Gueule en bière

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Les poulpes sont des êtres imbus de leur personne. Il suffit de regarder leur iris horizontal lorsqu’ils daignent décoller du fond marin, ils vous toisent, vous snobent de leur intellect, ils savent qu'ils ont bien plus de membres et de cerveaux que vous.

Mais Octine n'était pas de ceux-là. Déjà petite pieuvre, elle respectait toutes les créatures de l’océan comme de la terre, de la mangouste à l'escargot de mer, du requin marteau à l’hyménoptère, du crabe araignée à l'ensemble de l'humanité – Octine appréciait tout le monde. Mais en voyant toutes ces mines patibulaires fixées sur sa masse arbitraire, elle se rappelait amèrement que l'inverse n'avait jamais été vrai. Déjà comme fruit de mer, on ne la traitait pas bien ; comme suivante, encore moins ; et comme molosse, c'était l'enfer.

Et la chose semblait empirer à mesure qu'elle « enterrait » chaque ivrogne qui venait l'affronter.

Un a un, ils s'asseyaient au comptoir, la regardaient, grimaçaient, méprisants et vantards. Les autres se mettaient à brailler « à boire, à boire, à boire ! ». Puis, l'alcool coulait dans les verres, dare-dare.

Ensuite la lutte d'esprit et d'estomac commençait – pour eux uniquement, même s'ils l'ignoraient, car Octine, si elle était pourvue d'un semblant de bouche, ne pouvait pas réellement ingurgiter ces breuvages. Elle se contentait de rediriger le liquide, par capillarité, jusqu'à l'extrémité de ses membres, mouillant sol et tabouret abondamment, sans que personne ne le remarque.

Quand chaque nouveau champion s'écroulait au bout d'une quinzaine de verres, Octine recevait des honneurs qu'on lui concédait en maugréant. On la vénérait en même temps qu'on la détestait.

Juste quand elle commençait à en voir le bout, un nouveau candidat se pointa.

— Tu finiras bien par tomber, le gros en robe ! gnaaaaaa ! gronda Umul, dit "L'étranger" (en réalité il avait grandi dans la rue d'en face, mais son faciès, sa voix et ses inflexions abominables laissaient penser qu'il venait de loin – d'au-delà des mers et même des steppes barbares, où, dit-on, personne ne parle autrement qu'en rugissant). On verra si tu m'bats, gnaaaaa, ponctua-t-il à nouveau, selon son habitude.

Tandis que les verres recommençaient à s'enchaîner, Octine avait l'impression d'assister à un speed dating encore plus absurde que ceux pratiqués par les nobles à la cour. L'enjeu ici ne consistait pas à finir en un quelconque bécotage caché dans une impasse de labyrinthe de buis, mais bien de savoir qui vomirait en premier sur l'autre. Tragique.

— T'es uuun costaud toi, un vrai ! Gnaa... glapit Umul, avant d'afonner un huitième godet. On diraissait que ça t'fais rieenn... gnnaaa...

Octine, depuis ses hauteurs, regardait le champion perdre peu à peu de sa superbe, il lui semblait même un peu flou, comme le reste du décor. Son corps devait fatiguer à force de rester si longuement gonflé, maintenir ses octaves profondes et rediriger l'éthanol vers le sol. Une petite sieste ne serait pas de refus une fois sa chambre gagnée. Elle engloutit son ... – elle ne savait plus, quantième – verre.

Le Brutus en face lui souriait d'un air benêt, tandis que les autres vociféraient « enterre-le, enterre-le ». Arrivé au douzième, le gars chavirait comme un navire vaillant en pleine tempête. Octine se sentait un peu étourdie également. Sûrement les vapeurs.

— Maiieeuuhh, comment stu fais, pour boire autant, gnaha ? bégaya Umul, oscillant dangereusement. La der' que j'ai vu ça c't'ait un des gardes duduc. Il buvaaiii sannnnnss...

Son corps massif bascula soudain en arrière et fut rattrapé par ses coachs désemparés. Derrière, la pieuvre vit qu´on faisait les paris. Ceux qui venaient de perdre regardaient haineusement ceux qui empochaient les pièces, puis tournaient leurs yeux sombres sur la poulpe gonflée. Octine se sentait de plus en plus mal à l'aise. Tous ces yeux, toutes ces bouches, toutes ces voix lui rappelaient les abysses. L'horreur.

— C'est fini ! trancha-t-elle de sa grosse voix. Ma chambre, tenancier !

— Ce n'est pas fini ! fit une voix féminine.

Le molosse en baudruche se tourna derechef. Une petite dame s'installait sur le tabouret abandonné par Umul en dardant sur sa masse un regard des plus vifs.

