Un poison nommé Octinia

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Cloush était toujours heureuse de rendre service.

C'était son truc. Sa mission. On lui demandait n’importe quoi, tout de suite elle le faisait. Car seul la reconnaissance dans les yeux de l’autre lui importait, à Cloush.

On lui demandait d'aller traire les bêtes à la pointe de l'aube, elle ne discutait pas. On l'appelait à aller capturer des fées fraiches au-dessus des champs de coquelicots, elle fonçait. On râlait devant la puanteur des tas de fumier, hop, elle empoignait une fourche en disant « Je m‘en occupe ! ».

Si la serviabilité avait un petit nom, ce serait Cloush.

Aussi, quand sa mère lui demanda, d'un coup d'œil, d'aller cueillir du muguet dans l'allée, Cloush n'avait posé aucune question. « Attention c'est empois... » avait commencer à dire son frère, Plumard, mais elle l'avait interrompu d'un « ... J'y vais ! » péremptoire, s'aventurant derechef dans le coin garni de clochettes d'ivoire.

Les mains de sa mère s'étaient après refermées nerveusement sur les fleurs rapportées, grinçant un merci oculaire dont elle préféra négliger la signification réelle, en filant déjà vers d'autres services à portée.


— Buvez ! intima madame Duménil, faussement affable. C'est notre meilleure cuvée.

Louise glissa une œillade méprisante sur le verre ébréché. Que lui présentait-on comme breuvage infâme aux allures fatiguées ? Une piquette, sans conteste ! Les mots lui manquaient, elle hésitait entre : abjecte résidu de vigne malfamée, jus maussade de raisins périmés ou vieux rouge à la robe épuisée. Le dernier lui parût un brin plus poli.

— Je ne pourrais gager que ce vieux rouge à la robe épuisée puisse égailler mes papilles sensibles, madame... Dugrésil.

— Duménil ! reprit la chef de famille, ostentatoire. Je vous assure, votre altesse, votre palais n'a jamais connu tel trésor, il trônera sur votre langue comme... sur le tas de bois... un castor !

La fermière cilla en voyant le regard de la noble devenir soudain de glace. Ah ! Si seulement elle avait eu le bagout de son mari, elle aurait pu mieux habiller l'affaire. Evidemment, une aristocrate ne se soucierait jamais d’un castor. Quelle idée ! Elle sait peut-être même pas ce qu'est un castor, cette bourriche-là, jugea la mère Duménil. Mais elle a intérêt à la slurper vite fait ma piquette au muguet, cette bichette, sinon j'l'a lui ferai avaler, recta !

Madame, permettez-moi d'insister, reprit la fermière, mielleuse. Ce vin est notre meilleur vin. Et vous n'avez qu'à peine touché vos chipolatas. Il vous faut manger pour...

...Faire disparaitre cette maigreur, un peu grossir, devenir costaude ; bien enfanter, par dizaines, des armées ; se faire respecter, en imposer, allez allez...

« ... Pour goûter ! Voilà ! Juste une gorgée ! Non, moins ! Une gorgette ! continua Mme Duménil d'une conviction plus que branlante. Une gorginiette... Une micro-mini-gorginionette. »

— Madame Dumont ! éclata Louise. Je vais finir par croire que vous avez garnis mon verre – je ne sais guère – d'un vil poison ou d'un inquiétant somnifère !

— Allons, madame, tenta pauvrement Octine.

— "Allons" ? Oh, cessez donc, Octine. Vous êtes mal placée pour me faire la morale. Vous mangez, peut-être, vous buvez ? Que nenni ! Vous feignez ! Comme toujours !

La servante se rembrunit.

— Je veux bien goûter... pour vous rassurer... dit-elle, en se composant une mine boudeuse de sa peau morphique.

Elle se rendit alors compte de sa forfanterie. Et si Louise de Carbon avait raison ? et si dans ce verre rempli de rouge il y avait du poison ? Jamais sa bouche improvisée n'en détecterait l'amertume ou son nez fictif n'en flairerait l'exhalaison.

La pieuvre considéra le sien, de poison. Il était sournois, on ne le sentait pas, on ne le voyait pas, il sourdait hors de son bec comme l'eau douce, inodore, incolore. Une eau qui tue. Un flot de mort.

Octine trembla, son teint marmoréen devint de nacre comme souvent fait l'angoisse chez les gens de sa race. L'assemblée s'inquiéta.

— Vous allez bien, mademoiselle ? demanda la fermière, énervée du contre-temps.

— Encore vos simagrées, Octine ? trancha sa maîtresse, énervée par ses palissements.

— Puis-je vous aider ? s'empressa la petite Cloush, avide de bons sentiments.

— Elle a des bizous ? glapit la petite fille aux yeux gourmands d'enrichissements.

— Laissez-moi ! tempêta la poulpesse en virant un bleu léger, j'ai... j'ai... un ... vin à goûter !

Ce qui suivit hérissa toute l'assistance. Jamais quelque-chose d'aussi choquant n'était advenu sous le toit de la très traditionnelle maison Duménil. Même le maitre des lieux, cet homme capable des pires coups et méfaits, n'aurait imaginé commettre action plus troublante - comment le pourrait-il, d'ailleurs ? Ce fut un acte heurtant, troublant ; promesse, somme toute, de cauchemars récurrents pour chaque spectateur présent. Les réactions furent variées. La fermière en avala sa salive de travers, Louise cru défaillir dans une nouvelle fournée de pommes, l'armée d'enfants présents manquèrent de glousser pour les plus coriaces, ou pleurer pour les plus sensibles ; seuls les garçons plus âgés furent quelque peu inspirés, se regardant de leurs airs intéressés.

Faut-il vraiment en faire part ? Sans doute... Si les cœurs des lecteurs sont suffisamment accrochés et qu’ils ne vacillent pas déjà d'effroi aux seules allusions précitées. Allons donc... Voici la scène.

Octine, au mepris de toute pudeur, commit l'impensable. Elle amena prestement l'âpre piquette sous ses jupes relevées. Puis prit un air pincé, concentré, qui laissa sa couleur corporelle osciller. Des bruits de succion contre-nature émergèrent de sous les frou-frous hallucinés. Ses yeux crépitèrent, ses membres lestes tremblèrent. Ensuite, électrisée, elle ressorti le breuvage d'entre ses jambes tentaculaires pour le présenter à l‘assistance abominée. De son regard clignotant, elle contempla sa maitresse vacillante et clama, bouche tordue :

— Madame... Ce vin... est empoisonné !

A ces mots - mais sûrement bien plus devant l'insoutenable scène -, Louise de Carbon retomba dans son lit de pommes. Elle s'échoua au pied de la table, sous le regard de la mère Duménil. Etrangement, celle-ci souriait d'un air machiavélique. De son décolleté cyclopéen, elle sortit un très long couteau de cuisine et se tourna lentement vers la servante multicolore.

— Les enfants... Tous avec moi !

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