Le village

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Il paraît que la conduite, ça ne s’oublie pas - mieux même, après une longue absence de pratique, on est plus attentifs, plus précis au volant. Il paraît aussi que ces "il paraît" ont été inventés : au mieux pour rassurer les enfants, au pire pour rassurer leurs parents.

Alors, je préfère me remémorer le bon conseil de l'ancien monde :
"Au pire, tu cales. Au mieux, tu te fais un cinoche."

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"En vrai ça passe, faut juste pas qu’il y ait de flics sur la route."

C'est ce qu'avaient dit les membres de ma communauté, avec leurs grands sourires joueurs. On m'avait désigné "chauffeur du camion de l'étable du fond, là" pour le projet "accomplissement de la prophétie, tu sais" durant notre traditionnelle "assemblée administrative de l'anomique communauté insoumise des bois de Lorien". De l'humour bien de chez nous !

De toute façon, on n'avait pas le choix : de nous tous, j'étais le dernier à avoir été formé à la conduite. Trente minutes de route autour du village, il y a trois ans : trois litres de diesel, pas plus, pas moins. C'était la tradition, la règle - et chez nous, la règle, c'était la survie.

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Voilà la bête : une vieille fourgonnette, enfermée au beau milieu des poneys. Couverte de paille, de toiles et de gel de l’hiver permanent, elle avait été recyclée, depuis ma dernière course, en atelier pour les maréchaux-ferrants. Toujours, les camarades mettaient un point d'honneur à "recycler" les produits pré-renaissance. C'était nos œuvres, notre deuil accompli.

Durant une semaine, les membres se sont succédés pour retoucher le véhicule : peinture, menuiserie, sculpture : une activité inédite pour les équidés, trouvant enfin un public pour leur fierté. En quelques jours, une épave automobile fut transformée en un char somptueux, débordant de beauté par des techniques manuelles parfaitement maîtrisées.

Ce n'était plus ce pavé blanc tacheté : voilà, parmi les foins et devant moi, une haute sphère en bois, de toutes couleurs, habillée d'une fresque grandiose, bâti en relief et en finesse, racontant notre histoire. L'histoire de l'humanité, contée par les copains et les copines. Accroché juste au dessus de la cabine de conduite, un livre gardé mystérieux et une simple maxime :

"La Lorien se souvient".

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A notre départ, je n’avais effectivement rien oublié : un jeu de pédales, et l’œuvre se mit à rouler, doucement, parmi la foule fêtant le début du voyage. Le village était perdu aux creux des montagnes et - après quelques modifications du terrain de nos ancêtres - il était devenu insurmontable : seule une porte massive de bric-à-brac nous reliait au monde, que nous rejoignions rapidement. Mais impossible d’aller plus loin.

Les piliers, derrière une flore neuve et massive, avaient rouillé. La glace piégeait la porte par endroits. Une discussion a été improvisée : avec l'art du débat devenu langage naturel, le cerveau collectif bouillonnant a résolu la crise en quelques échanges. Quelques cordes, un effet levier et des gros bras ont oeuvré. En une dizaine de minutes, la gigantesque porte inviolée depuis sa création - il y a 1000 ans exactement - finit par pivoter, lentement.

Juste au dessus, nous découvrions tous un message du passé, maintenant visible :

"A nos enfants : l'enfer"

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Le voyage devait durer deux jours. Mais rien de moins sûr : de ce monde, nous ne connaissions que des légendes - et vous savez déjà ce que je pense de ces choses là. Notre seule indication :"Prenez au nord sur 6 kilomètres, puis suivez le goudron direction ouest sur 15 kilomètres. Le goudron, c'est dur, noir, sale, et - surtout - ça pue. Vous trouverez normalement terre d’accueil et hôtes généreux. Lisez ensemble le livre". Tu parles d'une prophétie.

Il a d'abord fallu se frayer un chemin vers les anciennes routes de terre battue - dont il ne reste, bien sûr, absolument rien. Moi et mes douze compagnons, on a dû se résoudre à couper à ras les quelques arbres devenus, malgré eux, obstacles. Tout cela avec suffisament d'habileté pour que le camion puisse y circuler.

La première journée de travail fut close par notre traditionnel et unique repas de la journée : très gras, riche en vitamines, pauvre en glucides. Avant le coucher, l'un des nôtres relut les vieux écrits de la communauté, finissant par ces mot :

"Un millénaire est nécessaire : alors nous aurons la force de surmonter l'éternelle misère de l'humanité."

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La deuxième journée, l’air se réchauffait, nous offrant des sensations inédites. L’écosystème formait un climat à part entière, générant de sa propre activité un air incroyablement doux. Nous avons vite atteint le goudron, fragmenté, parsemé de trous d'où la végétation fleurissait. Avec l'aide de planches bien placées, nous avons gagné en vitesse.

Même si le travail était toujours difficile, le chant continu des camarades renforçait l'âme et donnait à notre corps une surprenante vigueur. Notre rythme de croisière trouvé, tout semblait aller au mieux.

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La forêt s’intensifiait, et grouillait de vie. Nous avons vu bien souvent des gibiers traverser la route. Des lapins, des canards, des sangliers : en quelques heures, tous s’étaient présentés à nous, amusés ou effrayés. Le bois craquelait; partout, des oiseaux prenaient leurs envols. Les odeurs multiples de la flore, sous l’ombre des arbres, bercées d’une douce et surprenante chaleur : cette atmosphère féerique était, pour nous, un vrai émerveillement.

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Quatre kilomètres plus tard, nous entendions les premiers cris. Des oiseaux inconnus, avions nous pensé, mais les sons étaient trop riches. C’était eux, c’était leur langue, magnifique. Des chants ont peu à peu remplacé les paroles, rythmés d’une mélodie soignée et raffinée : des chœurs aux gammes distinctes se mariaient en une symphonie vocale parfaitement maîtrisée.

