Du chiqué dans les prés

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— Pardon ? fit Mr Duménil, l'air fou. J'ai eu comme une absence.

— Nous aiderez-vous ? répéta l'affable personnage, en lui tendant une main amicale.

Silence. Le fermier, les mains pleines de souris moribondes, balbutia.

— C'est que... j'ai mon champ... euh... mes bêtes, à nourrir ! Et puis mes enfants, ma femme... mes chiens...

Dressé tel l'étendard, Piroulette, debout à l'avant de la cariole, fit éclater sa stupéfaction.

— Duménil ?

— Qu'est-ce que... Oh merde, fit l'interpelé. Pas lui...

— Duménil, c'est toi ? La fière fripouille de l'école, le tortionnaire des trouvères, que dis-je ? Le tortureur de chanteurs ? Toi ?

Ptites-roupettes, murmura-t-il pour lui-même. Mais... quel plaisir de te revoir !

À la manière d'une ballerine, le barde bondit de son transport mais s'écrasa tel un soulard. Emboué, hirsute, il se redressa pour faire face à son camarade d'antan, que quelques frondaisons tenaient éloigné, séant.

— Sapristi ! Te voilà, après tant d'années ! hurla-t-il. Tu n'as pas changé...

L'air cinglé, l'ennemi d'enfance eut envie de crier à ses épis « pas de quartier » mais se ravisa en avuant l'espace que le ménestrel venait de libérer. Assurément, pour les bijoux, son regard égalait celui de l'aigle et, clairement, cette gueuse mal fagotée aux cheveux dressés qui trainait ses froncements sur l'attelage en était affublée. Il voyait leur ombre briller au fond de son décolleté, vrillant aussi ses oreilles et garnissant sa toison évaporée. Une riche, sans aucun doute !

— Cher ami ! fit-il, en gonflant son i d'un surplus d'envie. Te revoilà... enfin !

Heureux et mélodieux comme un clavecin, le barde surenchérit.

— Duménil, mon fidèle persécuteur, chanta-t-il, la bouche en cœur. Mais ne reste pas là, voyons, viens embrasser ton ancien compagnon !

— Avec plaisir ! grinça le manant, en remettant en poche les corps pourrissants. J'arrive, j'adviens, prépare donc tes bras, mon vieux... copain !

Si l’hypocrisie transpirait de chacun de ses mots et mouvements, cela n'empêchait pas le barde d'ouvrir en grand son sein le plus accueillant et d’exposer derechef sa poitrine aux turpitudes d'une trahison à l'avenant. Piroulette n'était pas méfiant – ne l'avais jamais été –, car sa candeur l'en immunisait, naturellement.

En moins de deux, le fermier contourna son champ grondant et serra le ménestrel malingre entre ses bras d'ours.

— Quelle fougue ! apprécia Piroulette. Si tu m'avais traité comme cela dans la cour de récré, mon destin aurait été sans doute bien différent...

— Oublions ça ! trancha Duménil, l'air duplique. L'heure est au pardon, à la fête... et à la réparation ! Mène donc tes amis dans ma maison, ils recevront de quoi se sustenter, du repos et un bon petit remontant ! continua-t-il en lui assenant une grande claque dans le dos.

— Quelle force... fit Piroulette entre douleur et admiration. Suis-moi, je vais te les présenter.

Ils commencèrent par l'arrière de la cariole, là où dans le foin rassemblé se trouvait un spectacle des plus improbable. Duménil avait vu bien des choses dans sa vie, mais retrouver un centaure morose, les pattes cassées, qui donnait des tartes à un chevalier momifié, alors qu'un petit chien, les yeux percés, aboyait « La perversion de la cité commence par la fraude des mots » ; n'était pas de celle-ci, assurément. Aussi prit-il un air gai et racoleur, à défaut de les traiter avec mépris et horreur.

— Intéressante équipée... en effet.

En les voyant débarquer l'homme cheval réagit comme si le messie venait d'arriver.

— Ah ! Intéressante sans doute ! A tel point que je veux bien qu'on me relève de cette tâche formidable ! Barde, reprend ton job ! Fit-il, autoritaire. Ou ça va barder !

— Charmant cheval, s'étonna le trouvère. Je viens de retrouver un ami d'enfance, ne pouvez-vous pas continuer ?

— Rien du tout, je dois me remettre de mes blessures ! Marre d'être considéré comme le larbin de service par toi et l'autre princesse !

— Marquise ! cria une voix par-dessus le monument de foin qui les surplombait.

