Temps suspendu, massacre poilu

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Sans raison, la scène suivante se passe au ralentit.

Sur fond de carrosse vaincu, percé de courants d'airs ; agrémentant de ses planches, comme autant des fleurs meurtries, une route aux pavés désarmés ; se tiennent deux jeunes femmes dont les visages, coordonnés, sont en train de s'écarteler d'horreur.

À droite, Louise de Carbon. Ses yeux, perçants améthystes, grandissent à mesure que l'horreur grandit dans ses iris. Sa bouche à la noble incurvation s'écarte comme si le danger allait s'y engouffrer. Sa robe à froufrou schizophrène, semble s'envoler, également horrifiée.

À gauche, Octine, une pieuvre offusquée, peinant à masquer son identité molusquée sous le couvert d'une feinte masculinité, écarte instinctivement ses tentacules enjolivés tout en essayant de maintenir son apparence humaine.

C'est dans ses pupilles teintées d'horizon que nous apercevons se développer le reflet de leurs antagonistes bondissants.

Thrasybule, le carlin à la mâchoire absurde, lévite, roulant un œil torve, tout en pensant à sa future citation – L'articulant déjà –, suspendu entre sa meute de philosochiens et son objectif funeste : bouffer la perruque de la marquise, qui lui évoque certainement quelque bichonne dont il voulût se venger.

À ses côtés, Thérodore, dont la mise en plis ne souffre d'aucun vent ni ralentissement temporel, bondit gracieusement, porté aux nues par son armée de penseurs, qu'il snobait habituellement de son verbe glorieux, sans qu’ils ne lui en tiennent jamais rigueur ; sa mâchoire habituée à discourir s'ouvrant à présent pour mordre, déchirer et occire.

Les jappements au ralenti des péripatétichiens, accompagnés de leurs gouttelettes de bave en apesanteur, évoquent un concert poussif et inquiétant, dont la scène serait placée près d'une fontaine mal réglée, projetant des flaques visqueuses sur les convives.

Bien entendu, comme un ralenti n'est pas un arrêt sur image, la traversée des chiens volants a entretemps gagné du terrain et déjà les haleines des deux cerbères viennent imprégner les nez délicats des deux donzelles. À l'horreur vint alors s'ajouter le dégout. Des mains s'avancent pour se défendre, des tentacules s'élancent bientôt pour attraper l'une ou l'autre patte.

Mais l'attaque est bien trop rapide, même au ralenti, et déjà les dents aiguisées comme des poignards s'apprêtent à pénétrer les chairs de leurs visages mignons !

Bon...

Prenons encore le temps, puisqu'on est déjà au ralenti.

Ajoutons une troisième action simultanée. Elle vient se refléter dans les pupilles assoiffées de science de Thérodore au moment même où sa langue commence à sentir l'apprêté du maquillage au plomb de sa cible. L'image oblique n'a pas vraiment le temps de le troubler, trop vive sans doute, tout autant que son effet : un couperet de métal vint peu à peu s'enfoncer – avec toute la cruauté d'un ralenti – dans son museau élancé. La méchante lame ne finit d'ailleurs pas sa route dans sa gueule arrêtée, non, elle poursuit sa route, comme tranchant le beurre, vers le regard stroboscopique du carlin affamé.

Lequel n'a pas été élu champion pour rien.

Profitons encore quelques instants de cette lenteur improvisée pour apprécier le geste vif de l'animal qui, d'un réflexe sans égal, parvint à se tordre le cou en plein vol pour engouffrer la lame condamnatrice dans sa bouche titanesque...

Le tableau est posé.

Reprenons à présent le rythme habituel.

Dans une abominable explosion sanguine, la gueule de thérodore, transformée en un jéroboam sabré, déversa sur les deux belles dames d'invraisemblables flots carmin. Du moins, c'est ce que Louise de Cabron racontera aux marquis et duchesses lors du prochain bal. En réalité, les dantesques et incessants flots d'hémoglobine qu'elle décrira plus tard, ne se résumaient en fait qu'à quelques projections rouges et désordonnées, tachant sa robe déjà malmenée.

Thérodore, mort sous le tranchant de lame du fier mercenaire, s'effondra au pied des damoiselles, pendant que Thrasybule, pugnace, se faisait agiter de droite à gauche, la machoire juchée sur le fier membre du héros.

— Bon sang de saloperie de clebs, dit-il avec l'élégance d'un cheval hennissant.

Derrière, notant fiévreusement sur une armée de feuillets, un homme accoutré en barde se remplissait les yeux de cette scène pour le moins sordide.