La nuit tombait alors. Les hommes et femmes, ces gracieux hôtes, sortaient des bois et s'approchaient de nous, marchant à nos cotés. Certains brandissant des bougies végétales de toutes les couleurs, nous offrant un spectacle mystique, hypnotique. Ils étaient tous en robe de soie légère et ample, de couleurs chaudes. La cérémonie d'accueil fut une parfaite réussite : avec la lumière du coucher du soleil, leurs voix encore adoucies, et l'odeur de l'encens brûlé par certaines de leurs femmes, nous étions transportés.

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Aucun de nous ne parlait : on ne briserait pour rien au monde cette offrande théâtrale. La terre battue entretenue avait succédé au goudron. Au bout du chemin, une arche de fleurs et de branches de plusieurs mètres de haut. C’était là l’entrée d'un jardin potager d'une riche abondance, formant un ensemble de cercles. Jamais je n’avais vu tant de légumes, tant de fleurs dans un même endroit. Au milieu : une statue géante de femme, en robe de soie blanche, décorée de végétation et tenant dans ses mains une sphère bleue.

Au pied de la statue, une grande tente verte était disposée. Les habitant silencieux, formant une haie d’honneur, nous regardaient avec de beaux sourires. Ils nous invitaient à entrer.
Notre orateur en première ligne, nous pénétrions sous les toiles. Une élégante femme à la robe rouge nous y attendait.

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" Nous avions peur que, partant à votre rencontre, nous ne trouvions que des vestiges d’une vague présence humaine. Mais vous êtes toujours là, vous avez même bâti un paradis sur ces terres si rudes. C’est remarquable.

Qui que vous soyez, nous partageons un mystère, un avenir peut être. Merci de votre accueil.

- Peuple de la Lorien, votre venue ici était prévue par nos ancêtres à travers leurs paroles. Hurilion porte d'une seule voix, chaude et sucrée, la bienvenue sur nos terres. Mille ans depuis la seconde renaissance, et revoilà nos peuples face à face : mais dites nous, pourquoi ?

- Nous avons un présent à vous remettre"

Il tremblait un peu, celui qui portait la responsabilité de l'histoire. Le grand mystère protégé de notre communauté allait être dévoilé. Et cela, sous nos yeux à nous. Sous mes yeux à moi.

Il sortit le livre des ancêtres et commença la lecture :

"Alors, l'enfer a finit par brûler de ses propres flammes. Nous espérions que nos enfants viennent nous contredire, qu'ils trouvent les mots et les actions pour sauver notre monde, mais rien n'est venu, naturellement. Nous sommes habités par la grande faiblesse des adultes : en vérité, nous avons manqué de courage.

Mais vous êtes braves je l'espère, vous, mes descendants. Chacune de nos pensées sont pour vous : nous construisons un nid où sera sauvegardée la beauté humaine. Que pouvons nous faire d'autre ? La guerre va bientôt aboutir. Nous n’avons de nouvelles ni d’Amérique, ni d’Afrique, ni d’Asie. On parle partout de bombes pouvant ravager des continents. La famine et les poisons ravagent le grand nombre : la terre, partout, est devenue stérile. Nous sommes désormais seuls.

Mais ici, sur ces terres, l’ultime refuge à été créé. Protégées par le froid, les hauteurs et la chance, nos graines sont plantées. Car tout est planifié.

La Lorien taillera à la perfection, comme jamais avant, le génie humain. Vous donnerez au progrès sa noblesse encore jamais revêtue. Hurilion portera la mémoire des millions de communautés humaines spirituelles, aboutissant à la philosophie pratique ultime : un mode de vie en harmonie comme ultime définition du divin.

Vous, les peuples frères, vous avez atteint deux cimes de la volonté de puissance humaine : en mille ans, si haut sur les hauteurs, il vous faut devenir conquérants. Il y a une terre attendant son médecin, une renaissance à finaliser.

Nous avons bâtit vos berceaux, programmant votre évolution par nos livres et nos statues. Ils nous faut dormir maintenant. Mes enfants, nous vous léguons notre bien le plus vicieux : l'enfer.

A vous, maintenant, ma nouvelle humanité, de sauver le monde."

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Tout et allé très vite ensuite. D'un commun accord, sans parole, sans débat, le plan B fut mit à exécution.

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A notre retour, nos visages étaient graves. "Ils n'étaient pas là, tout n'est que cendres", voilà ce que nous avons répété, "Il faut condamner à nouveau la grande porte : là-bas, il n'y a rien d'amical, nul avenir. Faites nous confiance."

Au loin à l'horizon, une grande fumée noire. Aucune question ne fut posée. Tous le savaient : le livre devait être oublié. Seul notre orateur avait murmuré une pensée, observant de loin les cendres de nos anciens hôtes.

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On a écrit un nouveau livre puis menti à nos enfants sur son origine :

« On vous le lègue comme nos père nous l’on transmit. Dans 1000 ans, ouvrez le ».

Nous y avons simplement mit quelques mots :

« Nous avons abattu le destin. Souvenez vous : le temps est un cercle. Ayons le courage du mensonge, soyons heureux, et vivons en paix ! »

                     *

Dans notre village, l’an 1 succéda à l'an 1000. Personne ne le dit, mais tous savaient : l'éternel retour s'installa. Depuis, nos sourires sont plus hauts et nos rires, bien plus forts ! Notre cœur est devenu léger – car enfin, l'homme mit un terme à l'histoire.

Voilà comment l’humanité finit par s’accomplir.

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