Chapitre 33 : mardi 3 mai 2005

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- Elle m'a trouvé irrésistible ! lança Sam à la cantonade.

A l'arrière du restaurant, Harris écoutait ses employés. C'était l'heure de la pause, seuls Mickaël et Jonathan étaient encore en cuisine, car le jeune chef était en train d'expliquer quelques détails à l'apprenti. Il avait raté une sauce, il allait devoir la refaire. "C'est ainsi qu'il apprendra qu'il ne faut pas faire chauffer la crème fraîche", pensa Mickaël.

Sam était en train de parler de Maureen, livrant à leurs collègues ses premières impressions sur la jeune femme dont il avait fait la connaissance deux jours plus tôt.

- Ne me dis pas que tu as couché avec l'espèce de pot de peinture qui montrait ses fesses à tout le monde ? envoya Mickaël en sortant de l'arrière-cuisine, suivi de Jonathan.

Il venait d'entendre la dernière tirade de Sam, tout en ignorant encore qu'il parlait de Maureen.

- Chers amis, fit Sam, pas du tout gêné d'avoir été interrompu, je vous présente : Monsieur le Joli Cœur. Mickaël s'est amouraché d'une Irlandaise qui ne ressemble pas à une Irlandaise. Elle n'est pas rousse, elle n'a pas les yeux verts. On n'a pas réussi à savoir si elle savait danser la gigue, mais il est fort possible qu'elle fasse danser notre ami ici présent d'une manière que je laisse à votre imagination débordante.

- C'est toi qui débordes, Sam, dit Jonathan, voulant porter assistance à son chef.

- Non, mais, c'est que ça prend de l'assurance, cet apprenti... fit Sam en le regardant d'un air faussement menaçant.

- Encore heureux qu'il prenne de l'assurance, Sam ! lui dit Mickaël en lançant un clin d'œil à Jonathan, puis en allant s'adosser au mur comme il le faisait souvent lors des moments de pause. Et j'abonde dans son sens : on n'est que mardi et tu débordes déjà sacrément. Tu as l'intention de noyer les quais de la Clyde ?

- Pour ta gouverne, chef cuistot, la Clyde ne déborde jamais. Et moi, non plus...

Mickaël leva un sourcil étonné. Ca, ça voulait dire qu'il était rentré bredouille du bowling...

- Tu vas faire quoi, pendant les congés, Jonathan ? demanda Dan, pour tenter de calmer un peu le second.

- Je vais aller voir mes parents, à Inverness, répondit le jeune homme.

- Tu vas chasser le monstre ? lança Sam, intarissable.

- Faut pas plaisanter avec Nessie, dit Jonathan. C'est sérieux ! Il existe vraiment !

Mickaël sourit. Il s'était saisi d'une pomme, un peu trop mûre, en quittant la cuisine, et dont il ne pouvait se servir pour une tarte. Après les vacances, ils recevraient les premiers fruits d'été, framboises et fraises, et pourraient apporter quelques changements à la carte des desserts. Il lui tardait de faire goûter à Maureen la mousse de fraise à la menthe.

- Et toi, Sam, tu fais quoi ? demanda Tony, le pâtissier.

- Je vais voir mon vieux, à Aberdeen. Et la belle-doche. Je ne pense pas que je resterai toute la semaine.

Il tira sur sa cigarette, regarda Mickaël du coin de l'œil.

- Et toi, Monsieur le Joli Cœur, tu l'emmènes quelque part, ta princesse ?

- Oui. On va voir ma grand-mère.

Il n'eut pas besoin de préciser où.

- Tu la salueras de ma part... fit Sam.

- Elle me demande de tes nouvelles à chaque fois. Faudra que tu viennes un de ces jours.

- P'têt cet été...

Sam ne poursuivit pas. Mickaël savait pourquoi, pas les autres. Il n'insista pas. Peut-être aurait-il l'occasion de croiser Jenn. Peut-être. Il reprit :

- Mais on n'y passera pas la semaine. Maureen ne peut pas se permettre de fermer la boutique aussi longtemps. On rentrera mercredi soir. Alors, si t'es par là en fin de semaine...Tu fais signe.

