Chapitre 36 : lundi 9 mai 2005

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La lumière de ce matin de printemps entrait doucement dans la chambre, révélant à Maureen des détails sur lesquels elle ne s'était pas arrêtée la veille. Blottie contre Mickaël, elle profitait de ce premier matin de vacances, sans être obligés de se bousculer. Certes, il avait prévu une assez longue sortie pour cette journée, mais ils n'étaient pas tenus de se lever à l'aube non plus. Elle se demanda si la chambre avait beaucoup changé depuis que Mickaël était petit garçon. Elle essayait de l'imaginer ici, gamin, avec Sam, avec Véra. Elle se doutait que les peintures avaient été refaites, car le plafond et le tour de la fenêtre, de la porte, étaient bien clairs. Au mur étaient accrochés deux photos et un tableau, une reproduction d'un paysage marin que Maureen identifia comme étant une toile de Degas. L'une des photos représentait le Ben Nevis en plein hiver, sous une lumière dorée. L'autre, Maureen ne reconnut pas les lieux. La photo était étrange : c'était en fait un grand poster représentant une fresque de chevaux préhistoriques.

- Bien dormi, ma douce ? lui demanda Mickaël d'une voix encore ensommeillée en resserrant son étreinte autour d'elle.

- Oui, très bien. Et toi ?

- Oui, aussi. Je dors toujours très bien quand je suis ici.

- C'est calme... fit-elle remarquer.

- C'est vrai. Aucun risque d'être réveillé par un camion qui descend la rue...

- Hum... fit-elle, je me demandais...

- Oui ?

- C'est quoi la photo des chevaux ?

- Ah. C'est un poster que j'ai rapporté du voyage que j'avais fait en France, avec Willy. Je t'en ai parlé hier.

- Oui, tu m'as dit "là où c'était beau, là où c'était bon".

- Exactement, rit-il légèrement. Et on a visité vraiment plein d'endroits fantastiques. La France a une Histoire si riche ! Et elle regorge de sites historiques, châteaux, musées, villes... Là, c'est un peu particulier : c'est un site préhistorique. Une grotte rupestre, ornée de peintures réalisées par nos très, très lointains ancêtres. On peut notamment y voir des empreintes de mains, au pochoir. Se dire que ces mains sont si vieilles... Cela donne le vertige et c'est émouvant en même temps. Et sur l'une des parois, on peut donc voir cette fresque des chevaux. Elle est magnifique. On serait resté des heures à la regarder, Willy et moi, si on avait pu...

- Nous n'avons pas de grottes ornées en Irlande et en Ecosse, n'est-ce pas ?

- Non. Mais nous avons de nombreux sites préhistoriques aussi. Et pas des moindres.

Ils restèrent silencieux un moment. Mickaël appréciait ce premier réveil en compagnie de Maureen, ici, à Fort William. La journée s'annonçait belle, effectivement, avec ce soleil qui éclairait déjà la pièce. Il se sentait vraiment heureux et détendu. Il n'était en vacances que depuis quelques heures, mais il avait déjà l'impression que cela faisait plusieurs jours : il avait toujours ce sentiment, celui d'une véritable coupure dès qu'il arrivait ici. Se retrouver chez sa grand-mère, c'était un autre monde, un autre rythme, et il s'y fondait toujours avec aisance.

Le regard de Maureen continuait à faire le tour de la pièce, s'arrêtant sur les meubles : une vieille armoire en chêne, de la même facture que le tour du lit et la commode. Sur cette dernière était posée la maquette d'un vieux gréement, un bateau de pêche. C'était une chambre qui ressemblait à une chambre de vacances, même s'il y demeurait aussi des souvenirs de l'enfance : quelques petites voitures, un coquillage, et un pantin en bois accroché sur le petit côté du mur, près de la fenêtre.

**

Ils quittèrent Fort William en début de matinée, après un copieux petit déjeuner avec un choix si vaste de confitures que Maureen eut bien du mal à choisir lesquelles goûter. Mummy refusa de monter à l'avant, arguant qu'elle connaissait les paysages et que c'était mieux pour Maureen d'être assise à côté de Mickaël pour les admirer. Elle s'étonna que son petit-fils ait une voiture, ce à quoi il répondit :

- C'est celle de Maureen, Mummy. Moi, je suis toujours à vélo... A Glasgow, c'est aussi simple pour se déplacer.

