Chapitre 3-6

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Quelques mois après la sortie du roman, Édith dut embaucher. Des centaines de commandes arrivaient de tout le pays et son téléphone n'arrêtait pas de sonner. Elle loua un dépôt en zone industrielle d'où partaient chaque jour des milliers d'exemplaires. Une fois édité sous x, elle avait distribué "Le livre des femmes" aux libraires avec qui elle avait l'habitude de travailler. Elle l'avait également envoyé à ses amies féministes et l'information s'était répandue comme une traînée de poudre.

Le bouche à oreille avait accompli son œuvre. Sa sortie devint un événement ! Toutes voulaient le lire et en posséder un exemplaire.

Les journalistes, frustrés d'avoir raté le coche, s'empressèrent d'adresser des demandes à l'éditrice, lui reprochant, les hypocrites, de ne pas le leur avoir fait parvenir. Édith ne les honora pas : qu'ils aillent l'acheter ! Une petite vengeance afin qu'ils regrettent d'avoir jusque-là ignoré la maison Vilmont.

Elle contempla, avec un plaisir non dissimulé, les montants de la colonne crédit dans sa comptabilité. Il n'y avait jamais eu autant de chiffres avant la virgule. Elle cassait la baraque ! Bien que satisfaite, ce qui lui importait, maintenant, n'était plus son chiffre d'affaires. Cybèle-Édith se demandait si les lectrices se serviraient vraiment de ce livre comme d'un manuel pour changer le monde.

Là non plus, elle ne fut pas déçue. Très vite, les "Clubs Cybèles" envahirent le territoire national. Dans chaque village, chaque quartier, beaucoup de femmes et quelques hommes se retrouvèrent pour organiser le passage de la fiction à la réalité. Ce n'était pas difficile, la marche à suivre se trouvait dans le roman.

Dès que les clubs commencèrent à se créer, ses amies du Mouvement de Libération des Femmes qui chapeautaient l'association des Cybèles, leur octroyèrent les fonds nécessaires afin de rallier le grand regroupement pour la liberté, l'égalité, et le partage, exactement comme dans le livre.

À partir de ce moment-là, plus personne ne parvint à endiguer le nouveau mouvement ! Toutes les Cybèles appliquèrent à la lettre les recommandations et la procédure décrite fonctionna à merveille. D'immenses rassemblements se succédèrent dans les grandes villes, ailleurs les réunions se multiplièrent. La nouvelle, portée par les bavardages féminins, se propagea à une vitesse vertigineuse.

Lorsque arriva la période électorale, les Cybèles étaient fin prêtes, ne restait plus qu'à laisser le sort désigner celle qui se présenterait. Toutes les volontaires se firent connaître. Leurs noms furent inscrits sur des papiers identiques. La main d'une enfant innocente plongea dans l'aquarium transparent. Ses petits doigts se refermèrent. Ravie, elle tendit sa "pioche" à Cybèle-Édith...


Le mardi soir, lorsqu'à dix-sept heures cinquante-quatre, Mégane, la commerciale de Tradimar, poussa la porte de la boutique, Dimitri fut saisi par sa beauté. Cette fille, bien que haut perchée sur des talons-aiguilles, se déplaçait comme un chat, avec grâce et légèreté. Sa coiffure sophistiquée, son maquillage discret, ses bijoux fantaisies, son parfum suave, tout capturait l'attention. Elle était non seulement magnifique mais souriante, et ne semblait pas s'émouvoir du pouvoir qu'elle exerçait sur la gent masculine. Dimitri se dit que s'il avait su, il aurait fait un effort vestimentaire.

Elle commença par se lamenter de la subite disparition d'Alice d'un air sincèrement affecté. Il se surprit presque à la réconforter, lui proposa un thé et s'empressa de grimper leur préparer un plateau, qu'il aurait volontiers agrémenté d'une touche de romantisme.

À son retour, la divine jeune femme feuilletait les premières pages du roman d'Isabelle Aupy.

« Je ne connais pas du tout. Les Éditions du Panseur... c'est une nouvelle maison ? s'enquit-elle.

— La dernière trouvaille de ma grand-mère, précisa Dimitri. Vraiment très bien ! Je vous le prête, proposa-t-il, espérant que cela leur donnerait une occasion certaine de se revoir.

— C'est gentil, mais avec le nombre de lectures que j'ai déjà en retard pour Tradimar, je ne peux pas me le permettre.

