Je vois des gens qui sont marins

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Devant la fresque immense qui évoquait la victoire du Baron Fraichamps de L'eau-vive-Rosée sur les hordes barbares, Louise soupira.

— Ô Fringard, pourquoi es-tu donc Fringard ? murmura-t-elle aux poussières et aux acariens faisant bombance dans les tissus séculaires.

Elle se reprit. Pourquoi penser à cet énergumène gonflé d'orgueil, pourquoi diable se rappelait-elle de son prénom ? Qu'avait-elle à s'encombrer du souvenir de son regard torve et de son plastron usé jusqu'à la corde imitant le poitrail d'un buffle ? Elle le détestait, cet insultant cabot, ce danger remuant, ce mufle. Elle rêvait de le coincer dans une ruelle pour lui faire subir les outrages d’une trique barbelée ! Ah, si seulement elle avait été un homme – ou une guerrière farouche –, tout ce qu'elle lui aurait infligé... Toutes ces ébullitions la firent rougir. C’est à ce moment qu’une porte s'ouvrit.

— Madame, fit le majordome guindé, ouvrant les battants massifs de la chambre à coucher. Le Duc vous invite à entrer.

— Merci, mon brave, le snoba la marquise. Laissez-nous, je vous prie.

— Bien madame, répondit-il en se racrapotant pour disparaitre au détour d'un couloir.

Indifférente à cette étrange sortie, Louise pénétra l'antre du malade. Son oncle vivait terré dans ses appartements, rivé à son lit. Prétendu mourant, assuré croulant, il avait tout du malade imaginaire.

— Mon ooooooncle ! traina-t-elle, comme si cette note longue allait raviver les murs ternes et ranimer l'alité.

Les plantons à demi endormis encadrant la porte furent surpris d'apercevoir l'inanimé revenir à la vie.

— N'est-ce pas la voix de ma nièce préférée ? roucoula piteusement le duc depuis ses draps fourbus.

— Aisé, mon oncle, je suis votre unique nièce, hi hi hi ! minauda la marquise.

Les soldats levèrent les yeux au ciel et serrèrent les dents en entendant la fausseté de ce rire, tel une craie griffant l'ardoise.

Louise feignait, c'est ce qu'elle faisait de mieux. « Toujours la noblesse garde bonne mine », disait sa gouvernante. « Quand elle se mord la langue, elle sourit ! Sa souffrance, pfi ! elle la nie ! Quand on lui sert un plat en sauce et en graisses ; ses aigreurs, pfi ! elle les dissout dans le miel de son rire – discret, cela va de soi – et murmure : exquis ! »

Quand elle voit son oncle, presque mort, ajouta Louise, en pensée. Pfi ! elle s'exclame :

— Mon cher oooooncle ! vous semblez revenir à la vie ! Votre mine est exquise ! Et, sans nul doute, votre mal disparait comme se meurent vos ennuis. C'est certain, vous respirez la vigueur !

Ces propos mélodieux rebondirent sur le visage verdâtre. Il s'illumina pourtant, au prix de lourds efforts.

— Louise, ma chère enfant... fit-il doucement, approche donc, ma voix est si faible et mon corps si inconstant.

D'un charmant pas chaloupé, elle s'avança et fit couler sa croupe de miel sur les draps fatigués. Un court instant l'image de Fringard lui revint, mais elle la chassa en même temps que les mouches qu'elle venait de déranger.

— La la, mon oncle, je suis enfin là. Vous allez guérir à présent.

— Mon enfant, écoute-moi, glissa-t-il, l'air intense sous ses cernes froncés. Approche-toi encore, ils ne doivent pas entendre, ajouta-t-il en indiquant les gardes à moitié endormis. Ils m'espionnent !

— Mon oncle, fit la marquise en roulant des yeux devant cette preuve de sénilité. Ils n'écoutent rien, ils ne comprennent goutte. Ce ne sont que des domestiques ou des soldats, qu’importe. Savent-ils lire ? Je ne crois pas... Pensent-ils, je n'en jurerais point. Parlez librement, mon oncle, même les mouches suivront mieux.

— Non, Louise, détrompe-toi. Ils feignent l'imbécilité, voire la fatigue, mais ne ratent pas une miette de ce qu'il se passe ici. Ils travaillent pour l'ennemi !

— Allons allons, mon pauvre parent, miaula la jeune femme, d'un sourire qui se voulait réconfortant. En quoi vous voir alité intéresserait tant vos rivaux ?

