Chapitre 2-4

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Cette histoire intriguait de plus en plus Dimitri. Il aimait Lili, une artiste comme lui, et peintre en plus... Le côté zen l'avait embarqué, il ne put se retenir de se demander si sa mère avait vraiment pratiqué le Qi Gong. Par contre, il ne voyait toujours pas ce qui aurait déclenché les foudres de ses grands-parents, tous les deux athées. Le passage sur les religions était peut-être un peu rude... En tout cas, l'idée de la voix lui plaisait beaucoup. Il tourna la page.

Pendant ce temps-là, à La Taverne, bar-tabac-épicerie-dépôt-de-pain, dernier petit commerce d'un village perdu à la campagne :

Le Papé, assis comme à son habitude au fond du bar, lit le journal en consommant son premier ballon de vin blanc. Brusquement, en les regardant par-dessus ses lunettes posées à l'extrémité de son nez, il s'immisce dans la discussion entre Nicolas, patron de l'établissement, et Alain :

« Moi j'connais la femme du boulanger, la femme du boucher, la femme du maire, la femme de Pierre, de Paul, de Jacques et j'connais les vôtres ! Mais la femme de personne, je n'vois pas qui c'est ! »

Nicolas, amusé, jetant le torchon sur son épaule, lui répond :

« Elle loue la maison des Martin, au Buis. Elle a demandé à Sylvie si on pouvait avoir des feuilles à rouler Zigzag et du Drum, vu qu'elle nous en achètera régulièrement.

— Et qu'est-ce qui t'fait dire qu'c'est la femme de personne ? demande le vieux sceptique.

— Par Julien, le fils du Jean-Pierre, son voisin, pardi !

— Pourtant, elle n'est pas trop mal conservée pour son âge, glisse Alain.

— Alors, elle doit êt'e veuve, décrète l'ancien.

— Tiens donc ! Et pourquoi veuve et pas divorcée ? interroge Alain.

— Ben, si c'est la femme de personne, qu'elle n'est pas toute jeune et pas trop moche, ce n'peut être qu'une veuve. Remarque, vu qu'elle fume et qu'elle est seule, ça peut aussi bien être une traînée, ajoute le vieux, le sourire narquois de ceux qui savent aux coins des lèvres.

— Comme tu y vas Papé ! On n'est plus au Moyen Âge, ponctue Nicolas en riant.

— C'est toi qui d'vrais savoir, avec ton commerce, répond le vieux malicieux.

— Ah bon, et pourquoi ça ? s'étonne le patron.

— Ben, quand t'la sers, t'y dis madame ou mademoiselle ? Couillon !

— Non, mais c'est fini ça Papé, répond Nicolas. Les femmes, passé les Catherinettes, ne veulent plus qu'on les appelle "mademoiselle".

— Ah ben t'int ! s'exclame l'ancien. Quelle connerie ! Et comment qu'on sait si c'est une femme mariée, une vieille fille coincée du cul ou une salope alors ? D'mon temps on n'se laissait pas emmerder par les bonnes femmes. C'étaient les hommes qui portaient la culotte ! »

Le carillon de la porte retentit. Toutes les têtes se tournent vers Dédé. Un peu plus jeune que le Papé, retraité des PTT, il partage son temps entre son potager, la pêche, la chasse et la Taverne.

« Qu'est-ce t'as à brailler comme ça, ce matin, Papé ? Nico, un rosé s'te plaît.

— Il râle parce qu'il préférait quand les femmes obéissaient au doigt et à l'œil, voire aux coups de poings et aux coups de pieds, explique Alain en grimaçant.

— Hé oh ! J'ai jamais eu b'soin d'la cogner, moi, ma femme. Elle savait s'tenir, s'insurge l’ancêtre en colère.

— Toi peut-être, continue Nicolas, mais chez moi j'en ai vu partir des gifles. Le père, il avait la main leste et la mère elle est mieux maintenant qu'il est au cimetière. Si les femmes n'avaient pas été aussi mal traitées, le MLF n'existerait pas !

— Parce que tu crois qu'elles servent à quelque chose les féministes ? surenchérit le Papé. À part nous emmerder avec des conneries sur les mots ! s'obstine-t-il. Regarde, c'est écrit là, poursuit-il en tapant la feuille de choux du plat de sa main arthritique : "Une femme meurt sous les coups de son compagnon tous les trois jours, en France". Moi, j'crois, qu'plus elles la ramènent, plus elles nous énervent, et plus elles morflent.

— Donc d'après toi, ironise Alain, elles devraient continuer à encaisser sans se plaindre, rester derrière leurs fourneaux, s'occuper des gosses et écarter les cuisses docilement ?

— Ben, pourquoi qu'tu crois qu'on les mariait dans le temps ? demande Dédé sans rire.

— Et ça ? Faut qu'on m'explique ! poursuit le Papé, remonté comme une pendule : " Trente pour cent des viols sont des viols conjugaux". Qu'est-ce que ça veut dire ? Elles le savent bien, qu'une fois la bague au doigt elles devront passer à la casserole, ça n'existe pas un viol conjugal.

— Bon, moi je me tire ! s'agace Alain. Entendre des conneries pareilles, ça va me mettre en pétard. Tiens Nico, paye-toi.

— Quoi ? Qu'est-ce que j'ai dit ? » s'exclame le Papé, tandis qu'Alain sort du bistrot sans se retourner.

L'ancien facteur en profite pour changer de sujet :

« Tu resteras ouvert samedi soir ? Et tu brancheras la télé, Nico ? Pour le match ?

— Oui, Sylvie a même prévu omelette et tarte aux pommes pour ceux qui voudront, entre l'apéro et le coup d'envoi, histoire d'éponger un peu.

— C'est une bonne idée ça, dit le Papé, en reprenant calmement sa lecture à la rubrique nécrologique.

— On va leur mettre trois à zéro aux Brésiliens, pronostique Dédé en avalant son verre cul sec et claquant sa langue contre son palais.

— Je ne suis pas aussi optimiste que toi ! », conclut Nicolas.

Le silence s'installe pendant que Dédé boit un deuxième ballon, puis ils partent, avec le Papé, lâcher quelques alevins dans l'étang pour le club de pêche. Nicolas rince les verres et lorsque Sylvie, de retour des courses, gare le break devant la porte, il l'embrasse tendrement et l'aide à décharger.


Les éclats de rire de Dimitri avaient plusieurs fois résonné dans le grenier. Il avait vérifié le numéro des pages, celle-ci était bien à sa place. Il ne comprenait absolument pas ce que venait faire là cette terrible scénette caricaturale. La page suivante revenait à l'histoire d'origine. Il relut, juste pour le plaisir. Cette escapade à la taverne lui rappelait le PMU vingt ans plus tôt. Elle aurait tout aussi bien pu s'y dérouler du temps où Angélique était petite... Malgré tout, cela tombait comme un cheveu dans la soupe au niveau du récit. Non, mais qu'est-ce que c'était encore que cet égarement ? Décidément, sa mère le surprenait. Il ne l'avait jamais imaginée telle qu'elle semblait se dessiner dans ce manuscrit, artiste, fantasque, déroutante... militante ? La question concernant la part de vérité contenue dans les fictions frappait de nouveau l'esprit de Dimitri. Une seule page le séparait de la fin du deuxième chapitre. Il le termina.

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