Il n'y a pas que l'alcool qui rend beau

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Fringard avait déjà visité beaucoup de bouisbouis infâmes, mais rarement d'aussi immondes. Avec ses flaques de vomi, ses recoins nauséabonds ; ses tablées, monuments aux soulards inconnus ; ses poussières qui, mélangées à l’écume de flots jaunâtres, emplissaient murs et sols d'une sorte de boue ocre et puante – disons-le – cet établissement, tenait la palme d'or du dégueulasse. Par contre, pas celle de la débilité ambiante. Ici, au moins, on ne pissait pas dans les verres pour y reboire. Le taux d'urine dans la bière, à l'odeur, lui semblait plus que correct.

Mais le plus inédit pour ce vieil accoutumé aux tournées des grands-ducs était de se trimbaler dans ce genre de gargote avec rien de moins qu'une vedette locale. Car ce drôle d'inconnu donneur de leçons, ce vénéré vieillard croisé sur la route déchaînait les passions. Sur son passage, les bitus semblaient dégrisés, les pendus aux chandeliers en descendaient et les rires poisseux devenaient clairs et mesurés à peine môssieur Poivre-et-sel – ce maudit poivre-et-sel ! – leur apparaissait. Les soûlards minaudaient, les évanouis renaissaient, on lui cirait les bottes tandis qu'il marchait, on lui servait des verres tout en lui donnant de l'argent pour s'en payer d'autres. Ridicule. Pathétique. Fringard dut hurler à leurs faces transpirantes et passionnées de déguerpir sinon :

— J'vous sabre la tête comme les bouteilles de champagne qui manquent à cette piaule ! les menaça-t-il en interrompant au passage la narration.

— Quelle fougue ! apprécia son compagnon en s'installant sur les trois coussins qu'on venait de glisser à la volée sous ses fesses. Pour un narrateur, on peut dire que ça promet !

— Bon, à présent tu vas...

— Je peux vous servir ? intervint une serveuse au décolleté tellement vertigineux que Fringard pensa qu’elle fut reconvertie d’un autre job. Nous avons...

D’autres s’immiscèrent : « Je peux aussi vous servir ? », « Et moi ? », « Et moi ? Je sers mieux », « Avec moi, c'est meilleur ! ». Bientôt ils eurent sept serveuses à disposition. Ce pub est sacrément bien pourvu, songea Fringard, se rinçant l'œil à défaut du gosier.

— Calmez-vous, bonnes gens, fit, magnanime le roi des lieux. Fringard, mon (triste) ami, vous voulez quelque chose ?

— Deux pintes, mesdames, se gargarisa le chevalier.

Poivre et sel eut un rire charmant, les dames fondirent. Les hommes aussi.

— Mais non, je ne prends pas de bière, mon (pauvre) ami, s'enchanta sa moustache pleine de dents parfaites. Juste une eau pétillante (c'est tellement plus sain que vos faces ignobles).

— Les deux pintes sont pour moi, gonzesse à barbe, grinça Fringard entre ses dents mal agencées. Bon, cassez-vous maintenant ! Et toi, le vieux, tu vas m'expliquer c'est quoi ces narrateurs.

— (Pauvre abruti sans cervelle) Tu connais les sorciers ?

— Evidement que j'connais, grogna Fringard, toujours persuadé qu'il murmurait dans sa barbe. J'en bouffe au déjeuner, des sorciers !

— Eh bien, il en existe plusieurs catégories : enchanteurs, transformeurs, changeurs, transporteurs, (tripoteurs), hypnotiseurs, sorcereurs, vogueurs, épouvanteurs, charmeurs, nécromanceurs, danseurs, déchargeurs, magnetiseurs, (forn...

— Abregeur ! trancha le preux. J'ai pas toute la journée ! Viens-en au fait !

— ... Eh bien, on le sait peu, mais il y a une hiérarchie dans leur monde, déclara fièrement le beau gosse. La catégorie supérieure, celle de ceux qui dominent, qui imposent, qui leur procure également leur pouvoir, et sans doute - mais ce n'est qu'une allégation - les ont créé, ce sont...

— … Les Narrateurs ? rebondit Fringard, fasciné, en retirant de son nez le doigt qui était parti faire des fouilles.

Le Narrateur ! Car il ne peut y en avoir qu'un par génération. Leur pouvoir est tel qu'à chaque naissance de l'un d'entre eux, automatiquement, le précédent meurt.

— Ça, c'est quand on est trop fort ! se flatta Fringard, en recoiffant sa mèche la plus hirsute. Donc si j'pige bien, je serais le king des sorciers ?

— Oui... le plus puissant (le plus naïf et le plus stupide) mais aussi le plus inexpérimenté (et c'est tant mieux).

Cette maudite barbe poivre-et-sel pleine de mots perdus !

— Mais enfin ! Cesse de...

Un décolleté s'interposa.

— Les boissons de ces messieurs ! Celle du sauveur est gratuite, claironna la charmante avant de se tourner sinistrement vers Fringard. Pour vous, c'est trois deniers.

