Rimes en traque

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L'étendue était essentiellement composée de vieilles pierres qui s'ennuyaient depuis des siècles. Si elles avaient été pourvues de visage, leur évident désespoir aurait été si poignant qu'il aurait suscité la dépression chez chaque voyageur. Nos deux héros n'avaient pas vu – trop occupés à visiter ces landes tels des brebis déguisées en loups – que ces rochers cachaient d'authentiques mines boudeuses et déprimées en leur tournant le dos.

Les deux compères arpentèrent longtemps ce trajet d'une longueur impossible. Le barde s'ennuyait profondément quand il ne pouvait pas composer, chanter ou parler. Par contre, le chevalier, lui, se complaisait à se déplacer, serpent armuré, en traînant ses silences pesants. Il semblait être dans son élément, comme le proverbial poisson dans l'eau.

Le gars s'y croyait ferme, jugea le prosateur. Il marchait comme s'il était un renard aux aguets, s'arrêtant derrière des rochers (pas assez épais pour le cacher), glissant sous les branches d'arbres morts (infernal écureuil de métal), sortant une longue vue (tenue à l'envers) avant de la rétracter, l'air éclairé, alors qu'il n'avait probablement rien vu...

Tel un chat, à présent, il rampait, ventre à terre, flairant la souris. Piroulette n'aurait pas été surpris de le voir dodeliner de l'arrière-train avant de se jeter sur sa proie, griffes en avant, dents avisant.

Ainsi, son compagnon jouait alternativement le rôle de tous les prédateurs connus. Passant de la belette à l'araignée, du jaguar au rapace, du cerbère au calamar. Ils se faisait tantôt loup, tantôt oiseau de proie, tantôt vipère, tantôt rat. Il avançait, mutant protéiforme, se dit le barde, rêveur. Un génie de la traque ! L'évidence était là : avec lui, ce dragon ne ferait pas long feu.

Car l'homme n'était pas si gauche qu'il l'avait d'abord cru, c'était une ruse ! Pour détourner l'ennemi !

Admiratif et débordant d'inspiration, Piroulette murmura :

— « Tel un lion sans scrupule, le preux, son ennemi, manipule ! »

— Ta gueule ! Foutre dieu ! claqua ledit preux, avant qu'un éternuement dantesque ne vienne l'interrompre.

— Qui va là ? gronda l'horizon.

La voix qui venait de retentir était singulière, s'inquiéta le trouvère. Y avait-il quelque pauvre âme vivant dans cette lande désolée ou pire, un autre chevalier ? Tremblotant de terreur, bégayant, le barde demanda à son fier-à-bras :

— On répond ?

— Jamais, non ! s'étrangla Fringard. Il ne faut jamais répondre à un dragon !

— Les dragons parlent ? tomba des nues Piroulette qui sortait déjà sa plume et ses feuilles pour prendre des notes.

— Tu mériterais que je t'envoie devant pour le saluer, imbécile de lettré !

— Vous rimez encore, chevalier ! l'interrompit le chanteur, pour se sauver.

— C'est encore cette foutue malédiction ! Elle est plus forte aujourd'hui, ça joue sur ma diction.

— Une malédiction ? s'écria le barde, c'était encore plus croustillant ! Même s'il trouva que faire rimer diction et malédiction était un peu facile.

— Je vous entends ! intervint le dragon, tout proche.

— Il nous a repérés, t'es content ? Eh oui ! bon sang, une sorcière m'a condamné à rimer ! Je dois me concentrer pour parler normalement. Et quand je suis fatigué ça s'aggrave, c'est énervant !

— Sortez de votre cachette ! tonna le dragon de derrière la butte.

Contraints et contrits, tous deux se relevèrent de derrière le rocher où ils s'étaient planqués.

— Tu vois où tu nous as conduits ? foutu barde trop bavard, railla le chevalier. Tiens, je lui demanderai de te cramer en premier !

— Ô bien aimé compagnon, pourquoi faire taire un homme que vous avez tant inspiré ? On n’interrompt pas la poésie et l'acte qui la porte. On n’arrête pas la bravoure et le chant qui l'emporte !

— Allons bon, j'ai rien fait ! J'ai rampé sur des cailloux !

— Oui, mais vous l'avez fait avec une élégance rare !

— Taisez-vous ! gronda la bête derrière le monticule. Et montrez-vous ! Ou je vous grille immédiatement !

Fringard dégaina sa fidèle épée, Pourprée. Là, pour le coup, c'était un nom de femme, songea Piroulette. Bizarrement, les chevaliers qui étaient régulièrement des machos de la pire espèce aimaient offrir à leurs fiers membres de métal de jolis sobriquets feminins. Pourtant l'emploi habituel de ces objets tranchants ne leur supposait aucune douceur. Vu la façon dont ces mercenaires les agitaient comme leur fierté masculine, ils auraient pu les appeler : Tranchard, Malabar, Tranche-dans-le-lard, Épouvantard, enfin tout un tas de noms en "ard", apologies du mâle dominant ; plutôt que : Coupante, Aiguille, Tranchante, Compagne, Aubépine, Tranche-vie, Moulinette, qui n'évoquaient rien de viril.

Selon le trouvère, ils aimaient comparer leurs lames à des amantes parce qu'elles partageaient leur couche, déjà, ensuite parce qu'ils passaient de nombreuses heures à les caresser, ces lubriques. Pourtant... lorsqu'ils les astiquaient consciencieusement de cette façon, ça rimait plutôt avec mast...

— Nous voici, dragon ! Garde tes flammes dans ton gosier ! trancha le preux, en sautant hors de sa planque.

L'être démoniaque, installé sur un matelas de branches brûlées, avait la taille d'une petite auberge. Le trouvère fut surpris de le voir parler avec une bouche aussi garnie de dents.

— Des humains bien sûr... à la discrétion toute relative, objecta le dragon en élevant la voix. Vos rimes sordides me cassaient déjà les oreilles quand vous avez posé le début de vos guêtres en ces terres perdues, ne peut-on jamais avoir la paix ?

On disait les dragons beaux, séduisants, hypnotiques même, mais celui-ci faisait un peu pathétique. Il avait l'écaille fade et le poil terne, l'œil torve et les nasaux coulants, les membres grêles et l'air vaseux. Ses grandes ailes pleines de trous s'écroulaient, ses griffes et ses cornes n'avaient plus grand-chose d'acéré. Il avait même du poil aux pattes et au nez. Piroulette en fut presque déçu.

— On m'a envoyé te tuer ! clama le fier-à-bras.

— Oui oui, encore un... tu es le cinquième aujourd'hui. À croire que vous pullulez comme des lapins.

— C'est vous les lapins – bon... de très grands lapins, certes – mais des lapins quand même ! Vous avez envahi la région de Marav... Truc-sur-mer !

— Maravutpieddesmontsglaviotetracksurmer, intercala discrètement le barde. Il ne voulait pas les interrompre mais les mots étaient importants, tout de même !

— Nous ? Quels nous ? Il n'y a que moi. Les autres, ces traîtres... m'ont lâché !

Le monstrueux animal faisait presque pitié.

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