— Dommage. J'espère que ce que vous allez me proposer sera aussi bien, parce que ce petit livre est une pépite.

— Je n'en doute pas, Alice avait un excellent flair. »

Dimitri eut beaucoup de mal à se concentrer sur les suggestions de Mégane. Il commanda les nouveautés, celles que les émissions littéraires allaient promouvoir et que sa clientèle ne manquerait pas de lui réclamer. Puis, à la grande surprise de la représentante, il s'enquit des ouvrages engagés pour la cause des femmes.

« Votre grand-mère n'a jamais voulu proposer ce genre de littérature. Elle disait qu'elle ne souhaitait pas alimenter la guerre des sexes, précisa la jeune femme.

— Oui, mais moi, je crois que c'est de mon devoir d'aider cette cause en lui consacrant un rayon, s'entendit répondre Dimitri.

— Dans ce cas, j'ai plusieurs autrices qui vont vous intéresser. En ce moment nous publions beaucoup de nouveautés sur ce thème. Il y a une forte demande depuis que la parole s'est encore un peu plus libérée.

— Parfait, je vous fais confiance, mettez-moi trois exemplaires d'une dizaine de titres que je vous laisse choisir. Je suis novice en la matière. D'ailleurs, est-ce que cela vous intéresserait de lire un manuscrit sur ce sujet ? J'ai actuellement en ma possession...

— Un auteur inconnu ? Va falloir que ce soit original !

— Ça l'est, pas de problème... Une autrice inconnue et décédée, confia Dim, tout en regrettant de parler du livre avant même d'en avoir terminé la lecture.

— Décédée ? Ce n'est pas votre grand-mère quand-même ? interrogea Mégane.

— Non, non, pas du tout.

— De toute façon, un auteur décédé n'ayant jamais publié, personne ne l'éditera.

— Ah bon ! Pourquoi ?

— Parce que, si en peinture plus le nombre d'œuvres est limité plus elles ont de la valeur, en littérature, c'est tout le contraire. Lorsqu'une maison mise sur un primo-écrivain, c'est qu'elle attend de sa part de nombreux livres qui, elle l'espère, se vendront de mieux en mieux. Vous voyez ce que je veux dire ?

— Et si cet unique opus était une vraie bombe ?

— Il faudrait effectivement que ce soit le cas, s'esclaffa la belle représentante. Est-ce vraiment ce que vous détenez ?

— Je ne sais pas », éluda Dimitri d'un sourire pincé et mystérieux, blessé par ce qu'il reçut comme un affront.

À cet instant, Charlotte lui offrit une diversion qui lui permit de se ressaisir, elle poussa la porte de la "lilibrairie", dont il avait oublié de descendre le rideau, et lança en entrant comme une tornade :

— Tu es encore ouvert ? Viens, je t'emmène à une soirée... Oh pardon ! Je dérange...

— Non, non, nous avons terminé, répondit Mégane, reposant sa tasse sur le plateau et jetant négligemment son foulard sur son épaule dorée sans quitter la nouvelle venue des yeux. Je vous fais parvenir tout ça dans les meilleurs délais, conclut-elle en tendant sa main délicate à Dimitri.

— À bientôt alors... Et merci, répondit-il décontenancé.

— Au plaisir », lança la belle Mégane à Charlotte, la frôlant en sortant.

Cette dernière, surprenant le regard de Dim, accroché à la chute de reins du corps de l'autre côté de la vitrine, brisa ses fantasmes en trois mots :

« C'est une goudou. »

Il la fixa sans comprendre.

« Alice m'en avait parlé, elle regrettait qu'une si belle fille n'aime pas les mecs. Elle disait qu'elle aurait fait un super parti pour toi, sinon...

— Pff, c'est quoi ces conneries ! s'offusqua Dimitri.

—Bon, bref... Ils annoncent une soirée éphémère à "La Grange" sur FaceBook : veillée autour du feu. Un conteur, de passage, propose un spectacle au chapeau. Généralement c'est super sympa. J'ai pensé à toi. Ça te branche un petit imprévu ?

— Je n'en sais rien... Je n'ai pas mangé...

