10 - Chat

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 La nuit, la ville dort. Seuls quelques derniers fêtards troublent le silence.

 Mais dans ce calme apparent, quelques créatures se faufilent, par l'ouverture d'une fenêtre, par les gouttières, par les ruelles. Leur silhouette est fine, souple et ondulée. L'obscurité nocturne et la noirceur de leur pelage les fait semblables à des ombres parmi les ombres. Nul ne sait où elles vont, nul ne connaît leurs secrets. Nul ne connaît cette confrérie qui s'assemble, excepté ses membres.

 Réunis sous un préau abandonné, les voilà à leurs manigances. L'un complote à renverser le gouvernement, l'autre à changer les horaires de distribution de bouteilles de lait, et un dernier, oreilles dressées, cherche une souris. Mais bientôt le doyen lève la patte, et l'assemblée interrompt ses miaulements intempestifs. On l'écoute, on le regarde avec des yeux félins.

 Il rappelle leurs hauts faits. Les humains continuent à les vénérer et à les servir, comme depuis la plus haute antiquité ; ils déploient un trésor d'ingéniosité dans tous les domaines, et ce, à leur avantage ultime, in fine ; ils se sont constitués comme une classe spéciale supérieure, vivant en marge de la masse humaine, recevant soin et nourriture, pendant que les humains suent et s'usent au travail. Bien entendu, un tel rappel est inutile puisqu'il est déjà dans toutes leurs têtes, néanmoins il est bon de raviver leur fierté chaque matin, afin de leur donner assez de volonté pour entreprendre la domination du jour qui se lève.

 Ceci dit, il procède à des réglages organisationnels, rappelant à chacun sa place et ses tâches du jour. On écoute, on miaule, parfois on maugrée, mais en fin de compte on retourne en son lieu et on prépare les opérations. Et c'est un ballet qui démarre. Ah! qui peut voir la comédie humaine en spectateur ? Hommes et femmes sont sur scène, d'autres créatures sont en coulisse, mais je ne sache pas qu'il se trouve quiconque dans les gradins. Le cratère de Chicxulub est bien beau, mais jusqu'à il y a peu, qui pouvait le voir ?

 Mais rappelons-nous que nous, présentement, par le pouvoir de l'art, nous sommes dans les tribunes ! Profitons-en pour observer un peu ce beau monde qui s'active. Voilà déjà les premiers de nos amis malicieux qui se posent sur leurs humains, les tapotent de leur patte, et jouent ensuite les innocents. Et voilà leurs "maîtres" qui se réveillent, calés au fil des jours et des ans au rythme de leurs animaux domestiques. Merveille d'horlogerie, pour qui pourrait voir l'orchestre ainsi réalisé dans le monde humain ! D'autres humains sont levés plus tard, d'autres enfin ne sont même pas visités : mais cependant, lever quelques humains suffit, par onde de choc, par mouvement systémique, à tous les régler ! Et qui y songe, peut admirer toute l'amplitude de ces seigneurs de la Terre, se demander jusqu'où elle étend ses griffes. Il faut le dire, ils ne sont pas seulement absolus, ils sont universels !

 Ce tour-ci est le plus évident, mais d'autres astuces plus occultes sont également employées, à la barbe des hommes (pilosité encore trop animale, loin de la noblesse d'une moustache) ! Le charme félin les a saisis de son emprise au cours des âges, a pénétré si profondément dans leurs coeurs et leurs cerveaux, qu'il n'est pas jusqu'à un orteil remué qui ne doive tout à une de ces ombres. Un charme qui se propage de plus en plus à mesure que les humains, selon les souhaits de leurs marionettistes, développent leurs moyens de communication. Ils commandent au rire, ils commandent à l'émotion, ils commandent à la pitié, ils incarnent la mignonnerie ! Et de telles motivations pénètrent leur inconscient et deviennent leur but ultime, au-delà de leurs objectifs immédiats.

 Chaque jour, la curiosité pique leurs moustaches et leur font tenter de nouvelles expériences. L'une de leurs préférées est de renverser un objet d'une surface. Bien qu'ils savent qu'ils contrôlent les créatures humaines, il est satisfaisant de sentir son pouvoir sur eux aussi immédiatement, d'insuffler dans leurs yeux une expression de terrible dépit, et dans leurs bouches un flot de gargarismes barbares.

 Maîtres de la vie, ils le sont également de la mort, s'adonnant à la nécromancie. Le cimetière les attire, ils y rôdent, et commandent aux squelettes. Ils leur miaulent : "Oh! Vous qui gisez là ! Ecoutez bien ma voix ! Restez couchés ! Qu'aucun de vous ne bouge d'ici mon retour !" Ils reviennent le lendemain, et constatent l'obéissance.

 Souvent, la nuit, l'un d'eux s'éclipse par la fenêtre et se pose sur le toit de sa maison, d'où il contemple le théâtre de sa dynastie éternelle. Il y a là cette voûte superbe, toute de noire, sur laquelle, du bout de sa patte, il fait s'allumer une à une les étoiles, chacune à sa place. Et la lune, plus que tout, attire son regard conquérant.

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