudeur.

 – La prochaine fois, petit inconscient, ne t'endors pas pendant ton tour de garde ?

 – C'pas comme si la tempête allait nous attaquer...

Sven semblait bougon, il détourna les yeux de son frère et fixa à son tour l'extérieur. De son côté, Orm se redressa, remuant les doigts pour faire disparaître cette sensation de fourmillement. Sib avait observé la scène, hilare mais il s'interrogeait sur ce qu'avait fait Sven. Le grand costaud était debout et alors qu'il enfilait des vêtements plus chauds, il se risqua à demander.

 – Il t'as fait lâcher prise comment en fait ? Fichue anguille ?

Orm hésita, lançant un regard au gamin qui le fixait intensément.

 – Eh bien...

 – N'est-ce pas évident Sib ? Ce petit jeune, aussi peu expérimenté soit-il, dispose d'une capacité qu'il tient sûrement d'une mutation. Ai-je tort ?

Ogard était apparu au détour d'une stalagmite, son long artefact lui servant de canne et habillé d'une vieille robe en lambeaux. Le trio observa l'ancien, hagard devant son accoutrement, devant cet homme qui paraissait alors si vieux, si faible. Comprenant que sa tenue les interloquait, il haussa les épaules.

 – Quoi ? Vous ne connaissez pas le principe d'une robe de chambre ? J'aime être à l'aise la nuit. Même si je devais monter la garde. Et si ça vous intéresse, ce fut une perte de temps. Seul l'ennui m'a tenu compagnie. Mais si vous ne comptez pas répondre à ma question, dites-le, hein ?

 – Je… Sven continuait de fixer la neige, sa voix tremblait. C’est une mutation… J’arrive à produire de l’électricité. À très faible dose ! Pas comme les machines en ville ! il débitait rapidement ses mots, désireux de se défendre. C’est plus une décharge qui dure un instant, un peu comme de l’électricité statique. Ce n’est pas dangereux, ça provoque juste une gêne ou une petite douleur. Juste ce qu’il faut pour surprendre quand on me touche.

  – Il n’est pas un de ces mutants décérébré ou malade ni quelqu’un de dangereux. D’accord ? Orm défia du regard le vieil homme puis le costaud.

– Mutant. Un terme pour qualifier tout et n’importe quoi. Un mutant est une personne touchée par des radiations, développant des maladies physiques ou mentales dégénératives. Ce qui engendre bien souvent la mort ou la transformation lente et horrible en goule. Ton frère ne me semble pas mourant. Du moins nous le sommes tous dans un sens : personne n’est immortel. Ogard donnait son avis d’un ton calme, rappelant son âge et la maturité qui va avec. Mais bref, je comprends mieux pourquoi tu l’as appelé anguille. Comme elle, tu peux donc produire de l’électricité comme système de défense. Intéressant… Très intéressant même.

  Le quadragénaire semblait fasciné alors que les deux frères, eux, étaient comme pris d’un malaise. Sibjorn fronçait les sourcils, observant à tour de rôle ses compagnons.

 – Il ne va pas devenir une goule ? s’inquiéta Sibjorn.

 – Non, triple idiot. Les goules, comme je viens de le dire, sont le résultat d’une exposition importante et presque mortelle à des radiations. Lui, il a juste été exposé à faible dose mais suffisamment longtemps pour que son corps s’y accoutume et trouve un moyen d’y survivre. C’est plus fréquent qu’on veut bien le croire. Et pas aussi dramatique que ce que les gens imaginent. Certes, dans neuf cas sur dix, les radiations rendent malade, brouillent l’esprit à cause de la fièvre ou de protubérances qui apparaissent sous le crâne. Certaines victimes deviennent même difformes… Mais, il arrive une fois de temps en temps que l’irradié s’adapte et son corps évolue, Ogard prit alors le temps de réfléchir un instant. Vous aviez dit vivre où en ville ?

 – Les bas-fonds, le quartier des machineries. Où on… mais Sven fut coupé par l’ancien marchand.

 – Entasse les déchets et le minerais pour fournir l’énergie à la technomagie afin qu’elle fonctionne. L’exposition vient donc de là, ne cherche pas plus loin. Ogard se tourna vers son chef. Et toi, Orm ? Un quelconque secret à nous révéler ?

 – J’ai les yeux de différentes couleurs. Comment tu l’avais déjà remarqué, ironisa le jeune homme.

 – Intéressant. Vous avez grandi au même endroit. Toi, tu y as même travaillé. Tu n’approchais jamais des minerais ?