— Allez, fais pas ton Henri, provoqua Charlotte enthousiaste. Il y aura des grillades. Viens ! »

Elle avait le don pour trouver les bons arguments, de plus, sa joie de vivre soulageait Dim de ses tensions. La lecture du livre de sa mère le travaillait. Sa réaction orgueilleuse injustifiée de tout à l'heure, était bien le signe qu'il fallait qu'il décroche un peu. Il ferma la boutique, grimpa chercher un blouson et avertit Henri qu'il sortait.

Le crane rasé, la longue barbiche et les rides profondes conféraient au conteur un statut de vieux sage. Le sexagénaire avait mangé et bu une bière avec les convives avant de théâtraliser son intervention. Un bâton sculpté en forme de serpent, un drapé ocre et rouge en tissu épais ceint d'une cordelette à la taille et ses pieds nus, augmentaient son côté druidique. À présent, la lueur des flammes qui se reflétait sur son visage, ainsi que son ombre immense dessinant un géant sur le mur de la bâtisse derrière lui, donnaient l'illusion d'une cérémonie rituelle importante.

Dimitri, assis en tailleur, à même le sol, autour des pierres délimitant l'âtre, ne regrettait pas de s'être laissé convaincre. La soirée s'annonçait originale. Soudain, la voix chaude et grave de l'homme envahit la nuit tombante. Il alterna incantations dans une langue inconnue et explications. L'auditoire attentif et silencieux comprit qu'il allait convoquer parmi eux, grâce aux histoires qui se transmettaient à l'oral et avaient traversé les millénaires, la grande Déesse Mère « Magna Mater » aussi connue sous le non de « Koubaba ». Une fille du père des dieux, abandonnée à la naissance, recueillie et élevée par des fauves, détentrice des clés ouvrant les portes sur les richesses de la Terre...

Dimitri retomba en enfance, impressionné par la mise en scène, les envolées gestuelles et les mots étranges qui s'échappaient de la gorge caverneuse du comédien. Devant lui, se dessinait cette femme sur son char, tiré par des lions. À ses côtés, Charlotte ne bougeait pas, les autres non plus, tous étaient captivés.

La fin de l'histoire figea Dimitri ! Il ne put retenir un « QUOI ? » produisant un sursaut chez tous les gens présents, même le conteur qui venait de conclure gravement :

« Aussi nommée Cybèle, c'est elle qui depuis la nuit des temps règne sur la reproduction des plantes, des animaux et des hommes ! »

Charlotte, posa instinctivement ses mains contre sa poitrine et s'esclaffa :

« T'es con, tu m'as fait peur !

— Non, mais ce n'est pas possible ! Ce n'est pas possible ! répétait Dimitri, sonné.

— Eh bien, jeune homme, que se passe-t-il ? plaisanta le comédien en s'approchant de lui, tandis que le chapeau pour la quête circulait de mains en mains. J'ai rarement ce genre de réaction à la fin de cette histoire.

— Excusez-moi, mais c'est que... enfin... je lis en ce moment un roman et... C'est la première fois que vous passez par chez nous ? bredouilla-t-il.

— Non. Je suis déjà venu mais cela remonte à de nombreuses années. J'étais jeune. C'était le bon temps ! répondit, un brin nostalgique, le vieux druide.

— Combien ? insista Dim.

— Vingt-sept ans, c'était en 1993, le mois où Léo Ferré nous a quittés. J'ai entrepris cette année de refaire le même parcours, une sorte de pèlerinage », s’épancha-t-il, avant que leur hôte ne s'incruste tendant le chapeau rempli de billets au comédien.

Dimitri et Charlotte y glissèrent leur obole. Il les remercia et partit se changer sans laisser le temps au jeune homme de formuler la multitude de suppositions se présentant à son esprit confus. Ils s'attardèrent un moment autour du feu, mais l'acteur ne revint pas se joindre à eux.

Pendant le trajet du retour, la curieuse jeune femme ne put contenir ses questions. Dim proposa alors de lui prêter les pages du manuscrit de sa mère qu'il avait déjà lues, ajoutant que son avis l'intéressait au plus haut point. En réalité, il commençait à peiner de porter cette histoire tout seul. Il n'avait plus personne à qui se confier et Charlotte lui sembla tout indiquée pour soulager son désagréable sentiment de solitude.

Dans les jours qui suivirent, "Le livre des femmes" captiva sa nouvelle amie. Elle rattrapa vite son retard de lecture et après leur semaine de travail, ils se retrouvèrent, chez elle autour d'une pizza, pour terminer ensemble le manuscrit.

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