— Trois deniers ? Vous vous foutez de moi, vous voulez pas mon œil avec ? s'exclama-t-il, en tapant du poing sur la table, tandis que Poivre-et-sel le narguait. Quoi, l'vieux ? Tu veux ma tapisserie ?

— (Faut tout t'expliquer) C'est l'occasion, narrateur, entraîne-toi !

Fringard se rassit, surpris. Il considéra le vieux type et son air goguenard, cracha par terre - non, sur le pied de la serveuse - et répondit avec emphase et fort de son verbe :

— Ok...

— Voilà qui est parlé ! (T'es long à la détente, hein ?), s'enthousiasma le quadra en faisant un clin d'œil au passage à la serveuse. Le narrateur peut modifier la trame de l'histoire. Pour cela, il te suffit (je te l’explique, insipide vermisseau) de commencer par t'imaginer hors de la scène, comme si tu la voyais de loin. De l'extérieur, il te faut la sentir, percevoir ses éléments, constituer des ensembles (le B.A.-BA, quoi) et une fois qu'elle est bien fixée dans ta tête, tu dois chercher les parties que tu veux modifier et constituer un récit en déterminant des causes à ces variables. Ce récit devra s'insérer suffisamment dans le contexte pour assurer une cohérence, sinon ça ne marchera pas... tu m'écoutes ?

— Hein ? J'pige rien... Laisse-moi faire, ce sera mieux.

Poivre-et-sel se tut, l'air d'en penser pas moins. La serveuse commençait à s'impatienter. Après une fastidieuse réflexion, une pinte entière vidée, Fringard se lança, l'air dramatique.

La serveuse, épuisée par ses...

— Lulu, intercala celle-ci.

La serveuse, Lulu... épuisée par ses longues journées de...

— Je ne suis pas vraiment serveuse, en fait, c'est juste que...

— Bon ben fermez là, merci ! claqua Fringard. Bon sang, on sait pas raconter une histoire sans être interrompu sans arrêt par les protagonistes ? Je me concentre !

— Comme vous voulez...

Le regard du chevalier la foudroya. Lulu se tut.

— Bon ! Je reprends : la pas-tout-à-fait serveuse, Lulu (elle voulut intervenir, mais se ravisa en voyant les patibulaires œillades de son client), épuisée par ses longues journées de travail, n'avait pas toujours les yeux en face des trous. Soudain, sortant de sa torpeur, elle se rendit compte que ce client qu'elle interrompait sans cesse ressemblait comme deux gouttes d'eau à ce garçon qu'elle avait aimé, étant jeune, mais qui avait un jour disparu en pleine mer (Lulu voulut interrompre ces billevesées, mais Poivre-et-sel lui fit signe de se taire). Son chagrin avait été long, elle ne s'en était jamais tout à fait remise, et avait appris à mettre de côté ses tristes souvenirs afin de poursuivre sa vie. Euh… Ah oui ! Une généreuse adolescence avait fait d'elle une femme d'abondance, et on louait désormais l'opulence de ses formes – formes qu’elle avait juré de préserver pour l'homme de sa vie, cet ami disparu. C'est donc en ouvrant enfin les yeux qu’elle comprit que ce chevalier qu’elle tentait d’escroquer ne pouvait qu'être cet ami perdu ou, à défaut, son sosie. Elle fondit en larmes en se pressant contre lui...

— Magistral ! fit le quadra en applaudissant, tout en regardant la serveuse gonfler lentement. Tu as le truc, quand tu veux. Et des idées !

Fringard se sentait tout étourdi et interloqué. À chaque fois, il avait l'impression que rien ne se passait, comme s'il oubliait ce qu'il y avait auparavant. Pourtant, il pouvait constater que la jeune femme lui semblait un brin plus attirante et ondulée mais, surtout, il voyait son regard troublé.

— Garflint ? s'exclama-t-elle, extasiée, en précipitant le visage de Fringard entre deux énormes coussins moelleux. Tu as survécu ? C’est un miracle !

— Garflint ? fit Fringard en fixant Poivre-et-sel depuis les profondeurs de ce confort inédit. J'ai pas parlé de ça, il me semble ?

— Bon... répliqua son camarade, souriant. Après, la réalité comble un peu les vides (sauf ceux dans ta tête). Mais ça ne le fait que quand ton histoire a été suffisamment cohérente avec le reste. Et puis, si ça se trouve, c'est peut-être vrai ?

— Bien sûr que c'est vrai ! railla la jeune femme, toute heureuse d'avoir enfin retrouvé l'homme de sa vie. Pour toi, ce sera à volonté, mon chéri. Tout, à volonté.

Et tandis que Fringard sombrait dans l'amour, un barde rougeoyant s'abattit lourdement sur sa table, l'oeil condamnateur, la lippe frissonnante et la gorge – d'ordinaire si mélodieuse – gargouillante de sons que même l'enfer aurait dénoncés.

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