Téléologie

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— Ah, je le savais ! se gargarisait la tourterelle. Octine... Un homme ! Comment faudrait-il t'appeler ? Octin ? Octane ? Octon ? Octopus ? Ah ah !

La suivante se crispa de tous ses membres. Mais parvint à garder ses tentacules en place, sans rien laisser paraître.

— Octin, sans doute... prononça-t-elle en changeant la structure de ses cordes vocales improvisées pour que sa voix soit celle d'un homme.

— Oh ! Passez-moi l'expression, mais je suis trop excitée par garder ma légendaire bienséance : saperlipopette ! s'exclama la marquise comme si elle venait de dire merde. J'imagine la tête de Charlotte de Truttelberg et de Charles de Sans-Michon quand je vais le leur dire ! J'en rougit d'impatience !

Le désormais homme se pencha vivement vers Louise de Carbon, plongeant son regard torve de céphalopode dans ses yeux chatoyants.

— Madame, vous ne devez le dire à personne ! Cela doit rester notre secret !

— Voyons Octine... Non ! Octane. Oh ! Qu'il est difficile de s'habituer ! Soyons progressistes que diable ! Une dame peut bien avoir un valet ! Mais, serait-ce de la barbe qui pointe à votre menton ?

Dans son excès de zèle métamorphique, la poulpe se prétendant humaine avait demandé à sa peau de mimer une carnation masculine. L'une de ses tentacules en pinça une autre pour se punir ; dans son déploiement de virilité, elle s'était trop emballée.

D'un regard avide, la marquise alla s'assoir aux côtés de sa dame – qui devenait homme – de compagnie.

— Chassez le naturel et il revient... par la fenêtre, madame... osa la pieuvre d'une ritournelle, en déplorant ce soudain intérêt.

Dehors une voix grave retentit.

— Madame ! appela le cocher.

— Plus tard ! Voulez-vous ! lança Louise de Carbon avant de se glisser, invitante, vers sa servante dont la barbe devenait fournie. Oh, fidèle amie... quand j'imagine que pendant tout ce temps... ces confidences... Ces moments d'intimité... Vous étiez...

— Votre servante madame ! insista l'octopus en virant au bordeaux.

— Madame ! renchérit le centaure, de son côté.

— Silence, chevalet ! maugréa la noble en aventurant sa main à la surface de la robe nacrée. Quand je pense que tout ce temps tu cachais un homme sous ce mascara... Un homme à ma botte... Un homme avec sa...

Octine joua le tout pour le tout, la marquise ne pouvait découvrir sa vraie nature. Elle mobilisa un tentacule dont elle éleva la température, puis l’érigea à travers le jupon sous la main de sa maitresse en admiration. Mais la fleur allusive qui en était née avait la taille et le volume chevalin, à tel point que l'aristocrate en fut vivement effrayée. Un cri suraigu perça la cariole, auquel Altus ajouta le sien en contrepoint.

— MADAME !

— QUOI ? déboula la marquise, échevelée, hors de son carrosse, encore vibrante de l'outrage.

— Ah, vous voilà, dit l’homme-cheval un ton plus bas. On doit faire halte d'urgence, une meute nous flanque et va bientôt nous croiser. Je crains, madame, que ce ne soit des péripatétichiens.

— Quelle est cette histoire ? Une nouvelle farce, Altus ? Vous m'interrompez pour de vulgaires et futiles cabots ?

— Pire que ça, milady, grogna le centaure, ce sont des chiens philosophes, une véritable engeance.

— Poursuivons cette route, je suis lasse de ce voyage et de cette servante, regretta la marquise en regardant sortir Octine de la calèche devenue banquise.

— Non, madame, insista le cocher. Il faudra attendre qu'ils nous dépassent. Surtout ne répondez pas à leurs questions, cela mènerait à notre perdition, ajouta Altus en prenant la servante en considération. Vous portez la barbe maintenant ?

— Laissez tomber... dit la poulpe d'un air morne. Madame, je...

— Tu... Rien du tout ! Je suis trahie, salie, meurtrie, abasourdie... et tout un tas d'autres mots en "ie" qui ne me viennent pas encore mais qui ne tarderons pas à arriver.

— Je dis juste que ce que vous avez identifié... n'était, en réalité, que mon genou dressé...

