Chapitre 1-5

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Les deux femmes regagnèrent le petit bungalow au camping. Lili souhaitait s'y enfermer afin d'éviter les touristes encore bien trop nombreux à son goût en cette fin de saison. Zalia, au contraire, comptait profiter pleinement de la plage et du soleil. Le soir venu, suppliée par son amie, Lili se fit violence et accepta une promenade. Elles longèrent la mer, les pieds dans l'écume. Zalia, la tenant par le bras, l'interrogea :

« Vas-tu revoir ce Jean ? J'ai l'impression qu'il t'a fait du bien ? Tu me sembles moins tendue.

— Je ne sais pas... peut-être...

Depuis son effondrement, Lili avait mué. Zalia répétait souvent qu'elle peinait à la reconnaître. Sa personnalité sociable, joviale et charismatique de femme mûre avait disparu pour laisser place à la timidité et la fragilité d'une gamine timorée. Rien ne permettait d'expliquer ce bouleversement. Lili évoquait un surmenage, une dépression, des dérèglements hormonaux, toutes les épreuves et les échecs de son existence qui l'avaient sans doute rattrapée et anéantie. Elle s'accusait de n'avoir pas su repérer les signaux envoyés par son corps, s'en voulait de ne pas réussir à se secouer, perdait pied. Elle non plus, ne se reconnaissait pas ainsi, elle avait oublié la fillette de jadis.

Au début, personne dans son entourage ne comprenait ce qu'elle traversait. Elle-même ne le mesurait pas vraiment et avait fini par renoncer à expliquer ce qu'elle ressentait, cela lui demandait trop d'efforts. Son isolement lui avait permis de limiter les stimuli extérieurs, de calmer son cerveau en ébullition permanente. Après un an de solitude absolue, cette voix dans sa tête avait commencé à résonner. Là, elle n'avait plus douté de sa démence et insisté auprès d'un généraliste pour qu'il lui prescrive des séances sur le divan.

Depuis, les rendez-vous s'enchaînaient. Durant une quinzaine de minutes la psychiatre l'écoutait chercher ses mots, raconter ses malheurs antérieurs, puis mettait un terme à leur rendez-vous en se saisissant de la dernière phrase. Concluant invariablement par : « Réfléchissez à ça, on se revoit la semaine prochaine. » Lorsqu'à plusieurs reprises, Lili tenta de lui faire part des propos tenus par la voix, la spécialiste éludait, l'invitant à continuer de parler de son enfance, de son plus ancien souvenir, et lui prescrivait des tranquillisants. Elle avait bien essayé d'expliquer que ce que la voix disait était sans rapport avec sa propre vie, mais sans succès. Le sentiment d'être considérée comme une timbrée inoffensive finissait de la rendre dingue. Elle se sentait traitée en suivant à la lettre un enseignement acquis au prix de longues années d'études alors qu'elle espérait une prise en charge plus adaptée, moins standardisée. Ce moment passé avec Jean dans l'après-midi correspondait mieux à ses attentes, ses besoins, et lui redonnait espoir.

Au retour de leur courte balade, Lili s'allongea sur son lit et introduisit le premier DVD dans le lecteur de son ordinateur portable. Un Jean plus jeune de dix ans apparut à l'écran et commença par expliquer d'où il tenait son savoir. Ici pas de Lacan ni de Freud, mais un vieux maître chinois dont il avait suivi l'enseignement pendant de nombreuses années. Rien qu'à l'entendre parler, Lili ressentit un apaisement immédiat, aussi efficace qu'une tendre berceuse.

Elle fit un rêve étrange où deux idées s'affrontaient. Un duel intellectuel très embrouillé dont elle fut bien incapable de se remémorer les détails lorsque la sonnerie du téléphone retentit à huit heures.

« Bonjour Lili, c'est Jean.

— Ah, bonjour Jean. Vous me réveillez mais je suis contente de vous entendre.

— J'ai lu les pages que vous m'avez confiées hier. Je souhaiterais que l'on se revoie rapidement afin d'en discuter.

— Voulez-vous que je passe à votre cabinet ? s'empressa-t-elle de répondre.

— Venez chez moi plutôt, prenez un taxi et je le réglerai.

— Euh... Je ne suis pas bien réveillée... Vous n'êtes pas en train de... réagit-elle, subitement très surprise par la tournure familière de cet échange.

— Pardon, j'ai été maladroit. En fait, ma femme et moi serions ravis de vous avoir à déjeuner.

— Ah, j'ai cru que... Enfin... Je veux bien, mais je suis avec une amie et je ne peux pas l'abandonner comme ça.

— Emmenez-la. À moins que cela ne vous gêne d'évoquer ce que vous dit la Voix devant elle. Toutefois, je préfère vous prévenir, j'ai lu vos retranscriptions à ma femme et...

— Comment ? l'interrompit Lili sêchement. Je vous avais demandé la plus grande discrétion ! s'insurgea-t-elle.

— Calmez-vous Lili, la colère affaiblit le yin du foie, dans votre état ce n'est pas bon du tout. En fait, j'ai pour habitude de travailler en totale collaboration avec elle. D'ailleurs, nous ne pensons pas que la Voix souhaite la discrétion, bien au contraire.

— Ce n'est pas très déontologique tout ça, ronchonna Lili inquiète. J'ai déjà évoqué les propos que cette chose me raconte avec Zalia mais sans entrer dans les détails, par crainte qu'elle me fasse enfermer. Et vous avez trahi ma confiance...

— Désolé, Lili, mais vu les circonstances, je ne pouvais pas faire autrement...

— De toute façon, au point où j'en suis, soupira-t-elle de nouveau gagnée par le découragement.

