Chapitre 1-2

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Il était une femme : Cybèle-Lili...


Après neuf mois, telle une gestation qui, elle l'espérait de tout son corps, engendrerait une renaissance, Lili entra dans la salle d'attente. Dans sa tête, elle se répétait en boucle : « Il n'y a pas d'ours, il n'y a pas d'ours, il n'y a pas d'ours ! ». La pièce, munie d'une meurtrière en guise de fenêtre, était de petite taille. L'unique carreau opaque filtrait la lumière, ne laissant rien pénétrer de l'extérieur, transformant l'endroit en cocon. Une délicate musique provenait de nulle part, comme un murmure. Fébrile, la quadragénaire se réfugia dans les bras d'un des fauteuils et ferma les yeux.

Cela n'avait pas été facile, pour elle, d'arriver jusqu'ici. Elle avait dû prendre son mal en patience et son courage à deux mains. À Noël dernier, désabusée par les rendez-vous qu'elle enchaînait depuis plusieurs mois avec une psychiatre, elle avait accepté la proposition de Zalia d'envisager une psychothérapie différente, issue d'une autre culture. Son amie lui offrait une semaine de vacances au bord de la Méditerranée, et l'incitait à en profiter pour rencontrer un fameux psychopraticien dont on vantait les guérisons miraculeuses. Bien que méfiante, désespérée par son état, Lili avait fini par céder. Cette escapade leur ferait du bien à toutes les deux, avait-elle pensé, et même si ce type n'était qu'un charlatan, cela l'obligerait au moins à sortir de la grotte où ses angoisses la tenaient cloîtrée. Lors de son appel afin d'obtenir un rendez-vous, une douce voix féminine lui avait expliqué que son mari n'exerçait plus beaucoup et qu'il ne pourrait la recevoir que fin septembre. Surprise et un peu déçue par ce long délai, elle avait retenu la date du vingt-et-un, à quatorze heures. Zalia s'était chargée d'organiser leur séjour, se réjouissant, peut-être pour la rassurer, qu'à cette période les touristes seraient moins nombreux et les prix plus avantageux.

Derrière ses yeux clos, Lili repensait à tout cela lorsque deux coups discrets, frappés contre la porte, la ramenèrent au présent. Comme prise en flagrant délit, d'elle ne savait quel méfait, ses paupières s'ouvrirent brusquement, son buste se redressa et elle réitéra, dans sa tête, sa litanie : « Il n'y a pas d'ours, il n'y a pas d'ours, il n'y a pas d'ours ! ». Dans l’entrebâillement se tenait un homme au physique élancé, d'un âge indéterminé. Il s'approcha en lui tendant la main.

« Bonjour, je suis Jean. D'après mon agenda, vous devez être Lili. »

Sa voix étrange, à la fois forte et douce, son visage lisse, sa peau lumineuse et son regard bienveillant, l'apaisèrent. Elle lui sourit et acquiesça d'un timide hochement de tête. Il prit place face à elle.

« Qu'est-ce qui vous amène ?

— Depuis plus d'un an, soupira-t-elle, je suis épuisée. Et depuis quelques mois, une voix parle dans ma tête.

— Vous entendez une voix. Que vous dit-elle ? » s'enquit-il avec douceur.

Lili fut agréablement surprise car, contrairement à sa psychiatre, il n'avait pas dit des voix. Elle n'entendait pas des voix, mais une seule, toujours la même.

« Elle tient des propos extravagants... mais elle ne devrait pas exister ! se lamenta-t-elle. Ma psy prétend qu'elle s'arrêtera lorsque j'accepterai de la reconnaître. Seulement, je crois ne l'avoir jamais rencontrée... Je n'arrive plus à vivre normalement, je ne comprends pas ce qui m'arrive, j'ai tout le temps peur.

— Oublions votre psychiatre, voulez-vous ? Posez votre bras à plat sur la table, si vous me le permettez, je vais prendre votre pouls. »

Elle s'exécuta. Il appliqua délicatement trois doigts dans la gouttière de son poignet, effectua différentes pressions et réitéra sa palpation sur l'autre bras. Il la pria ensuite de tirer la langue. Elle fit une petite grimace enfantine. Puis, il s'enfonça dans son fauteuil, le dos bien droit, annonçant calmement que son corps se portait bien mais qu'il décelait une grande faiblesse du Yang des reins.

