Rire, c'est drôle

5 minutes de lecture

Un premier cerveau s'éveilla.

Bon sang, où sommes-nous ? Et où sont-ils ? Inconscients évidemment ! Et la cheffe ? Quoi ? Aussi ?

Le tentacule tâtonna sur le sol inégal, des échardes vinrent s'y planter.

Aïe ! Mais ça fait mal ! Du bois ? Nous sommes toujours dans le carrosse alors ?

Oui ? hasarda un second cerveau. Où sommes-nous ?

Toujours au même endroit, mais sans mouvement ! Allons trouver les autres, reformons notre unité !

Oui, tu as raison. Mais il me semble... Oh Non... que l'un de nous a perdu son extension ! Nous ne voulons pas côtoyer de moignon.

Il repoussera, viens, enserrons ce corps effondré. Pressons-le, pressons-nous !

Les deux tentacules s'enroulèrent autour du blob meurtri et aplati qui se faisait appeler Octine.

À force de massages, les six autres cerveaux s'éveillèrent enfin et la cervelle en chef s'exclama d'un coup :

— Marquise ! Louise ! Où suis-je ?

Ses yeux de céphalopode clignèrent en tous sens. En regardant ses simulacres de mains, elle se rendit compte qu’elles n’avaient plus la couleur adaptée. Le rose humain avait laissé place au bleu roi, qui venait étrangement trancher avec le blanc nacre de sa robe à demi déchirée.

Elle secoua sa tête flasque. Où était donc sa maitresse ?

Rajustant sa perruque, elle fit le tour du propriétaire. Le carrosse n'était plus qu'un enchevêtrement d'ébène écrasé sur une route ayant ajouté quelques pavés à son tourment. Si Louise de Carbon était dans ce tas, elle devait probablement ressembler à un sombre fatras. Car la pauvre possédait un squelette – ce truc bien inutile – qui devait à présent être en miettes.

— Oh, madame, sanglota-t-elle sous la triste lumière qui filtrait par les marbrures du bois fracassé. Madame... Je...

— Tu m'aimes ? fit, du dehors, une voix aux accents paroxystiques.

— Je... Madame ? Vous êtes vive ?

— Plus pour longtemps, je le crains... répondit, lointaine, la marquise désemparée. Pourriez-vous arriver ? Je préfèrerais mourir accompagnée !

Octine, pressée de la retrouver, se glissa dans un infime passage en allongeant son corps sans substance. Elle choisit de s’extirper d‘un interstice que sa maitresse ne pouvait apercevoir, car elle préférait vivre leurs prétendus derniers instants en sachant son amie à l'abri de la vérité.

La scène qui s'offrit à elle ne put la détromper, elles étaient aussi acculées que condamnées.

« Allons, ne faites pas la timide, Octine, approchez, venez près de moi, fit la marquise, dépenaillée mais mondaine. Voici nos hôtes ! »

Devant les débris du carrosse, Louise tenait en respect la meute de philosophes avec son aristocratique morgue. Du moins, le pensait-elle. Car, en réalité, les penseurs poilus ne semblaient être freinés que par la nécessité de récupérer après leur course effrénée. La poulpe l'identifiait à leurs langues pendantes, leurs estomacs gargouillant et leurs muscles tremblants. Ils étaient épuisés et tentaient de reconstituer leurs forces. La noble ajouta, pédante :

« Ils semblent mes craindre, mais attention, ils sont nombreux ! Nous jouons nos vies ma bonne amie. Enfin... Mon bon ami. Ah, décidément, vous me troublez !

La servante vint aux côtés de sa maîtresse et se tint prête. Quand les canidés allaient attaquer, elle devrait rapidement étendre ses membres et en attraper plusieurs. Ils étaient nombreux, mais elle était sûre de pouvoir les freiner, même au prix de sa vie, s'il le fallait. Sa couverture serait grillée, tout serait fini, mais sa dame survivrait.

Perçant le groupe, Thérodore, splendide colosse à la pâle vêture, toisa les deux décoiffées.

— Voici que nous nous retrouvons, ô muse des béotiens, reine philistine.

— Vous m'honorez mais je ne suis pas votre souveraine, mon bon toutou, clama Louise avec moins d'aplomb que d'ordinaire. Allez, filez maintenant, avant que je ne sévisse. Vous nous mettez en retard !

— Tu sembles perdre de ta superbe, ô humaine à la toison d'or. Ton visage à désormais la triste expression d'un sophiste dont on vient de percer le piètre syllogisme.