- Même quand il pleut ?

- Il pleut toujours... Tu devrais plutôt demander "même quand il fait chaud" ?

Mummy s'était donc installée à l'arrière. Elle avait préparé un panier avec toutes sortes de provisions qui étonneraient beaucoup Maureen au moment du repas. Ils prirent rapidement la route de Glenfinnan. Ils s'y arrêtèrent pour admirer le Loch Shiel et le monument érigé en souvenir du rassemblement jacobite de 1745. En revenant vers la voiture, Mickaël demanda à sa grand-mère :

- Tu veux aller jusqu'à Mallaig ? Cela nous fait une quarantaine de kilomètre en plus, aller-retour, et la vue est jolie, sur Skye.

- C'est faisable, oui, d'autant que la route est belle. Je préfère que tu m'emmènes là, plutôt que sur Ardnamurchan.

- Pourtant, c'est joli...

- Ah, ça, pour être joli... Mais c'est de la toute, toute petite route... Le retour par Salen me suffira.

La matinée n'était pas encore trop avancée et la route jusqu'à Mallaig étant large, ils y parvinrent assez vite. Le port était très coloré et ils s'y arrêtèrent un moment. Comme il faisait bon, Mummy avait trouvé un banc à lui convenir et elle dit :

- Tu devrais emmener Maureen jusqu'à Mallaigmore. Je vous attendrai ici. Tu pourras lui montrer les eaux vertes du Loch Nevis.

- On peut, oui, fit Mickaël.

- Vous n'allez pas vous ennuyer ? s'inquiéta Maureen.

- Oh, pas du tout ! fit Mummy. J'ai emmené mon tricot.

Et elle sortit effectivement ses aiguilles à tricoter d'un petit sac en tissu qu'elle avait emporté avec elle.

Mickaël et Maureen reprirent alors la voiture et il les conduisit sur une route minuscule, à une voie, le long d'une côte rocheuse et dentelée, jusqu'à un tout petit village qui donnait sur le Loch Nevis. Une jolie petite plage s'ouvrait là et ils y firent quelques pas.

- Là, sur la gauche, c'est l'île de Skye, qu'on voyait déjà de Mallaig, expliqua Mickaël en désignant les sommets montagneux qui s'élevaient au large. C'est une très belle île. Il y a beaucoup de choses à faire et à voir là-bas.

- Trop pour un petit séjour comme le nôtre, dit Maureen.

- Oui. On reviendra. Et on y passera quelques jours, dit Mickaël. Et là, en face, tu vois la presqu'île du Loch Nevis. Ce loch a une forme vraiment particulière, avec un coude très prononcé vers l'est, avant de remonter vers le nord. Tu verras sur la carte.

- Il y a un village, en face ? demanda-t-elle.

- Oui, dit Mickaël. C'est tout petit, juste quelques maisons et un château en ruines. Cela s'appelle Inverie.

Il resta un moment silencieux, puis dit :

- J'ai toujours aimé venir ici. Mummy le sait bien. Je ne saurais expliquer pourquoi. Je me sens attaché à cet endroit. C'est très sauvage. Il n'y a pas de route pour y mener, juste un chemin de randonnée. Ou alors, il faut prendre le bateau qui part de Mallaig et dessert Inverie et Tarbet, sur cette même rive, mais dans le creux. Vivre ici, c'est être condamné à l'isolement ou presque. Ce n'est pas le seul endroit des Highlands à être ainsi.

- C'est beau, effectivement, dit Maureen. Les eaux du loch sont si calmes... Et d'une si belle couleur ! On dirait tes yeux, ajouta-t-elle en souriant.

Mickaël rit.

- A certaines heures du jour, je suis certain que leur couleur est plus proche de celle de tes yeux que des miens... Allons, retournons à Mallaig. Je ne sais pas où on va pique-niquer. Ce serait bien de repartir un peu sur nos pas et d'aller vers Glenuig. On s'arrêtera peut-être avant. On verra.