Une marquise... glissa Duménil, par devers lui. Intéressant...

— Qu'as-tu dit, fidèle compagnon ? chanta le barde.

— J'ai dit ! Hum... Acquise ! Mon aide vous est acquise ! Et je vais quérir celle des miens. J'ai un fils qui adore taper sur les cochons et sur ses sœurs. Pour une fois qu'il servirait à quelque-chose ! Quant à cet... animal...

— Altus, cocher.

— Cocher, excusez-moi, continua-t-il, délicieux. Je peux utiliser un chariot pour vous transporter jusqu'à la grange, mes filles vous y soigneront. Vous êtes un genre de cheval, non ?

— Autant que vous un singe, monsieur !

— Allons, allons, ne nous fâchons pas, l'ami ! plaisanta-t-il, en se tournant vers le carlin haletant. Et ceci est votre... euh... chien ? Il semble mal au point.

— « L'égoïsme n'est pas l'amour de soi, mais une passion désordonnée de soi », balbutia l'intéressé.

Le fermier parut étonné ; inspecta la vaillante bête, puis glissa à Piroulette :

— Euh... Vieil ami, je ne sais pas si tu as remarqué, mais depuis tout à l'heure ce chien parle...

— Oui, ce sont des choses qui arrivent ! fit-il en réponse. Il tente de faire amande honorable après avoir voulu nous massacrer, je t'expliquerai. C'est un philosophe... quelque chose comme ça.

— « Le monde est une comédie dont les philosophes sont les spectateurs » aboya l'énucléé, qu'on aurait-dit vexé.

— Un étranger sans doute, c'est pour ça qu'on ne comprend rien à ce qu'il dit, conclut Duménil, passant à la suite. Qui est ce moribond ?

— Parle donc avec respect de mon fidèle compagnon ! Ne te fie pas à ses airs usés, il est à la fois malade et par le jour, blessé. Car la nuit il est bel et mignon. Et d'habitude il sent même bon...

— Pourquoi on le laisse pas crever ? gémit Altus.

— Dois-je rappeler ses exploit ? Outre son immortalité ? Allons poursuivez ! Et nous, poursuivons !

Indifférent à la décrépitude de ce zombie, Duménil arriva enfin à la pièce de résistance.

— Il y a d'autres douces créatures à l'avant de ton vaisseau ce me semble, mon cher et tendre ami.

— Oui ! éclata le barde, à nouveau pétillant comme une eau de source, allons les saluer !

Les deux compères quittèrent un Altus gémissant, accompagné d’un chien ruminant ses citations et d'un chevalier - comme toujours - mourant, pour aborder celles qui ne pouvaient qu'être les splendides figures de proue de cet attelage (du moins c'est ce que Duménil pensa en chemin).

— Pitié, quand partirons-nous donc ? fit la charmante et noble Louise de Carbon en les voyant apparaître. Ne comptez plus sur votre récompense. Aucun ! ajouta-t-elle en lorgnant sur sa suivante.

— Madame ! clama soudain Duménil en s'inclinant comme s’il eut été devant la reine en personne. Qu'entends-je ? Que vois-je ? Si j'en crois mes yeux, mes oreilles et même mes pauvres sens perclus : vos cheveux ont été maltraités, ébouriffés et frustrés d'amour et d'air, ainsi que vos tendres mains, qui devaient, avant cette journée affreuse, briller tel le nacre ; aussi, vos joues qui, avant ces affres, devaient être colorées d'une candeur des plus splendides, sont à présent avilies par des teintes de suie et de souffre ! Et que dire de cette robe, dont l'éclat iridescent semble avoir été terni comme léché par le mal le plus noir ?

« Madame ! cria-t-il, splendide orateur. Madame, je vous en prie ! Permettez aux services, certes malingres, de la ferme Duménil de raviver la flamme ! Que mes filles s'essaient à démêler vos boucles meurtries et soignent vos ongles souillés ; lavent vos blancs tissus et leur rendent ne fusse que l'ombre de leur éclat d'antan ; puis redonnent enfin un peu de rose à vos joues, avant que leur splendeur ne sombre dans un océan de frayeurs !

Un lourd silence s'installa et régna. Un sourire aussi large que l'horizon vint trancher le visage du fermier, tandis qu'il lorgnait sur le décolleté qu'il rêvait débordant d'or...

— Qu'attendons-nous ? Interrogea soudain la marquise, comme assise sur des flammes. Octine, aidez-moi à descendre, nous faisons escale !

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