— Je peux le comprendre, mais ne vous en faites pas, la rassura-t-il. Venez toutes les deux pour onze heures. Nous avons une agréable terrasse qui donne sur la garrigue. Pour la Voix, il nous semble évident que vous et Elle êtes deux entités distinctes, précisa-t-il. Nous allons vous aider.

— Vous faites allusion à quoi ? questionna Lili de nouveau désappointée. Un fantôme ou un truc dans le genre ? Je ne suis pas certaine de préférer ça à la folie...

— Non, c'est un peu plus compliqué. Ce ne sont pas les propos d'un revenant. Allons, je vous laisse vous réveiller et pratiquer vos exercices de respiration, tempéra-t-il. Nous en discuterons tout à l'heure. Au fait, est-ce que vous aimez la cuisine vietnamienne ?

— Oui, oui, j'aime tout, je m'adapterai, répondit-elle agacée. Oh et puis, après tout, puisque nous savons tous les deux à présent de quoi il retourne, si vous avez estimé opportun d'en discuter avec votre femme... puisque je voulais partager ça avec quelqu'un, allons-y... Et pour vos tarifs ? demanda-t-elle, un brin méfiante.

— C'est une invitation, Lili, pas une consultation. Et puis, disons que ce n'est pas vous mais la Voix que je veux aider. Ne parlons plus jamais d'argent, voulez-vous ?

— De mieux en mieux... Je ne sais pas trop comment prendre ça... Disons que puisque vous semblez accorder de l'importance au charabia que j'entends, je vais choisir d'accepter votre sollicitude... Que vous portiez autant d'intérêt à ce que me susurre cette "chose" va m'aider de toute façon, donc je vous remercie, grinça-t-elle.

— Nous vous attendons. »

Malgré ses doutes, après cet appel, le poids que Lili portait sur ses épaules s'allégea un peu. Enfin, quelqu'un semblait s'intéresser à son problème. Elle y puisa l'espoir d'une perspective. Zalia, partie à l'aube, reviendrait au moment où le flot des baigneurs envahirait la plage. En attendant, Lili mit de l'eau à chauffer et s'assit à l'extérieur sur la petite terrasse. Une fine haie l'empêchait de voir ses voisins mais pas de les entendre. Ce couple, sans âge, se chamaillait au sujet du programme de leur journée. La dame reprochait au monsieur de vouloir rejoindre ses amis pour une pétanque jusqu'à l'heure de l'apéritif, plutôt que de venir se promener dans la vieille ville. Lili décida de mettre un terme à cette involontaire indiscrétion, fila sous la douche pour laisser le temps à son déca de refroidir et, elle l'espérait, à ses voisins de trouver un terrain d'entente.

De son côté, la veille, Jean avait été touché par la détresse de sa patiente de quatorze heures. La médecine traditionnelle chinoise préconise de se montrer généreux et de rendre une partie des bénéfices que l'on retire soi-même de cette activité. Lorsqu'elle avait expliqué être sans emploi, il avait pensé qu'elle était toute désignée pour profiter de cet "impôt". Une fois qu'elle eut quitté son cabinet, un peu soulagée et les bras chargés de ses cadeaux, il s'était senti en accord avec sa conscience.

Sa journée se déroula ensuite tout à fait normalement, ce ne fut qu'en début de soirée, confortablement installé sur la terrasse, qu'il ouvrit la pochette orange et parcourut la première page. Sa femme, Wa, occupée à la cérémonie du thé à ses côtés, lui demanda ce qui le perturbait. Ils se connaissaient par cœur, leurs deux corps ne faisaient plus qu'un depuis bien longtemps, le moindre changement émotionnel de l'un ou de l'autre leur était devenu commun.

« Ce que je lis est incroyable, je dois partager ça avec toi.

— Je t'écoute Jean, qu'est-ce que c'est ?

— Une voix, qui n'existe que dans la tête d'une femme que j'ai vue au cabinet cet après-midi. »

Il commença à énoncer les premières phrases, puis lut la dizaine de feuillets sans s'arrêter. Quand il eut terminé, il leva un regard interrogateur sur Wa sidérée. Dans une inspiration profonde ses sourcils dessinèrent deux ponts, ses lèvres serrées esquissèrent un sourire, elle s'empara lentement de la théière et versa le liquide brûlant dans les tasses avant d'en tendre une à son mari.

« C'est une patiente très précieuse. Tu vas l'aider ? demanda-t-elle enfin.

— L'aider... J'ai l'impression que c'est elle qui va aider tout le monde ! As-tu bien entendu ce que je viens de lire ? Ce que lui dit cette voix ?

— Bien sûr et je trouve cela merveilleux. Plusieurs questions me viennent à l'esprit que j'aimerais beaucoup pouvoir lui poser.

— La femme qui a écrit cela s'appelle Lili, je t'assure qu'elle n'est pas en grande forme. Elle est très perturbée et ne souhaite qu'une chose, c'est que cette voix se taise. Elle vit dans une peur constante et je comprends mieux pourquoi.

— Vous, les occidentaux êtes tellement rationnels. Pourquoi la Voix a-t-elle choisi le corps et l'esprit de cette Française pour se faire entendre ? déplora-t-elle. Il va bien falloir qu'elle l'accepte et qu'elle se mette à son service. Je ne vois aucune autre issue possible. Tu le comprends bien, Jean ? Dans ma culture cela serait considéré comme un immense honneur. »

Wa baissa la tête et sembla se retirer profondément en elle. Jean aurait voulu ressentir autant d'enthousiasme que son épouse. Mais, à présent, il était plutôt inquiet. Il préféra se laisser la nuit pour réfléchir, bien que sa décision d'annuler tous ses rendez-vous pour les cinq prochains jours fut déjà prise. Il contacterait Lili dès le lendemain matin.

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