Pelles mortelles

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Le soleil rougissant dissimulait ses chaudes ardeurs sous de majestueuses nuées blanches. Celles-ci, tentant de sobrement le recouvrir de leurs reflets immaculés, peinaient à ne pas rosir de honte en le surmontant. L'astre vigoureux les chauffait de ses raies ; incandescent, il les caressait de ses rayons impudiques. Bientôt, fatiguées de lui résister, elles cèderont. Suantes et humides, elles se gonfleront alors de ses charmes, puis glisseront du blanc au rose bonbon, pour s'enflammer de désir au coeur de l'horizon.

C'est sous ce ciel d'érotisme lubrique que leur mémorable baiser prit place.

L'étreinte fut fiévreuse ; le désir, éblouissant. On assistait à l'inespérée rencontre de deux bouches secrètement troublées, la conjonction de deux âmes unies d'un lien tendre et indéfectible.

Enfin, l'une bien plus que l'autre, il fallait bien le préciser.

Qu'importe, leurs lèvres s'unissaient enfin. Les unes vives, les autres... décédées.

Comment dire ? C'était à la fois beau... et à la fois insensé.

Les spectateurs, tour à tour charmés et outrés, sinon inquiets, marinaient dans l'incompréhension. Le geste était certes héroïque, tout autant qu'attendrissant. Mais bon, tout de même, il y avait des limites à la passion !

Voir un barde souffler dans la carcasse peu ragoutante d'une chose ensanglantée - chose qu'on avait jadis appelé chevalier - n'était pas une représentation du meilleur goût.

Leur public était par ailleurs des plus restreints. Piroulette s'en accommodait pourtant. Il n'avait de toute façon jamais eu beaucoup de spectateurs.

Outre les arbres placides et les insectes zonzonant, il y avait dans l'assistance la poulpique Octine qui tenait sa bien-aimée maitresse par le bras, médusée.

Cette dernière contemplait l'ensemble, gênée par le contact mollasson de sa suivante, en se consolant, rêvant qu'il s'agissait là de l'étreinte d'un homme, et pas des moindres.

Enfin, aux pieds de ces dames, il y avait Altus, l'hybride effondré, qui contemplait la scène tragique avec tout le détachement d'un colosse fraîchement estropié. A vrai dire, il aurait préféré qu'on lui prête un peu plus d'attention, au vu de ses deux pattes cassées.

Cette maigre assemblée aurait été plus touffue si les péripatétichiens étaient restés. Mais le fait d'avoir été vaincus et d'avoir vu leurs généraux se faire trancher la gueule ou violemment éborgner, les avait transformés en très mauvais public ; ils avaient filé au début de cette vilaine représentation.

Revenons à celle-ci, justement. Sur l'improvisée scène en terre battue, parsemée de pavés crevés, Piroulette était en train de souffler dans la carcasse de Fringard pour réanimer son héros immortel - enfin pas si immortel que ça, finalement - et, au passage, lui rouler quelques pelles.

Probablement mécontente, l'âme du brave s'échappait de plus en plus - fuyante sans doute.

Sentant la dérobade, le trouvère s'affolait. Ce n'était pas l'oxygène partant de ses maigres poumons, en parcourant sa proverbiale colonne d'air, qui allait tirer son beau chevalier d'affaire.

Piroulette s'était donné pour mission de le garder vif, coûte que coûte. Il s'agissait de son héros, tout de même !

Le sentant filer vers un décès plus que certain, le ménestrel eut une idée, sommes toutes, brillante : si la musique pouvait adoucir les mœurs, sûrement qu'elle pouvait aussi raviver les morts ! Alors, il tenta, lyrique, de chanter une ode dans sa bouche béante.

Cette chanson, au demeurant magnifique si elle avait été chantée à l'air libre, ne réussit qu'à produire d'inquiétants glougloutements en emplissant la gorge du mort-pas-très-vivant.

Ces sombres borborygmes firent réagir Louise de Carbon qui, de ses bras nobles, empoigna et son centaure échoué, et sa servante prostrée, leur intimant ceci :

— Faites donc taire ces horreurs impies !

Seulement, le centaure et la poulpesse n'étaient guère motivés. Le premier sur le sol, mourant, avait d'autres chiens à fouetter et l'autre, certes debout et alerte, paraissait quelque peu déconfite (elle était surtout dérangée par deux de ses cerveaux, qui ne répondaient plus car ils pleuraient son membre disparu).

« Bien ! Je vais devoir m'en occuper, moi- même ! fit la marquise en lâchant les deux incapables. C'est donc la noble dame qui doit tout faire ici ! Vous parlez de privilèges ! Privilèges, ma croupe ! » lança-t-elle, haut et fort, comme si ces mots allaient tomber comme une bombe sur l'assemblée.

Elle posa alors une main ferme sur l'épaule du barde qui chantait en insufflant.

« Jeune homme, laissez donc partir ces horreurs... Je veux dire, laissez-le donc partir avec les honneurs ! »

— Jeeee.... nve... pleuuuu... ppaaallg... ill.. seuu... meuurggl, articula-t-il péniblement, encore à demi abouché au magma sanglant.

Malgré son dégoût, la noble insista.

— Je ne vous comprends pas, cher chanteur... Votre bouche est pleine... De sang et de bave d'une étrange couleur... gémit-elle, prise de nausée.

Elle essaya de s'accrocher à une image réconfortante : celle du flamboyant château de Sainte-Sarloppe, dominant le vallée de Souffre-en-Froufrou. Une merveille d'architecture qui l’avait régulièrement sauvée lors de ses moments de dégoût. La blancheur de ses colonnes, la splendeur des gravures ornant ses portiques, le rose des entrelacs fleurissants ses façades et, derrière, les monts verdoyants et les nuages qui floconnent... Ah...

Elle parvint à ravaler l'âcre pestilence qui tentait de grimper dans sa bouche.

— Je ne puis le lâcher ! trancha le trouvère, en se désabouchant soudainement !

Le corps du chevalier retomba, ternissant.

— Laissez-le, mon brave, ce bel homme est à présent éteint, c'est fini.

— Noooonnn ! cria Piroulette avant de se réaboucher vigoureusement.

— Quel cirque ! fit d'un seul coup Fringard, sortant de son étourdissement. Et sors donc ta bouche de la mienne, saloperie de lettré !

Mais personne ne l'entendit.

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