— Ils savent que je sais, Louise, grogna le vieil halluciné. Ils savent, et nourrissent leurs océans des informations pêchées ici.

Le pauvre homme sombrait, cela était évident. L'heure approchait, comme la mère de Louise l'avait soupçonné. Aussi la jeune femme reprit-elle, selon le plan :

— Les océans ? fit-elle, badine, en se tournant vers la fenêtre sale. Les reflets mordorés de l'horizon les rendent jolis, je trouve.

Le silence s'installa, elle posa sa main frêle sur celle tavelée du vieil homme.

— Oh, mon oncle, vous me parlez de vils dangers. Gérer un tel duché est une tâche difficile. Votre femme fait de son mieux, cela est clair. Mais en a-t-elle les épaules ?

Le visage tombant se redressa, les yeux chassieux reçurent la clarté du jour.

— Oui, elle est courageuse ma femme... s'exclama-t-il, avant de baisser la voix. Mais stupide ! Elle ne voit pas, elle ne les voit pas !

— Je comprends mon oncle, surenchérit la marquise, satisfaite. Comment peut-elle diriger Beoffroy en étant si aveugle ? Il faut, pour diriger, des gens qui parviennent à les voir (quoi que ce soit) !

— Tu... tu les vois aussi ? Les fruits de mer ?

— Le... les... les fruits de... mère ? s'exclama-t-elle, avant de baisser la voix comme on lui avait demandé. Vous parlez de vos frères et sœurs, c'est bien ça ?

— Non, fit l'oncle à mi-voix. Je parle d'eux, continua-t-il à quart-de-voix. Je parle des crustacés et des mollusques cachés partout, acheva-t-il, à huitième-de-voix.

Le silence, fort sollicité ce jour, s'installa à nouveau entre eux.

— Mon oncle, finit par dire la marquise. Je...

— Tu ne me crois pas ?

— Non... Ce n'est...

— Tu vas dire que je suis fou ? Comme l'autre ?

— Non, juste que... je n'ai pas compris un traitre mot de ce que vous venez de dire. Vous parliez trop bas...

— Bon sang, mon enfant ! Le maquillage se met sur le visage et pas dans les oreilles !

Louise parvint à retenir sa folle envie d'asséner sa moue la plus dédaigneuse à ce vieillard sénile. Une pensée pour l'héritage faramineux qu'elle distinguait dans son regard sénescent l'en dissuada.

— Excusez-moi, mon oncle, déclara-t-elle, transpirante de noblesse. Vous parliez de cuirassés et de mousquets placés partout ?

— Des mollusques, s'étrangla le duc, des crustacés ! Des fruits pourris des mers hantées ! Ils sont là, partout ! Tapis dans les ombres noueuses. Ils se déguisent en soldats, en femmes de chambres, en chihuahua ! Leurs tentacules, leurs écailles et leurs pinces glissent la nuit, sous mes draps. Leurs yeux humides voyagent dans les coins, accompagnés par leurs odeurs poissonneuses. Ils m'espionnent, ils veulent faire du duché une succursale des profondeurs ! L'horreur !

— C'est certes étonnant, reprit-elle, pétrifiée par la décrépitude de son parent, tout en gardant contenance au moment de répondre. Je... je... hm... je les avais bien sûr remarqués ! Pour tout vous dire, leurs odeurs maritimes m'avaient sauté aux yeux !

N'importe quoi, pensa-t-elle avec dédain, le pauvre homme paraissait dément jusqu'à la moelle des os ! Des mollusques déguisés en domestiques et en soldats ? Il fallait être complètement fou pour y croire. Qui lui avait farcit la tête de ces menteries ? Sinon un sorcier malveillant, voulant tirer parti de sa fortune ? Elle devait tirer cette affaire au clair !

— Je dois tirer cette affaire au clair ! proclama-t-elle en serrant ses mains fines. Trouver comment vous aider à conjurer ces créatures salines !

— Merci mon enfant, je saurai te remercier ! fit l’oncle, d’un air entendu. Mais sois prudente ! Ils sont partout... Même derrière les murs...

Cachant ses frémissements sous de nobles baisers, elle finit par quitter son oncle. Ce fut non sans un dernier regard condescendant vers le lit qu'elle quitta la pièce pour s'enfoncer dans les ombres poisseuses – pardon, poissonneuses.

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