 – Ces cristaux sont si toxiques que ça ? interrogea Sven.

 – En effet. On trouve des gisements un peu partout, aussi bien à la surface que dans les grottes. C’est ce qu’on appelle de la radiation cristallisée. Quand celle-ci est suffisamment présente dans un lieu, elle finit par se solidifier, devenant ce cristal qu’on exploite alors pour en faire de la poudre pour les armes ou alimenter les torches ou encore produire l’électricité en ville. J’ignore le procédé exact du passage à l’état gazeux à celui de solide, mais je ne doute pas que ça soit radioactif.

 – Radiation cristallisée… D’où le nom : entrepôt de radz… exprima Orm.

 – C’est tout de suite moins dangereux en utilisant le diminutif, n’est-ce pas ? répliqua Ogard avec un sourire.

 – Et les dirigeants laissent vivre la populace à côté d’un truc si dangereux ? Pire, l’utiliser sans masque à gaz ni gants ?

 – Comment fonctionnerait l’aération, l’éclairage ou encore le chauffage sans la technomagie ? Sans les bras et les radz pour fournir l’énergie ? Sans ce fléau qui détruit lentement la vie de la cité, il n’y aurait même plus de ville, réfléchis Orm. À la surface, les températures sont rarement au-dessus de moins trente degrés. Sans ces cristaux et les machines, personne ne survivrait… Hormis les goules… Et on en voit parfois de ces charmantes créatures ou des gens mourant dans le bas-fond, ce n’est pas une coïncidence.

 – Moi aussi j’ai grandi là-bas et je vais bien pourtant ! Souligna Sibjorn, un peu inquiet de son état de santé.

 – Tes neurones disent le contraire mon tendre ami, ironisa le vieil homme. Enfin, on a tous une tolérance différente aux radiations. Tous les trois, vous avez grandi en y étant exposés, de ce fait, vous y êtes sûrement un peu plus immunisés que d’autres. Enfin pour Sib et Orm. Sven, lui a développé une capacité pour s’en défaire… J’imagine qu’en ville, tu avais besoin parfois d’évacuer un trop plein d’énergie ?

 – Parfois oui. J’avais comme de la fièvre et l’électricité s’échappait au moindre contact avec quelqu’un ou quelque chose… Quand ça arrivait, je m’isolais pour l’évacuer, sinon je tombais malade.

 – Tant que tu parviendras à l’évacuer en produisant de l’énergie, je pense que tu t’en tireras bien. Les radiations, à un niveau raisonnable en tout cas, ne risquent pas de te tuer.

 – Tu… Tu penses que je suis une espèce de monstre ? Sven avait peur de la réponse.

Ogard lança un regard à Orm, intrigué à l’idée de savoir si son chef lui disait toute la vérité ? À savoir s’il avait été épargné de tout mal par les radiations. Mais il se doutait que son compagnon ne parlerait pas, s’il n’en avait pas envie. Il reporta donc son attention au frère cadet.

 – Il existe plusieurs types de monstres. Et tu ne fais partie d’aucune de ces catégories. A cause des maladies ou de la folie que développent les mutants, les gens en ont peur. Mais c’est aussi à cause d’un événement datant d’une soixantaine d’années que tout le monde se méfie de gens avec des capacités qui… sortent de l’ordinaire.

  L’ancien marchand expliqua à ses compagnons qu’ils existaient des personnes différentes pour bien des raisons : force accrue, sens surdéveloppés, d’autres se vantant de télépathie, avaient voulu prendre le pouvoir à Spindelsinn. Les détails exacts des facultés de ces gens, restaient vagues, au fil du temps les rumeurs étaient devenues nombreuses et ces histoires n’étaient à présent que des légendes, ou des contes pour enfants. Mais de ce qu'Ogard savait de sources sûres, c’était que ces mutants se faisaient appeler des Amplifiés. Ils se considéraient comme l’évolution de l’espèce humaine et en poursuivant sur cette logique, ils se devaient de diriger le monde. De pareil conflits, il y en avait eu un peu partout sur le globe. Et c’est à cause de ça que les mutants sont dangereux dans les mœurs, tout ce qui sort de l’ordinaire est alors mal vu, pour éviter tout problème. Car ces petites guerres pour le pouvoir, avaient entrainé bons nombres de morts. Ogard conclut alors :

 – Tu es un Amplifié toi aussi, Sven. Ce qui ne fait de toi, ni un dieu, ni un monstre. Seuls tes agissements diront ce que tu es. En attendant, considère cette faculté comme un don du ciel : sans elle, les radiations t’auraient peut-être tué.

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