**

Debout devant la fenêtre de sa cuisine, Maureen terminait sa vaisselle du soir tout en réfléchissant à l'organisation des jours à venir. Sur la table trônait l'affiche qu'elle avait préparée pour annoncer sa prochaine fermeture, pour la semaine du Spring Bank. En revenant de leur promenade, la veille, Mickaël lui avait annoncé qu'il serait en congé toute la semaine et lui avait alors proposé d'aller à Fort William, chez sa grand-mère. Elle était très tentée par cette visite, pour découvrir enfin les Highlands, mais aussi parce que Mickaël lui parlait souvent de Mummy et qu'elle était tout aussi curieuse de faire sa connaissance qu'elle l'avait été pour Sam et Willy.

Elle était vraiment contente de les avoir rencontrés. Au fil des occasions au cours desquelles Mickaël lui avait parlé d'eux, elle s'en était fait une certaine image. Sam était vraiment drôle, par ses attitudes, son humour. Elle avait aussi deviné un lien profond et solide entre lui et Mickaël, un lien presque fraternel. William était plus posé, plus réfléchi. Il était aussi très beau garçon et elle avait remarqué qu'il ne laissait pas indifférentes d'autres joueuses dans les rangées voisines. Elle se demandait s'il avait une petite amie, Mickaël ne le lui avait pas précisé. Les trois jeunes gens étaient très complices, cela se voyait qu'ils se connaissaient très bien, et de longue date, qu'ils avaient déjà partagé beaucoup - et sans doute pas que des moments heureux.

Elle avait apprécié leur sortie et elle repensa aussi à sa réaction, face à Miranda. Un bref instant, elle ferma les yeux, revivant un de ces moments douloureux et difficiles que Brian lui avait imposés. C'était peu après ses aveux, quand il avait reconnu qu'il la trompait. Etait-ce un hasard ? Elle était persuadée que non, et s'était retrouvée, dans la rue, presque devant chez eux, face à Déborah, sa maîtresse. Elles s'étaient juste croisées, mais son regard, à la fois glacial et triomphant, avait été pour Maureen comme un véritable coup de couteau dans son cœur. Elle était rentrée, chancelante, ignorant encore comment ses jambes avaient pu la porter jusqu'à la maison, s'effondrant à peine le seuil franchi.

Elle avait bien eu conscience que Mickaël ne regardait pas du tout Miranda, que cette dernière l'agaçait même. Cela ne l'avait pas empêchée de se mettre en retrait, non par jalousie, mais par crainte. Elle ne voulait pas revivre certaines épreuves. Elle voulait avancer. Ne pas se laisser happer par le passé. Pourtant, elle se dit que c'était un peu ce qui s'était produit. Si elle avait eu plus confiance en elle, elle n'aurait porté aucune attention à Miranda. Et, peut-être même aurait-elle été capable de la remettre à sa place, par un trait d'humour bien lancé, comme Sam par exemple le faisait. Mais elle ne se voyait pas se comporter ainsi. Et, pourtant, Mickaël lui avait dit qu'elle avait de la confiance et de la force en elle. Lui l'avait vu. Comme Lawra. Et ce qu'il lui avait dit, hier, lors de leur promenade, l'avait vraiment bouleversée. Ce "Tu crois que tu n'as pas confiance en toi, alors que c'est faux. Tu es capable de prendre des risques."

Ses mots l'avaient poussée à formuler quelques - timides - premières révélations, liées indirectement à Brian. Elle n'éprouvait rien de particulier d'avoir ainsi parlé à Mickaël, pas de franc soulagement, pas de crainte non plus. Elle avait juste dit la vérité, du moins celle qu'elle était capable, pour l'heure, de révéler.

Et puis, surtout, il y avait eu ses propres aveux. La reconnaissance de ses sentiments. La réciprocité de leurs sentiments. De vrais sentiments. Pas de faux semblants, comme ce qu'elle avait vécu avec Brian. Mickaël l'aimait vraiment, sincèrement, profondément. Il voulait encore partager beaucoup de choses avec elle et, parmi toutes ces choses, il voulait lui faire découvrir les Highlands. Et elle devinait déjà que ce serait un vrai cadeau, autant pour elle que pour lui.

Elle avait donc réfléchi, depuis la veille, et estimait pouvoir fermer sa boutique durant deux jours. De toute façon, le mardi serait férié et le mercredi, il ne lui serait pas possible de recevoir une livraison. Son fournisseur habituel ne pourrait lui apporter de fleurs que le jeudi. Inutile donc d'ouvrir avant, elle ne pourrait rien proposer à ses clients. Sa voisine, la vendeuse de vêtements, serait, quant à elle, fermée toute la semaine.

