La dernière cène

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La meute inexpugnable fonça d'un commun accord sur ceux qu'ils voyaient à présent comme les pires des antiphilosophes.

Tel le messie, Fringard s'offrit à la bouche de ces douze apôtres canins, murmurant « Laissez venir à moi les petits chiots », en ajoutant, christique, « Prenez, car ceci est mon corps, livré à vos crocs », ricanant d'avance de les voir se briser les dents sur son indestructible carnation.

Les douze sales clébards se jetèrent sur lui. Leurs vengeuses mâchoires se refermèrent sur : une jambe musclée, un bras tendu, une main sincère, un visage fier, une hanche offerte, une épaule charmante, une main accueillante, un avant-bras poilu, un tibia d'albâtre, quelques doigts calleux, de fins cheveux soyeux, un pied trébuchant et – le meilleur pour la fin – un entre-jambe valeureux.

Hérissé de canidés, Fringard bascula soudain en arrière. D'abord surpris, il passa ensuite aux joies de la douleur quand les chiens commencèrent à enfoncer leurs canines dans ses parties fines.

Louise, Octine, Piroulette et le centaure effondré se bouchèrent les oreilles quand le chevalier, devenu martyr, se mit à hurler comme grince la porte d'une salle de torture ; soit : d'un aigu strident au cœur d'une forêt de gémissements.

Le barde cru voir, non pas sa vie, mais celle de son héros défiler devant ses yeux. Il revit leur rencontre (avant-hier), leur lutte fétide et acharnée contre les mastodontes, leur nuit enlacée... Le jour suivant, long et barbant, et enfin le dernier triomphe en date : la lame tranchant un infâme cabot... Et c'était tout. Une bien courte vie, en somme.

Or, cette existence bien éphémère ne pouvait pas se clôturer ainsi. Qu’importait ce que Fringard avait connu avant lui, le début de ses aventures ne pouvait pas déjà se finir ! Quel auteur de bas étage laisserait le héros décéder après si peu de chapitres et suite à l’arrivée de nouveaux protagonistes truculents ?

L'inacceptabilité de la chose tira le ménestrel de sa contemplation abominée. Il dégaina d'une main sa prodigieuse lame de dix centimètres, de l'autre sa plume acérée, et s'élança dans la stridente mêlée.

Les animaux acharnés sur la carcasse du preux ne virent pas l’attaque arriver. Or Piroulette, à défaut d'être un escrimeur habile, avait développé une manière bien à lui de frapper. Il l'avait conçue en ses jeunes années, quand sa voix était encore claire, et que les troubles fêtes dans la cour de récré le pourchassait en le traitant de « fillette déguisée ». Il ne pouvait clairement pas rivaliser avec ces brutes et avait développé une technique qu'il appela plus tard « le coup de luth » (parce qu'il aimait l'instrument). Elle consistait à asséner un rapide coup de pied là où ça fait mal, avant de partir en courant. Un coup de luth par ci, un coup de luth par-là, et il avait été tranquille.

Un soudain changement d'octave dans le hurlement de son idole le sorti de son souvenir et il se rappela qu'il devait frapper les cabots. Enfin... il ne frappa pas vraiment mais plutôt lui arracha une grosse touffe de poils de queue, avant de s'encourir. D'un couinement l'animal lâcha l´intimité du chevalier pour poursuivre le chanteur, qui comprit, entretemps, qu'on son idée ne valait pas autant pour un chien philosophe que pour de puériles brutes.

— Courage ! crièrent en chœur les spectateurs, sans pour autant l'aider.

Tandis que le ménestrel cavalait poursuivi par un eurasier, un grand dogue s'avança vers l’entre-jambe de son compagnon... Voyant cela et comprenant le destin funeste des glorieux bijoux – déjà bien entamés par la mâchoire de son poursuivant –, Piroulette bifurqua subitement pour s'élancer vers les parties menacées. Il fallait les sauver ! Non ! plutôt le sauver, en entier !

Le chanteur, telle la biche pourchassée par l'amour du cerf, perfora l'air jusqu'à revenir à son point de départ. Le dogue alarmé se retourna et lui lança un air furieusement placide. Dans le prolongement de sa lourde tête, Piroulette vit le Carlin cruel qui tentait de brouter le nez de son ami.

Perdant toute contenance poétique, le barde hurla des injures que même lui ignorait connaître et déboula, enragé, sur la meute affamée.

Le cabot en chef (d'intérim), se redressa et lança, féroce :

— « Il vaut mieux suivre le bon chemin en boitant que le mauvais d'un pas ferme », hurla-t-il, bestial.

— C'est toi ! Ferme la ! aboya le trouvère, perdant toute répartie.

D'un bon gracile et légèrement burlesque, il parvint à franchir la hauteur absurde que représentait le dogue abasourdi. Son survol apparut probablement héroïque. Après tout, comment pouvait-il en être autrement ?

Lame et plume, unies dans ses mains brandies, s'élevèrent à l'amont de son saut et vinrent s'abattre à l'aval de la tronche du carlin ahuri.

Son unique œil encore vaillant fut doublement perforé et l'animal s'écrasa de douleur sur le visage éteint du noble justicier.

Les péripatétichiens suspendirent leur dégustation. Se pouvait-il que leur légendaire Hercule-fait-chien puisse subir une telle déconvenue ? Ou faisait-il semblant ?

C'est lorsque le minuscule titan releva son visage aux orbites dégoulinantes, que ses camarades penseurs comprirent l'amplitude de l'horreur. Si Thrasybule, leur héros sans faille, venait de mordre la poussière, que pourraient quelques rhétoriciens contre ce monstrueux trouvère ?

Le carlin s'effondra en murmurant « Le sommeil est le frère jumeau de la mort. », avant de pousser un râle épouvantable.

Les péripatetichiens, telles une meute de pleureuses, s'érigèrent ensemble pour hurler à la mort.

Emergeant d’un magma sanglant, la voix de Fringard résonna, fantomatique.

— Ça... vous... apprendra... sales... pu... sales... cl... clebs...

Et mourut au dernier point de suspension…

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