La geste de Fringard

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— Ô noble Fringard, où allons-nous, ce jour ? fit, chantant, le troubadour.

— Tout droit j'imagine... répondit Fringard qui traînait sa trogne lassée sur la route encombrée.

— Pourriez-vous, auguste renard, m'en dire plus sur votre quête ?

Le héros enchevalé grimaça :

— Je vais claquer du dragon...

La route perdait peu à peu ses pavés au profit de bandes de terres médiocres. Très peu de monde vivait ici. Au loin, les champs fleuris laissaient place aux rochers maudits. Piroulette insista :

— Que pourrais-je chanter de vos aventures, intrépide pourfendeur ?

— Pas grand-chose... va chanter ailleurs.

Interdit, le barde meugla :

« Ainsi le chevalier rejeta son fier trouvère, d'une insulte bien sentie, il frappa son oreille et le condamna à l'oubli. Le chevalier du fiel se trouva bien aigri quand, de conteur, il fut démuni. »

— Tu peux la fermer ? J'essaie de me concentrer.

— Attendez, je recalcule mes pieds.

— Tu vas avoir le mien au cul si tu fiches pas le camp, combien de fois dois-je le répéter ?

— Ah, chevalier... le monde rime et vous rimez sans le remarquer !

— Et ta gueule ça rime avec quoi ?

— Ça rime avec ... euh... Bonne question.

— ...

Sur leur chemin, de pauvres hères les regardaient terrifiés. Ils allaient bientôt atteindre les lieux désertés, là où personne n'osait se rendre désormais. Une paysanne, dont l'œil gauche allait à droite et dont le droit les fixait, leur lança, du bout de son champ.

— Z'allez pas là-bas ? Lisez pas les panneaux ?

— Non... grogna Fringard, usant de son habituelle tendresse.

— Excusez-moi, belle gueuse, intervint le ménestrel. Nous allons à l'aventure ! Hm... Le dragon c'est bien dans cette direction ?

— Si v'voulez crever, c'est ben là, allez-y donc !

— Bien, je vous remercie, tendre... serfe... ou serf ? Que faut-il dire ?

— Marthe, y faut dire. Bonne mort ! claqua-t-elle en tapant sur une fée qui lui voletait dans les cheveux. Pestes de fées !

— Charmante, murmura Piroulette. C'est donc par ici, ô Fringard !

— Bon sang, on te paie au mot ? glissa le chevalier entre ses dents moisies.

— Eh bien, je dois dire.... Enfin, je ne démentirai pas... Disons, voilà.

Ils laissèrent les tristes vassaux à leurs tristes champs. La route était désormais une longue bande rocailleuse. Un fin tracé marquait encore le sentier à suivre. Plus âme qui vive. Même les fées ne voletaient plus par ici. Pas assez fleuri...

— Tilleul ... Non... Feuille... Non non... Meule ? pesta le barde, cherchant la rime pour sa chanson. Raahh, vous m'avez posé une colle, fier compagnon !

Au loin, la complainte de la bête retentissait. Le bruit ressemblait au gargouillement d'un oiseau qu'on égorge, en un peu plus fort... Fringard, en l'entendant, sourit sous ses airs aigris.

— « Le hululement sordide du serpent à plume gronda sous un ciel d'enclume ! » C'est bon ça, non ? interrogea le poète.

— Exquis... Si tu pouvais la fermer ? Les flambards, ça vous flaire à vingt lieues et ça vous entend à trente.

En un glougloutement, les phrases du barde s'effondrèrent dans sa gorge. Il avait oublié qu'affronter un dragon était potentiellement mortel.

Sa mère, Ritournelle, avait un jour perdu une jambe dans la bouche de l'un d'eux, avant de perdre ses deux bras en essayant de la récupérer. Devant ce carnage d'extrémités, elle avait abandonné l'idée de retrouver ses membres et était partie, rampant, se faire suturer chez le sorcier. Courageuse, sa mère ; tailler sa vie sur une seule jambe, à la force de la voix, ça l'avait rendue célèbre : Ritournelle, trouvère unijambiste.

Piroulette ne faisait pas le poids, avec tous ses membres...

— Chut, murmura Fringard, comme si l'autre pensait trop fort et qu'il l'entendait.

Le chevalier fit avancer son cheval à pas de loup – ce qui était étrange, songea le chanteur, qui se demandait s'il fallait le conter dans sa future œuvre – autour d'eux, même l'air semblait faire silence, c'est dire.

Le barde se signa, Fringard lui fit prestement signe d'arrêter.

— Ils sont allergiques aux bondieuseries ! cria-t-il tout bas. T'as grandi où toi ? Il faut tout t'apprendre ou quoi ?

Percé à jour, percé au cœur, le ménestrel grimaça. Avec la richesse de sa mère, il avait grandi le cul dans le beurre, certes. C'était sa honte. Un jour, Il avait quitté le domicile, fier adolescent, en clamant « Je ferai carrière dans la chanson, maman ! ». Mais avec toutes ses jambes et tous ses bras, quelle originalité allait-il balancer à la face du monde ? Car la compétition faisait rage. Il fallait soit avoir La voix ! (Or le grand concours de chant du royaume s'occupait déjà de la trouver et il avait été refusé au casting) soit trouver les meilleurs récits chevaleresques, mais pour cela, il fallait vivre des choses. Et il avait deux mains gauches. Restait d'avoir une particularité comme maman. Alors, s'il avait d'abord songé à s'estropier pour marcher dans les... – enfin "le" plutôt – pas de sa mère, il s'était vite ravisé. La douleur déjà, ensuite les soupçons de plagiat...

Au loin, un fameux éternuement, qui avait plus l'air d'un coup de canon que d'un débordement nasal, explosa, lançant vers le ciel quelques larges gerbes incandescentes.

— Voilà, t'es content ! Plus aucune référence religieuse sinon on est cuits !

Fringard ajouta en chuchotant : « Et maintenant, bas la mule ! »

Le ménestrel, adroit comme une carpe hors de l'eau, faillit s'écraser au sol. Heureusement, sa bourrique, bien plus agile que lui, fit un mouvement de côté pour l'empêcher de se vautrer. Fringard descendit à son tour, offrant à sa monture une petite tape à l'encolure, tout en lui glissant, comme si la bête eut été sa veuve future : « À bientôt, j'espère, Pourfendard ».

Le chevalier partit alors traîner ses pieds et ses aigreurs en direction des échos du sombre éternuement, le barde sur les talons.

— Si je puis me permettre, ô joyeux chasseur, le prénom "Pourfendard" pour un cheval me parait un peu lourd, voire carrément surfait et au surplus redondant avec le vôtre. Dans ma chanson, je l'appellerai Caroline.

— Mais, bon sang ! Je dois t'égorger pour que tu te taises ? rugit le chevalier le moins fort possible. Et puis pourquoi Caroline ? C'est un nom de meuf !

— Noble ami, j'ai le regret de vous dire que votre destrier... est une destrière, osa le trouvère. Vous suivant, j'ai vu ses arrières...

Le pauvre chevalier, élevé au grain au royaume des mâles, ne pouvait concevoir que son cheval eut été une jument... « Tu mens !» cracha-t-il. Piètre argument, mais le barde en resta là, l'homme était aveugle, assurément.

— Une jument, mon Pourfendard ! N'importe quoi... éructa l'encarapaçonné. Avance en silence, tiens-toi derrière moi, on en a pour un moment !

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