— Silence ! Pitié ! Retourne dans ce carrosse ! Non, disparais ! Dans la forêt ou dans la bouche de ces cabots qui en seraient soi-disant à la lisière !

Quelques voix émergèrent soudain de sous les sapins :

— Je ne vous le fais pas dire, mon bon Cynophraste, mais dans ce cas, quel serait son statut ontique ?

— Cette question est belle et juste, ô Therodore, mais laissons nos palabres pour l'instant, voici un comité qui me semble fort intéressant.

Les deux chiens discutant étaient suivis d'une bonne dizaine de canidés qui bavardaient avec passion.

— Taisez-vous, ne répondez à rien ! dit le centaure entre ses dents.

— Allons Altus, piétinez-les donc ! Ce ne sont même pas des loups ! intervint la marquise, méprisante.

Les chiens s’intéressèrent à leur échange, tout en se pourléchant les babines.

— ô humaine à l’allure divine, toi qui nous illumines, accepterais-tu de nous enseigner le sens du mot beauté ?

— Ne répondez pas ! Ils tentent l’herméneutique ! s'exclama l'homme-cheval. Il n'y a rien de pire, c’est très dangereux !

— Moi ? Hermétique ? Maudit centaure ! Tu mériterais le fouet... ou les canines de ces charmantes bestioles ! Oui ! Chers poilus, je peux vous enseigner la beauté !

— Ô bienheureuse savante, moi, Thérodore, je t’en conjure, dis-nous ce qu'est : la beauté ?

— C’est simple, regardez ces êtres contrefaits et puis contemplez : moi, et voilà !

— Ainsi vous posez la beauté en regard de la contrefaçon, n’est-ce pas esquiver le raisonnement, cher Euthyme, maître en logique ?

— Ce n’est pas certain, ô Thérodore, continuons de l’interroger : toi, humaine au regard qui tranche, dis-nous, dès lors, ce que serait la contrefaçon, ainsi nous pourrons en déduire ce que serait la « bonne façon ».

— Madame, retournez dans le...

— Laissez, Altus, je gère, j’ai eu une éducation classique, je suis plus intelligente que vous. Braves cabots réfléchissants, la malfaçon, c'est évident : voyez cet humain aux jambes de cheval et cet homme qui prétend être une femme. Même vous, si je puis me permettre, êtes des chiens parlants, c’est assez aberrant !

Le Labrador nommé Euthyme s'exclama :

— Mais vous n'expliquez rien de cette façon. Répondez donc à mes questions et nous trouverons !

— Allez-y, gentil toutou.

— Si l'on considère chaque être, il possède en soi des qualités, sur cela nous pouvons nous accorder ?

— Oui, oui, c'est cela même. Ce petit chiot est charmant, ne trouvez-vous pas, Altus ?

— ...

— Permettez-moi de poursuivre sans écouter vos compliments, gardez-les pour la fin du développement ! Ainsi, si un humain a deux jambes, si un homme est un mâle et si un chien aboie, ce sont là leurs qualités naturelles, le produit de leurs essences ? Non ?

— C'est cela, mon petit chien, vous êtes malin !

— Un humain qui aurait mille jambes, un homme qui se ferait passer pour un chevreuil ou un chien qui vole seraient dès lors contre-nature ?

— Je vous l'accorde, c'est l'évidence même.

— Si tout être possède une nature - écoutez bien, Cynophraste, la suite vous plaira - Cet homme-cheval, ce transformiste et nous-même, serions contre-nature, car affublés de propriétés accidentelles ? Faudrait-il, dès lors, cesser et nous plier enfin à nos essences, ce qui fait donc notre substance ? Qu'en pensez-vous, belle personne ?

— Que vous avez raison, vous êtes tous mal fichus et monstrueux et que ma noblesse "naturelle" ne saurait vous souffrir. Déguerpissez !

— Madame... Insista le centaure, parlant tout bas, tout en reculant. Retournez dans le carrosse...

— Mon bon Thérodore, très cher Cynophraste, avez-vous entendu ? Cette divine vient de nous livrer un argument de poids. Nous étions occupés à nous fourvoyer, luttant stupidement contre notre propre nature. Belle jouvencelle, si nous suivons votre raisonnement... Nous devons donc vous dévorer, séant !

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