Lili le regarda, perplexe. Avait-elle parcouru cinq cents kilomètres pour s'entendre dire, une fois de plus, qu'elle était en bonne santé ? Ces derniers temps, toutes ses grandes certitudes se délitaient. Pour elle, la science avait toujours eu valeur de religion, elle croyait au progrès, au savoir. Mais actuellement, sa foi en la médecine se trouvait écornée par les divers diagnostics affirmant que sa santé était parfaite alors qu'elle survivait avec l'énergie d'une vieillarde. Face à cet ultime échec, ne lui restait plus qu'à suivre son cœur. Dans le doute, ses ressentis avaient toujours guidé ses choix. Sans cela, elle ne serait jamais venue voir ce pseudo médecin chinois, pas plus Chinois qu'elle d'ailleurs. Dépitée, elle s’apprêtait à se lever et à partir lorsque pour la première fois, de son timbre mélodique, la voix s'adressa à elle en présence d'une autre personne :

♪ Nous avons besoin de lui ♪

Lili sentit son visage se contracter, exprimant une douleur muette. Jean perçut-il un début de panique dans son regard ? Avait-il lui aussi entendu la voix ? Sans la lâcher des yeux, rassurant, il chuchota qu'il était là. Puis l'invita à copier ses gestes. Lentement, il enleva ses chaussures, ramena ses genoux contre son torse et les prit dans ses bras. Après une brève hésitation, elle se déchaussa à son tour, adopta la même position et sa panique s'atténua.

« Quand je prétends que vous allez bien, je parle de vos organes, précisa-t-il. Ce qui est, en soi, une excellente nouvelle. Que vous entendiez une voix qui vous est étrangère, cela ne signifie pas que votre santé mentale soit en cause. Voulez-vous bien me confier ce qu'elle vous dit ? »

La poitrine de Lili se souleva puis retomba en un long soupir.

« Je suis si fatiguée... Il y a un instant, elle a affirmé que nous avions besoin de vous, lâcha-t-elle en plongeant son visage dans le creux de ses mains. Tout ceci est totalement irrationnel ! Je n'en peux plus...

— Vous luttez contre quelque chose que vous ne pouvez ni contrôler ni expliquer. C'est épuisant. Je vous conseille de l'accepter. De lui parler...

— Vous voulez que j'entretienne ma psychose, ma névrose, ou je ne sais quoi ? l'interrompit-elle, affligée. Cette chose qui va me faire perdre l'esprit ?

— Cette voix, vous demande-t-elle d'attenter à votre vie, de vous blesser ou d'agresser les autres ?

— Non, répondit-t-elle, excédée.

— Alors, cessez de vous défendre. Je crains que ce ne soit votre peur qui vous épuise. »

Relâchant l'étreinte autour de ses genoux, Jean s'assit en tailleur et questionna d'un sourire mutin :

« Je suppose que vous ne vous attendiez pas à ce que j'accomplisse un miracle. Si ? »

Lili expulsa un nouveau soupir de sa cage thoracique et s'assit elle aussi en tailleur avant de souffler, l'air déconfit :

« Non, bien sûr...

— Parlez-moi, l'encouragea-t-il gentiment. Peut-être a-t-elle raison, laissez-moi une chance de vous aider. »

Alors, Lili raconta pour la énième fois son effondrement, les tremblements, le froid immense, cette fatigue subite, l'incapacité à sortir de son lit. Des mois qu'elle se traînait telle une petite vieille de deux fois son âge, à peine capable d'accomplir les gestes du quotidien. Après tous les examens médicaux de la création, l'incompréhensible diagnostic que tout allait bien. La prise d'antidépresseurs qui avait fini de l'anéantir et qu'elle avait arrêtés. Les décharges électriques dans différentes parties de son corps. L'impossibilité de franchir le seuil de sa maison sans ressentir d'infernales angoisses, sans être à la limite de l'évanouissement. Son incessante tentative de convaincre son cerveau reptilien que tous les symptômes qu'il déclenchait pour sa survie n'avaient aucun sens. Qu'il se trompait. Que rien ne la menaçait. Elle avait lu ça sur Internet et se répétait bêtement : « il n'y a pas d'ours, il n'y a pas d'ours, il n'y a pas d'ours ! »

D'un geste délicat de la main, Jean l'interrompit. Il l'invita une nouvelle fois à mimer ses gestes. Assis au bord du fauteuil, le dos droit, les pieds à plat sur l'épais tapis, il posa ses mains, paumes face au plafond, sur ses genoux. Lili l'imita.