Louise de Carbon grimaça, qui était cette Sophie dont on perçait l'illogisme ? Avant qu'elle ne puisse rétorquer quoi que ce soit, le lévrier Afghan, l'air intelligent, se mit à déclamer :

« L'herméneutique t'as piégée, tu pensais nous humilier mais ton discours t’a perdu. Pérorant sur la gloire de ta raison, tu as construit ta propre damnation. Reprenons ta proposition, en guise d'oraison...

La marquise, d'avance fatiguée par la démonstration, chuchota à Octine :

(— Cet animal est fort désagréable, ne trouvez-vous pas ? Et il a, de surcroit, le poil affreusement terne !)

— ... d'oraison... disais-je ! Ainsi, vous clamiez, avec l'aplomb d'un rhétoricien ivre, gonflé d'un logos biaisé, que suivant leur statut ontique, la plupart des...

(— Regardez sa langue pointer au dehors quand il déclame, il aurait dû prendre des cours de diction et de maintien, ce pauvre chien, poursuivit-elle à voix basse, faisant glousser sa servante.)

— Des... êtres de notre monde sublunaire, de l'humain à la belette en passant par l'escogriffe – même le puissant Phoenix ! – jusqu'aux terrifiantes créatures peuplant le tartare, se nourrissant ad libitum et ad nauseam de la triste sauce dans laquelle ils pataugent sans cesse – ces êtres, disais-je, devaient accomplir ...

(— Hirsute... hi hi... L'air bête... ah ah... Poil aux pattes...)

— Dites ! Ça vous dérange que je fasse mon discours ? Je vous rappelle que c'est la dernière chose que vous allez entendre avant de mourir, alors vous pourriez écouter !

— Oui, oui, pardon, poursuivez, firent-elles en éclatant de rire.

L’air d'un orateur vengeur le chien à la belle crinière poursuivit. Louise se rendit compte que sa chevelure soyeuse était coiffée avec grand soin et lui évoquait furieusement le toupet du duc Charles-Lucien de Trépigne-sur-Connin. Son souffre-douleur du moment.

— ... Accomplir, disais-je, les actes découlant de leur forme, la résultante de leur essences, le constituant de leur pragmatique, et nonobstant....

Les deux comparses, frappées par cette ressemblance capillaire, passèrent au rouge écarlate, avant d'exploser. Le petit coin de désespoir qu'était le bord de la route fut secoué de leurs éclats de rire clairs, quelques oiseaux confus s'envolèrent à l'orée du bois.

Les péripatétichiens, un peu confus, commencèrent à discourir sur les bienfaits de l'humour. Thérodore, de son côté, s'assombrissait à mesure que les deux jeunes femmes déliraient. Au bout d'une salve d'onomatopées riantes, secouant les amies de soubresauts hilares, elles parvinrent à articuler :

— Excusez, nous ! La nervosité, sans doute ! pouffèrent-elles, avant de repartir de plus belle.

Sous la candeur de ces rires sonores, le lévrier devint aussi sombre que les rives du Styx. Arrivé à un certain point, il laissa naitre au fond de sa gorge un grondement qui devint bientôt un cri de rage bestial et désarticulé :

— Thrasybule ! Bouffe-les !

Un froid digne du pôle nord un soir d'hiver en plein blizzard s'abattit d'un seul coup sur la route que leurs pétillance tentait d'égailler. Un borborygme alambiqué se fit entendre derrière les cabots rassemblés.

— « Qui parle sème ; qui écoute récolte. » gronda une voix de contrebasse mal accordée.

L'orgueilleux clébard, au regard plus sombre que le désespoir, ajouta à l'adresse du micro-molosse qui perçait leurs rangs :

— Dévore donc ces foutus épicuriens !

Le carlin, avec tout le côté de la gueule piqueté d'aiguilles à tricoter, inspecta les dames de son globe oculaire parsemé de pointes.

— « Que ton fils, en suçant le lait de sa mère, ne s'abreuve pas en même temps de ses larmes. » fit-il, royal.

Devant ces crocs dégoulinants, la poulpesse et sa maîtresse sentirent leurs rires s'éteindre lentement. Thrasybule, secoué de nouvelles citations, bondit.

— Mort aux hédonistes ! aboi-cria Thérodore en se jetant, mâchoires dehors et cheveux au vent sur les deux tourterelles affolées.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire L'Olivier Inversé ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0