Avant de faire demi-tour, Maureen jeta un dernier regard vers le loch et l'autre rive. Elle ressentait un étrange sentiment, et comme si un lent battement résonnait en elle. Cet endroit ne lui semblait pas inconnu et, pourtant, elle n'était jamais venue ici, elle le savait pertinemment.

**

Ils retrouvèrent Mummy sur son banc et repartirent vers Morar et ses belles plages de sable blanc avant d'obliquer vers Glenuig. Ils s'y arrêtèrent pour manger, dans une anse, à l'abri du vent. L'eau était transparente et rappela à Maureen celle de la Clew Bay, au nord du Connemara. C'était le seul voyage que Brian avait organisé pour elle et elle songea que Mickaël lui avait déjà fait découvrir plus de choses en quelques semaines que Brian en plusieurs années...

Mickaël lui expliqua :

- Là-bas, c'est l'île d'Eigg, et derrière, tu peux distinguer Rùm. En face, c'est l'une des pointes de Morar, d'où nous venons. Et les montagnes, dans le fond, c'est Skye.

- Et là, c'est bien la mer ? demanda-t-elle avec un léger sourire.

- Oui !

Mummy s'étonna de la remarque, mais Mickaël lui expliqua rapidement :

- Maureen devient très forte pour deviner si c'est un loch ou la mer...

- Ah... Parfois, on s'y perd... Même moi !

Mummy déballa son panier, Mickaël la glacière. Après les confitures du petit déjeuner, Maureen se vit proposer cette fois des tranches d'andouille et du pâté de lapin expédiés par la belle-sœur de Mummy, une salade de crudités avec du thon et les restes de la tarte aux pommes de la veille. La vieille dame avait aussi apporté des crèmes à la vanille, au caramel et au chocolat, un dessert qu'elle faisait souvent à ses petits-enfants et dont Léony raffolait. Mickaël avait repris cette recette à son compte, en y ajoutant des épices et quelques parfums. Il promit à Maureen de les lui faire goûter à leur retour à Glasgow, qu'elle puisse comparer la version "originale" et la version "élaborée par le chef".

Ils repartirent ensuite en direction du Loch Shiel, dont ils ne virent qu'un petit bout, avant de poursuivre la route en traversant la région de Sunart pour atteindre Salen et les rives du Loch Sunart qu'ils longèrent en partie avant de remonter la vallée de Glen Tarbert et de retrouver les rives du Loch Linnhe. Ils prirent le thé en face de Corran, en attendant le bac pour traverser et rejoindre la route menant à la maison. Comme convenu, ils y laissèrent Mummy. Elle allait se charger de leur préparer le repas, "français ou plutôt normand, si Maureen avait envie de goûter..." Maureen voulait bien et Mickaël l'entraîna pour repartir sur les pentes du Ben Nevis.

**

Maureen se tenait debout face à l'immensité. Mickaël ne lui avait pas menti : elle avait le sentiment de dominer le monde, d'être si proche du ciel qu'en tendant la main, c'était certain, elle allait le toucher. Ils avaient pu monter en voiture assez haut, jusqu'aux chalets qui délimitaient le bas de la zone skiable. Ils s'étaient garés là et Mickaël l'avait entraînée sur un sentier qui, après une bonne demi-heure de marche, les avait conduits sur un promontoire qui dominait Fort William et faisait face à la presqu'île d'Ardgour. La vue portait loin sur l'enfilade des sommets de la presqu'île. Elle pouvait admirer de haut les étendues qu'ils avaient traversées dans la journée et elle reconnut assez aisément le Loch Eil qu'ils avaient longé jusqu'à Glenfinnan.

Ils étaient seuls. Ils étaient amoureux. Ils étaient heureux.

Elle était là, avec l'homme qui lui avait redonné le goût de vivre, l'homme qui lui avait donné le goût de l'amour, du bonheur. L'homme qu'elle aimait plus que tout au monde.

Il était là, avec la femme avec laquelle il pouvait tout partager, la femme qui le rendait heureux. La femme qu'il aimait plus que tout au monde.