« Maintenant, fermez les yeux et ne pensez plus qu'à une seule chose : votre respiration. Gonflez votre ventre à chaque inspiration et dégonflez-le comme un ballon à chaque expiration. »

Ils respirèrent ainsi, profondément, de concert, une dizaine de fois avant que Jean ne donne une nouvelle instruction :

« Comptez vos respirations. Lorsque je vous demanderai de rouvrir les yeux, vous m'annoncerez le nombre. Vous êtes prête ? Allez-y. »

Lili se concentra du mieux qu'elle pût malgré la désagréable impression de ne pas obtenir d'oxygène. Jean lui conseilla de ne pas forcer, de gonfler juste un peu son abdomen, naturellement, à son rythme, et de compter. Elle s'exécuta, se mit à souffler en égrainant les chiffres dans sa tête.

« Ouvrez les yeux, murmura-t-il au bout d'un moment.

— Quatre-vingt-dix.

— Bien. Est-ce que ça va ?

— Oui.

— Avez-vous entendu la voix ?

— Non, juste les nombres.

— Je vous assure qu'à chaque fois que vous pratiquerez ce petit exercice, vous n'entendrez pas la voix. Est-ce que vous comprenez qu'ainsi vous reprenez le pouvoir ? »

Lili, un peu apaisée mais pas tout à fait convaincue, eut au moins l'impression que cet homme la comprenait. Qu'il ressentait sa vulnérabilité, percevait le risque, non pas d'une mort physique mais de la démission imminente de son esprit. Inclinant la tête, elle se saisit de son sac et en sortit une pochette orange qu'elle posa sur la table.

« Depuis le début, je note ce qu'elle me raconte. Je n'ai encore pu le partager avec personne. Accepteriez-vous d'y jeter un œil ? Si un autre que moi savait ce que j'entends, peut-être que cette aberration prendrait du sens. Vous comprendrez en lisant que c'est assez... délicat.

— Je lirai ces pages et je vous remercie de votre confiance, prononça-t-il d'un ton clair. Je peux vous apprendre comment reprendre des forces. Ce ne sera pas compliqué. Par contre, vous devrez pratiquer tous les jours, sans exception. »

C'était exactement ce qu'elle avait besoin d'entendre. Qu'un remède existait et qu'on la guiderait, car elle ne savait plus fonctionner seule. Lili était tout à fait disposée à essayer ce qu'il lui proposerait, pourvu qu'il l'accompagne dans cette histoire de dingue.

« Vous allez apprendre à respirer et à vous relaxer. Je sais que cela paraît dérisoire et pourtant... Savez-vous qu'en vingt-quatre heures nous respirons entre quinze et dix-huit mille fois ?

— ...

— Je veux que vous respiriez en pleine conscience au moins trois cents fois par jour. C'est-à-dire, enchaîner trente respirations profondes sans penser à autre chose, et cela réparti sur dix moments différents de la journée. Rien de bien difficile a priori mais ce n'est pas si simple. Pensez-vous en être capable ?

— Euh... Je pense, oui.

— Je vous donnerai tout à l'heure un CD avec des séances de relaxation que j'ai enregistrées. Vous en ferez une après le repas de midi et une après dix-sept heures, tous les jours. »

Lili le regarda, incrédule. Bien que son visage fut toujours souriant, il était très sérieux. C'était la première fois qu'elle repartirait avec une ordonnance de ce genre. Elle acquiesça d'un signe de tête.

« Passons dans la pièce voisine, l'acupuncture va soulager vos tensions. Venez, ne vous inquiétez pas, ce n'est pas douloureux. »

Elle allait le suivre mais, avant de sortir, elle reprit la pochette et la lui tendit :

« Je préférerais que cela ne reste pas sans surveillance. Pouvez-vous la mettre en sécurité quelque part ? » insista-t-elle.

Sans se montrer surpris par sa réaction, qu'elle-même jugea un brin paranoïaque, il se saisit de la pochette, la pressa contre sa poitrine et la recouvrit de son bras protecteur. De son autre main, il lui fit signe de le précéder.

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