Elle termina de ranger les couverts, puis décida d'aller faire une petite promenade. Après une journée couverte, le ciel s'éclairait, les nuages s'effilochaient. Il n'y avait pas de menace de pluie. Elle descendit jusqu'à la Clyde, remonta par la rue assez large qui desservait la ruelle où habitait Mickaël. Il la rejoindrait dans la nuit. Il lui manquait déjà.

Elle rentra chez elle, prit un livre et s'endormit un peu tard. Elle n'entendit pas Mickaël rentrer dans la nuit, mais ce fut autre chose qui la réveilla.

**

Mickaël était rentré tout joyeux, sifflotant sur son vélo. En terminant le service, Sam l'avait retenu quelques instants, pour lui parler de Maureen. Et lui dire bien autre chose que les plaisanteries qu'il avait assénées durant la pause de l'après-midi.

- C'est une vraie princesse, ta Maureen, Micky. Mazette ! Est-ce qu'elle sait au moins à quoi elle s'engage avec toi ? Parce que bon...

- Ne t'inquiète pas pour Maureen, elle a les pieds sur terre et la tête sur les épaules. Et crois-moi, on s'entend vraiment bien... avait-il répondu.

Bien entendu, Sam avait encore fait son curieux, voulant savoir ce que Mickaël entendait par "on s'entend vraiment bien".

- Et au pieu, au moins, ça va ?

- Si je te réponds qu'on fait grincer le matelas et couiner le sommier, ça suffira à combler ta curiosité ? avait-il dit.

Sam avait éclaté de rire et avait ajouté :

- Et l'inverse est vrai aussi ?

- L'inverse ?

- Ouais : faire couiner le matelas et grincer le sommier !

Mickaël avait simplement répondu par un petit sourire. Sam en avait plissé des yeux pour tirer une nouvelle bouffée de sa cigarette. Et il en avait finalement conclu :

- Tu veux que je te dise un truc, Micky ?

- Même si je réponds non, tu me le diras quand même, donc vas-y...

- Elle est vraiment pas comme Betty. C'est un bon point pour elle.

- Tu permets, mais j'éviterai de le lui dire...

- Ouais, ouais... J'comprends, avait dit Sam. En tout cas, avait-il poursuivi, elle a de la chance : tu l'emmènes bientôt voir Mummy. Chuis sûr que ta grand-mère va l'adorer !

Mickaël en avait souri, sans rien ajouter : parler de Jenn serait inutile, du moins, c'était son sentiment pour le moment. La dernière tirade de Sam l'avait déjà projeté vers cette période de vacances qui approchait. Une période toujours bienvenue après de longs mois de travail, depuis les fêtes. Cette semaine marquait aussi comme une coupure au niveau des menus qu'ils proposaient, passant ainsi des plats d'hiver à ceux d'été. Cette année, s'ouvrait devant lui une perspective vraiment réjouissante : emmener Maureen à Fort William. Betty était la seule de ses petites amies qui avait eu l'occasion de rencontrer Mummy et de découvrir l'ancienne ferme de Donan MacLeod, perchée sur la montagne, au-dessus de Fort William et du Loch Linnhe.

Maureen avait montré tant de plaisir à découvrir le Loch Lomond qu'il était certain que la région lui plairait. Là aussi, il voulait l'associer à ce qu'il aimait, ce qu'il faisait, ce qu'il était. La faire entrer dans sa vie.

Il comprit vite qu'elle dormait profondément quand il arriva et se glissa dans le lit à ses côtés. Comme à son habitude, elle vint se blottir contre lui quelques minutes plus tard, sans se réveiller. Il sombra vite dans le sommeil lui aussi.

Il fut cependant réveillé par quelque chose d'inhabituel, comme si une petite alarme avait retenti dans son cerveau. Il ouvrit les yeux, constata qu'il faisait encore nuit et Maureen n'était plus contre lui. Elle était assise, sur le bord du lit, face à la fenêtre et lui tournait le dos. Il se demanda ce qui l'avait réveillée, resta un moment à la fixer avant qu'un geste de sa part ne l'intrigue vraiment. Il vit ainsi sa main remonter vers son visage, frôler sa joue, repousser une mèche de cheveux derrière son oreille. Puis ce fut un léger sursaut de ses épaules qui le décida. Il se redressa et vint poser ses mains sur ses bras.

- Qu'est-ce qui se passe, ma douce ?

- Je t'ai réveillé ? s'inquiéta-t-elle sans répondre.

- Peut-être, mais ce n'est pas grave. Pourquoi pleures-tu ?

Maureen prit une profonde inspiration.

