Prosopopée

3 minutes de lecture

À ces mots, la marquise blanchit, accompagnée de sa suivante, qui tira un peu plus vers le gris.

— Montez ! glapit le cocher, tout en ruant pour éloigner les penseurs.

— Philosophes ! retrouvez vos propriétés essentielles ! aboya Cynophraste, transit. Mordez, griffez, hurlez, retrouvez l'action propre à votre Ousia.

Les deux jeunes femmes (enfin, à peu de choses près) s'engouffrèrent dans le fiacre, qui n'avait rien de blindé, et fermèrent la portière au nez des cabots furieux. La langue de l'un d'entre eux se coinça dans l'entrebâillement. Le morceau restant projeta de denses gouttelettes et quelques derniers ornements verbaux sur leurs robes dressées.

Débouté mais nullement découragé, le reste des péripatétichiens se jeta sur le centaure qui partait déjà au galop, remorquant l'attelage.

— Anthropoclaste, Cénotaphe, Périscope, en tenaille ! cria un berger malinois.

Les trois petits chiens, vifs et plus agiles, rattrapèrent le cocher et entreprirent de l'escalader. Les canidés plus imposants crièrent, dans un concert de hurlements :

— Invoquons notre champion ! À nous, Thrasybule !

Tandis que la calèche déboulait tirée par un Altus débordé – un chihuahua agrippé au mollet, un teckel à cheval sur la croupe et un bichon maltais lui mordillant le bras – un rugissement furieux perça la forêt. Noble et servante regardèrent, épouvantées, par la petite fenêtre située à l'arrière, ce qui allait émerger de l'orée forestière ; se préparant à voir débouler, tel le proverbial cerbère, quelque mastiff, dogue allemand ou rottweiler. Mais c'est un carlin minuscule qui, tranchant la forêt, déboula, de guingois, à une vitesse improbable, pour se glisser sous le carrosse ballotté.

— C'est ça leur champion ? s'exclama Louise, entre inquiète et outrée.

De dessous leur pied on entendait la voix du chien gronder :

— « Nul n'est méchant volontairement », glapit-il, en galopant entre les roues.

— Que dit-il ? interrogea la marquise. Que dites-vous, vilain toutou ?

— « Les racines de l'éducation sont amères, mais ses fruits sont doux » retentit la voix de sous le plancher vibrant.

— Quelle folie ! Laissez-nous ! clama Louise, d'une bien pâle autorité.

Pendant ce temps, le centaure se débattait avec les roquets qui le grignotaient à petit feu. Tandis que les autres philosophes accompagnaient les roues, tout en galvanisant leur preux.

— Thrasybule ! habile rhéteur, splendide titan, détruit ces sophistes !

En entendant ces appels à la destruction, Louise de Carbon lança ses meilleurs arguments à la menace planquée sous leurs pieds :

— Allez, ouste, méchant chien !

— « l'homme qui a faim n'examine pas la sauce » ! répondit le carlin de sa voix de stentor, avant de bondir, bouche tendue.

La marquise sauta sur la banquette et Octine ouvrit ses tentacules en parapluie quand elles virent les dents puissantes du petit chien – qui ne semblait être qu'une énorme mâchoire – se planter dans le plancher d'ébène. D'un coup de nuque surnaturel, la bestiole arracha une importante portion du sol, en laissant un trou inquiétant qui offrait la route à leur vision et à leurs hurlements.

De son côté, Altus parvint à arracher le roquet de son bras et, en employant sa queue comme axe de rotation, le fit tournoyer à toute vitesse comme une fronde. Il envoya ensuite le bolide poilu en direction des cabots qui harcelaient son attelage. C'est Cynophraste qui reçut le projectile blanc en pleine gueule avant de valdinguer le long de la route, pour enfin heurter un platane étonné.

— Cynophraste ! Périscope ! hurla Thérodore filant, l'air déboussolé et la langue pendante.

Furieux et accélérant d'un coup, il aboya, enragé : « Thrasybule ! Dévore ces béotiennes ! Je vais m'occuper de ce sophiste à quatre jambes ! »

— Approche ! Sale clebs ! répondit le centaure en affichant un sourire carnassier, avant de saisir le teckel qui le chevauchait maladroitement pour le lui lancer. Tiens ! Ton nonos !

Thérodore esquiva vivement la roquette à poil ras qui s'abattit dans un couinement étranglé sur la route pavée.

— Cénotaphe ! grogna l'animal. Quand j'en aurai fini avec toi, centaure, même le monde des idées ne voudra plus de toi !

— Approche ! rugit le cocher.

Dans le fiacre lancé à toute vitesse, les deux compagnes qui avaient oublié leur vindicte, inspectaient furieusement le plancher entamé. Elles savaient que l'attaque était imminente, le carlin monstrueux devait trottiner là dessous, prêt à les éventrer sauvagement tout en aboyant des citations.

— Fidèle amiiiiie, grinça Louise, drapée d'hystérie. En tant que mâle, n'auriez-vous pas quelque fronde ou gourdin en votre possession ? Enfin... Plutôt une fronde, disons !

— Madame ! Je n'ai rien à part mon nécessaire de couture !

— Parfait ! jetez tout ce que vous pourrez, ma fille ! Tenez, le voilà !

— « Rien n'est permanent, sauf le changement ! » gronda la bête.

De ses bras mous, la jouvencelle balança boite, bijoux, bric à brac et enfin ouvrit le nécessaire – qui n'avait jamais aussi bien porté son nom – dans l’ouverture. Thrasybule, chien de l'enfer, grogna d'abord, puis couina pitoyablement.

— Bravo ! Octine ! Si on s'en sort je passerai sur votre affront ! Grinça la noble dépenaillée.

— Mais, madame, quel affront ? prononça la suivante, dodelinant suivant les aléas de la route.

— N'en parlons plus, je...

Mais sa servante disparut soudain dans la plancher.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire L'Olivier Inversé ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0