Un silence se fit autour d'eux. Seules quelques voix admiratives vinrent le ponctuer de « C'est elle », « La championne », « Elle pourra pas », « Moi, j'te parie trois repas », « J'te mets en gage mon bras ! »

— Je suis Fragole, fit la minuscule femme au physique si sec et si grêle qu'il ne laissait pas présager qu'elle put être une réelle concurrente. Veux-tu bien relever encore une dernière fois le défi ? Je suis petite, je ne t'inquiéterai pas.

Octine se sentait un peu vaseuse, elle ne comprenait pas vraiment pourquoi. L'un de ses cerveaux disait qu'elle était saoule, mais elle intima aux autres de le court-circuiter fissa. Saoule, Octine ? Éventuellement pompette – si d'aventure quelques particules d'éthanol avaient réussi à se frayer un chemin jusqu'à ses veines – mais bourrée, elle, jamais ! En aucun cas ! Une poulpe tombant si bas, oh grand non !

— Oh grand non ! laissa-t-elle échapper de sa voix d'Octine, avant de retrouver sa contrebasse. Pardoon ! Si, bien sûr. Tenez-vous bien, maadame !

Les acclamations devinrent vivat. Les clients pariaient, dansaient, chantaient. Franchement, il fallait croire que cees pauvres gens s'ennuyaient fermement pour n'avoir que ça pour s'occuper, jugea la poulpe en voyant son adversaire lentement osciller. Biizarre

Les verres furent servis, les regards se jaugèrent et chacune avalaa le liquide suret. Le second suivit recta. Le troisième, directa.

— Joli géant, tu transpires, plaisanta Fragole en articulant avec soin : tu risques de ne pas me vaincre, malgré ta taille.

— Ça n'aha rien à voir, gronda la pieuvre. Il fait trop chaud, c'eest tout !

Quatrième verre, nausée légère, bâillon sur un cerveau supplémentaire. Cinquième, évacuation rapide ; mal visé : les spectateurs pensent qu'elle a fait pipi. Sixième, l'adversaire cligne de l'œil, est-ce un signe ? Septième, pourquoi tremble-t-elle, cette Fragole ? Àà moins que... ses yeux ? Pas le temps ! Huitième, si elle vomit, ce sera par le bec – en plus d'elles deux qui trinquerons, le tabouret aussi – nœud dans le cerveau responsable de la digestion. Dix... déjà ? Où était le neuvième ? Douze ! Mais ils vont où ? Fragole riigole. Quinze, on accélère. Ça va, quinze... – mais quantième pour elle ? Quarante, peut-être ? Non, trenteuh-huit ? Fragole ricane, Octine chicane. Paas grave, les vivAts disent de boire ! Buvons. Dix-spet... Dix-sept ! Tout va bien, Octine va bien. Elle dégonfle un peu, mais personne ne le voit, elle est discrèète. Vingt-sept ! Déjà ? Non... Non... Fragole hoquète, elle vacille. Non, c'est Octine qui vacille. Elles vacillent ensemble ! Mais leurs groupies les soutiennent. Allez ! Trente... Elle va paahas gagner cette truie maigrelette. Mais tu es une truie maigrelette aussi, Octinette, poulpette. Arrête. Tu vas tomber, tu tombes, c'est fini ! Adieu la chambre, adieu le bain, adieu donjon, adieu Louise, fière marquise, de rien ! Octine meurt, coule, sans os, comment éviter la débaacle, ne pas devenir flaQue ?

— Notre nouvelle championne ! proclamèrent maintes voix et vivats.

Octine rouvrit l'œil, s’empressa de reprendre forme. Mais ne l'avait pas perDue, en réalité. Sous ses pieds, baignés d'alcoool, Fragole étAit à plat, vaincue. Elle doormait, ou giisait, morte. Octine n'avait pas le temps de s'en inquiéter, les pochtrons la portaient déjàà aux nues – bref, le plafond. Quand soudain leurs acclamations s'arrêtèrent – ouais... La poulpe peina à coMprendre, trop de cerveaux étaient-t-éteints. Puis, au prix de lourds efforts, elle finit par se r-rendre compte qu'ils avaient dû constater son poids ridicule – Alors quoi ? « Octuple zut ! » s'exclamata-t-elle.

Mais nooon, ce qUi les perturbait était-tout-aautre. Un chant affreux commençait à bourdonner dans l’air chargé. Un chant affreeux, un chant paillArd et biiééreux.

(L’hauUteur s’excuse pour les nombreuses fautes de frappe acCumulées dans ce chahapitre, elles sont le résultat d’un engagEment bien tromassif de celui-ci envers l'ambiance retrAnscrite, les vèèrres et les vapeurs qui les accompaagnent)

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