Un dîner presque méfait

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Madame Duménil fit trembler les murs de sa maison en fracassant la porte d'entrée. Mais juste pour le spectacle. Car madame Duménil, Clynisendre pour les intimes, en plus d'être une mère de famille nombreuse, était aussi une diva.

— Les imbéciles ! proclama-t-elle, splendidement, en s'avançant vers la cuisine. Là où son troupeau obéissant préparait des trésors alimentaires dignes des plus grands restaurants.

Elle s'approcha des casseroles, tel un chef ô combien critique, pour hasarder un doigt douteux dans la crème anglaise avant de la goûter, abouchant une cuillère de fond de veau tout en grimaçant, ou encore en inspectant la cuisson des poulardes braisées pour mieux décider des épices à y ajouter. S’il avait existé des concours de cuisine où les candidats étaient jugés par la saveur de leurs sauce gribiche autant que par la tronche de leurs entremets, les enfants de madame Duménil s'y trouveraient clairement mis sur la sellette.

« Eliminés » crierait la juge, jubilant comme pas deux. « Ce filet ”mignon” ne l'est pas du tout ! Ce n'est qu’un vilain moignon ! Ouste ! » ou « Cette quenelle ne s'enfile guère, elle n’est bonne que pour le trou ! Allez ! », voire un « Ce merveilleux est affreux... comme vous ! » précipitant la personne qui l'entendrait dans d'insondables limbes cuisinistiques.

La marquise, passablement lasse, écoutait ces entrefaites d'entremets d'une oreille agacée tandis qu'elle regardait ses compagnons d'une nuit disparaitre dans un bosquet. Deux enfants au regard torve refermèrent soudain les volets, plongeant les lieux dans une pénombre détestable.

— Octine, tout ceci m'épuise, soupira-t-elle en regardant les mêmes allumer des chandelles nauséabondes. Pas vous ?

— Oh, madame, il est parfois nécessaire de...

— Oh... La nécessité, c’est l’affaire des domestiques ! Mon statut m'en prémuni, ma chère !

Les tentacules de la servante frémirent sous ses tissus outrés.

— Madame... je...

— Oui, je sais, vous m'aimez... Mais si vous m'aimiez vraiment, vous feriez tout pour accélérer les choses dans ce bouiboui infame. Vous me faisiez entendre que sous ces jupes – ces jupes que seul mon patrimoine vous permet de porter – qu’en dessous, c'est un homme qui se tient ! Reprenez vos prérogatives masculines, que diable ! Allez mettre de l'ordre dans ces cuisines, commandez à ce troupeau de manants de nous refarder, de nous pomponner, de nous sublimer, flûte ! Qu'on puisse partir dans l'heure !

— Mais madame...

— Dans l'heure, Octine, j'ai dit !

Là-dessus, la poulpe se glissa hors de sa chaise avec pour objectif de... faire quelque-chose qui donnerait l'impression à sa maîtresse qu'on allait respecter ses édits. C'est au même moment qu'une des filles du troupeau Duménil se présenta à la marquise et lui dit :

— Ouaaaaah, comment t'es...

— Mais que veux-tu ? fit la superbe, en ne se tournant qu'à moitié.

— T'es belle, madame ! proclama benoîtement l'enfant.

— Evidement que je suis belle, je suis une noble ! Allez va donc - je ne sais pas moi - retourne te baigner dans une flaque de boue quelconque ; enfin, là d'où tu sors !

— T'es trop trop beeeeeellle... Et tes bizous ôssi.

— Mes bisous ? Pouah, allez, file !

— Même que mon frère i'dit que j'aurai droit à tes bizous quand tu seras morte.

Louise, désarçonnée comme le paon auquel on arrache brutalement une plume, grimaça en menaçant l'enfant sordide de sa main tremblante, l'accompagnant d'un « Va, péronnelle ! Les aristocrates ne font point des bisous aux manants. Elles n'en font à personne d'ailleurs ! Alors va ! Ou il t'en cuira ! ». L'enfant parti d'un rire qui, sous ses dehors mignons, n'était qu'un ricanement lugubre.

— Octine ! rappela la noble piteuse. Revenez donc !

La servante se réinstalla avec une furieuse envie de répondre « Faudrait-savoir ! », mais s'abstenut, bien sûr. On ne répond pas à sa maîtresse, encore moins quand elle est angoissée.

C'est à ce moment précis que se pointa la horde.

— À table, mesdames ! tonitrua madame Duménil, aboyant ses ordres tout en indiquant à ses enfants malingres où déposer les plats. Avant toute chose, il faut d'abord bien manger !

Les deux invitées assistèrent, impuissantes, à une tempête alimentaire. Des monceaux de victuailles cascadèrent sous leurs nez étonnés, des litrons de vins s'écoulèrent dans leurs verres fissurés, des saveurs fortes et entremêlées percutèrent leurs sens fatigués. Trop, c'était beaucoup trop !

Louise, dont la noblesse exigeait qu'elle ne se nourrisse que de petits légumes fades d'un air pincé, eut des hauts le cœur en voyant ce festin déversé.

Octine... – Bon, pour Octine c'était une autre affaire. Il vous faut savoir que la vie de château, pour une pieuvre déguisée, était pour le moins laborieuse. Sa bouche réelle, soit son bec, située entre ses membres lestes, l'empêchait de manger en public. Cette caractéristique anatomique prêtait volontiers à confusion lors du plus simple déjeuner et avait tendance à horrifier les convives. La pieuvre fardée avait vite compris qu'il ne valait mieux pas glisser des filets de poulets ou des civets de biche sous ses jupons, car l'assemblée le prenait mal, sans raison. Elle se contentait alors de mâcher les mets dans sa bouche improvisée, gardant la purée pour la recracher plus tard dans les buissons finement sculptés – Octine, donc, était bien embêtée. Son réceptacle buccal étant fortement limité, elle ne pouvait guère accueillir plus de nourriture que les quantités chiches que sa maitresse avait pour habitude d'ingurgiter.

D'où leur réputation mondaine de manger comme des oiseaux.

Octine... un oiseau...

Bref, Louise de Carbon et Octine Desfonds se trouvèrent (sans chanter) dans un embarras certain face aux insistants monceaux devant elles, étalés.

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