Elle se tourna vers lui, il se tenait comme elle, debout, regardant le paysage, le dos tourné au flanc de montagne par lequel ils étaient venus jusqu'ici. Le soleil était encore assez haut dans le ciel, il leur restait quelques heures de jour. L'air était un peu frais, il y avait du vent qui soulevait légèrement les cheveux de Maureen. Les yeux de la jeune femme reflétaient le ciel, d'un bleu azur, et la montagne, grise. Il leur trouva une limpidité qui faisait écho à celle des eaux du Loch Linnhe. Désormais, et pour toujours, les yeux de Maureen auraient pour lui la couleur des eaux de ce loch.

Il savait déjà que cette fin de journée serait une réussite, que ce serait encore un moment de partage, d'échange, d'amour. Il lui tendit la main pour prendre la sienne, ils se regardaient toujours, elle découvrant encore et encore toute l'étendue de son regard, lui plongeant dans le gris-bleu de ses yeux. Puis il franchit le pas qui la séparait de lui et l'enlaça. Leurs visages étaient tournés l'un vers l'autre, ils restèrent de longues secondes ainsi, sans dire un mot. Puis ils s'embrassèrent, longuement, d'abord tendrement, puis de plus en plus passionnément au fil des secondes.

- Viens, dit-il un peu essoufflé en rompant leur baiser. Je connais un coin où nous serons à l'abri du vent, il fera bon...

- Il fera bon pour quoi ? demanda-t-elle.

- Bon pour faire l'amour, répondit-il avec aplomb.

Elle rit alors, de ce rire léger et frais qui enchantait toujours son oreille. Elle le suivit bien volontiers derrière un abri de roche où il entreprit de la déshabiller. Un peu frissonnante, un peu étonnée aussi de leur audace, Maureen apprécia de se retrouver, nue, avec Mickaël, en pleine nature. Elle n'aurait jamais imaginé se dévêtir ainsi, et encore moins se lancer dans une étreinte en-dehors de sa chambre. Mais avec Mickaël, cela semblait si naturel ! Et ce fut aussi si libérateur, comme un pied-de-nez à d'autres mœurs, à d'autres convenances et des pratiques rigides et figées, d'un autre temps.

Quand ils redescendirent vers la maison, roulant tranquillement pour admirer encore et toujours la vue, Mickaël lui demanda :

- Tu as aimé ?

- Oui, fit-elle en se tournant vers lui. C'était bien.

- Tu avais déjà fait l'amour en pleine nature ? demanda-t-il, un peu curieux.

- Non, jamais, répondit-elle en fronçant légèrement les sourcils. Toi, oui, j'imagine ?

- Oui, mais c'était il y a longtemps. Sur une plage, en Bretagne. En Ecosse, c'est la première fois que je le refais. Et ici, c'est tellement... grandiose.

- Tu avais prévu cela quand on est parti pour la balade ?

- Non, sincèrement, non. Mais une fois là-haut, seul avec toi... Face à ce pays qui est le mien, cette vue que j'aime tant... Je voulais ce partage. Si tu as aimé, on pourra le refaire, ailleurs.

- A condition d'être totalement seuls ! Je n'aimerais pas du tout me faire surprendre...

- Moi non plus, sourit-il.

Il se tut, pour se concentrer sur sa conduite : il y avait là une série de virages assez serrés et le risque était grand de se retrouver face à face avec quelques moutons échappés d'un champ. Ou prenant la route pour leur champ. Ils étaient les rois de la montagne.

- Oh ! fit Maureen en désignant un point dans le ciel. Qu'est-ce que c'est ?

- Un rapace, fit Mickaël. Par contre, on est loin, un peu difficile de l'identifier précisément... Tiens, il y en a un autre, là-bas.

Maureen aperçut effectivement l'autre oiseau et ils les virent, bientôt, voler côte à côte, en profitant des courants ascendants pour se hisser plus haut encore. Leur vol était régulier, on aurait presque dit une danse, l'un suivant l'autre, l'un entraînant l'autre.

- C'est sûrement un couple, fit Mickaël, d'un ton pensif. Eux aussi sont les rois de la montagne...

- Tu crois qu'ils nous ont vus ? demanda Maureen d'un ton mutin.

- C'est bien possible. Peut-être qu'on leur a donné des idées...

Elle éclata de rire et il sourit, heureux de ce rire joyeux, heureux de ce rire heureux.

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