- J'ai fait un cauchemar. Enfin, une sorte de cauchemar. Un mauvais souvenir, plutôt.

- Tu veux me raconter ? dit-il en l'entourant tendrement de ses bras.

- C'est très dur. Pour moi.

Il appuya alors son menton sur son épaule et dit :

- On porte tous des souvenirs douloureux, Maureen. Et, parfois, ça fait du bien de les raconter. Ils deviennent plus légers à porter.

- Oui, je le sais. J'ai une très bonne amie, Lawra, à qui je me suis confiée, déjà. Pour beaucoup de choses.

- Mais pas pour tout ?

- Non, pas pour tout.

Mickaël laissa passer quelques secondes. Il avait le sentiment d'avancer à tout petits pas. Mais que c'était essentiel d'aller doucement.

- Est-ce que tu pourrais me raconter un peu ? A moi ?

- Je ne sais pas. C'est... tellement... spécial, finit-elle par dire en faisant un petit geste de la main comme pour souligner un peu plus son hésitation.

Il l'attira doucement vers lui, pour qu'elle se rallonge. Elle vint appuyer sa joue contre son torse. Sous son oreille, Maureen entendait battre le cœur de Mickaël, régulièrement. C'était le seul bruit, avec celui de leurs deux respirations, dont elle avait conscience. Et il l'apaisait.

Mickaël lui passait doucement la main dans les cheveux. Le temps s'écoulait lentement. Le jeune homme ne disait rien. Il attendait. Soit elle se livrait là, maintenant, soit elle parvenait à se rendormir. Et les confessions seraient pour plus tard.

Sa voix ne fut qu'un souffle. Les mots étaient terribles.

- Je ne savais pas ce qui m'attendait, ce soir-là. Il était assis sur le bord du lit. Il m'a ordonné de m'agenouiller devant lui. Il... Il m'a mis de force son sexe dans la bouche. Je... J'ai cru que j'allais étouffer. Il insistait. Il me tenait très fermement. J'étais tétanisée. J'aurais dû essayer de m'échapper... Peut-être que j'aurais pu... Mais qu'est-ce qui serait arrivé ensuite ? C'était... violent. Lui, ça avait l'air de lui plaire. Pour moi, c'était horrible. Et quand... quand il s'est vidé dans ma bouche... Je ne sais pas, je ne sais toujours pas comment j'ai fait pour arriver jusqu'à la salle de bain et vomir.

Mickaël avait les yeux grands ouverts, il relâcha sa respiration avec le sentiment de l'avoir retenue dès que Maureen avait commencé à lui parler. Il se sentait fou de rage. Qu'on ait osé lui faire ça ! C'était encore pire que ce qu'il avait imaginé. Il se demandait qui était cet homme et s'il était le même que celui qui l'avait comparée à cette femme dont Miranda avait ravivé le souvenir. Il se disait qu'il vaudrait mieux que jamais il ne se retrouve face à lui, car il n'était pas sûr de pouvoir se contenir. Maureen reprit sa respiration et ajouta, d'une voix toujours hachée :

- Mais le pire... Oui, le pire... C'étaient ses mots. Je l'entends encore me traiter de petite conne ! Et d'ajouter qu'il n'y avait aucun risque qu'il recommence vu comment je l'avais dégoûté... Et ça résonne toujours dans ma tête...

Elle ferma les yeux, il sentit ses mains se crisper sur son torse. Avec tendresse, il l'entoura de ses bras, puis la fit basculer de manière à se retrouver face à elle.

- Je n'imaginais pas, Maureen... Je ne comprends pas qu'un homme puisse faire ça ! Puisse agir ainsi et imposer... C'est inhumain. Ma douce... Ma si douce...

Il porta la main vers son visage, repoussa quelques mèches de cheveux. Le regard de Maureen était très gris. Il n'y trouvait plus aucune nuance bleutée. Il déposa un léger baiser sur ses lèvres et reprit :

- Je comprends tes réticences. Ne t'inquiète pas. Je ne te forcerai pas, mon amour. Jamais.

Elle hocha la tête, incapable de lui répondre. Il poursuivit :

- Dimanche, on part pour Fort William. Que pour quelques jours certes, mais ce seront de vraies vacances. Tu en as besoin et moi aussi. Et on va s'inventer d'autres souvenirs. Des beaux. Je te le promets. Je t'aime.

Elle lui adressa un sourire timide. Une larme perla au coin de ses cils. Il l'essuya du bout de son index et se sentit soulagé : le gris de ses yeux laissait place à un peu de bleu.

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