— « Fier, comme le boucher débitant son gigot, le noble Fringard, tailla dans les viandes et en recéla les os » clamait, transporté, le trouvère inspiré, sans s'inquiéter ni des deux jeunes femmes qui le regardait éberluées, ni de la meute de chien décontenancée.

Ces derniers, suspendus, hésitaient entre contre-attaquer, s'enfuir la queue entre les jambes ou disserter sur l'absurdité de l'existence et son immanente tragédie. La sidération était tout ce qui leur restait, après la perte de leur maitre-chien à penser. Lévriers, bouviers, labradors couinaient lamentablement devant le cadavre de Thérodore.

— Voilà, trouvère, comment on sauve des meufs dans les règles de l'art ! fit, fringant, Fringard en calant son pied entre son épée et la puissante mâchoire. Reste juste à régler son compte à c’te bestiole, mesdames, et je suis à vous.

Les deux jeunes femmes pétrifiées, ne parvinrent que difficilement à articuler :

— Merci... noble... chevalier, firent-elles, hésitantes.

— Appelez-moi "héros immortel", ma belle, susurra-t-il en tapant le bout de sa lame surmontée du chien sur le sol poussiéreux. Je suis Fringard, l'homme qui a occis jusqu’à... combien ? (il hésita)... quatre dragons ?

— Six ! clama, heureux, son compagnon, le jugeant des plus humbles.

— Six, en effet ! et voyez-vous une seule plaie ou brulure ?

Maitresse et suivante agitèrent toutes deux la tête. À l'arrière-plan, les chiens eurent l'air atterrés.

« Et bien non ! Car il semblerait que je sois à la fois indestructible et insensible ! »

— Surtout insensible ! murmura un bichon, les yeux plein de larmes.

— Laisse, Labradodore, aucun discours ne pourra faire plier ce spartiate, chuchota un Braque.

— Qu'est-ce qu'ils bêlent ces emplumés ? claqua le preux, en tirant les moustaches du carlin tenace.

— Attendez, puissant seigneur, arriva claudiquant Piroulette, sauvant sans le savoir la mise aux deux clébards. Je vais vous aider. En passant, il toisa Louise de Carbon, qui s'avançait pourtant.

— Monseigneur, ma servante et moi devons vous remercier, fit-elle, en s'inclinant. Vous nous avez, sans conteste, sauvées !

Une voix lointaine et fatiguée articula « Moi aussi vous m'avez sauvé ! ». Mais le héros la négligeât.

— De rien, poulette, fit Fringard, charmant. J'vous fais une petite place sur mon pur-sang ?

— Votre jument, intervint, mauvais, le ménestrel, pendant qu'il essayait de vainement dessouder la lame et la bête.

— ... Mon pur-sang, disais-je ! reprit-il agacé. Et je dépose vos beaux yeux là où vous voulez ! De Crame-en-Lupin à Maravutpied... truc...

— Maravutpieddesmontsglaviotetracksurmer, l'interrompit le trouvère, d'une mine sombre.

— Oui, ce nom-là ! Alors vous en dites quoi... euh...

— Mon nom est Marie-Louise de Carbon, Marquise de Gaupe-en-Panard et, justement, nièce du duc de Maravutpieddesmontsglaviottracksurmer, fit-elle, tellement charmante que même la souillure de sa robe devenait comme un bijou. Enchantée... Je vous tendrais bien la main, mais elle est bien trop tachée.

— Qu'importe, milady, si c'est d'un baise main que vous voulez, vous l'aurez ! Et ce n'est pas ces quelques gouttelettes qui me freineront !

Pendant que le chevalier avançait sa bouche gourmande vers la main ensanglantée, sous le regard désapprobateur de son barde, Octine s'avança.

— Octine Desfonds, pour vous servir, monseigneur.

— Oui oui... fit le héros sans trop la regarder.

— Altus, homme-cheval et cocher, pour vous servir... dis, piteux, le centaure qui approchait de l'assemblée.

— hin hin... continua Fringard, sans un regard. Quand ses lèvres atterrirent enfin sur le doux revers, Louise frissonat d'aise.

— Ah je l'ai ! cria très fort le trouvère, triomphant, et en manière d'interruption.

Le chanteur avait intercalé une branche tordue entre la lame et la gueule surbavante, puis, faisant levier, était parvenu à extirper l'exquise Excalibur.

Le carlin, expédié, fut exclu, sans excuse. L'inexpugnable bête, exorbitée, était exaspérée jusqu'à l'extrême. D'une nouvelle exégèse, il exhorta son groupe d'experts à de nouvelles exactions. Il exulta, extatique :

— « Du combat, seuls les lâches s'écartent ! », fit-il, exigeant.

À ces mots, les chiens perdirent leurs airs de chiots et se lancèrent l'assaut.

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