9 - Bois

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 Cette nuit, je me suis réveillé en sursaut, sans vraiment savoir pourquoi, et, pour me rassurer, je me suis penché vers toi, pour te serrer dans mes bras. Mais il n'y avait plus que ton parfum sur l'oreiller. La fenêtre était ouverte, les rideaux se balançaient dans le courant d'air, la nuit était profondément noire. Je m'y précipitai, et, en regardant vers en bas, j'ai cru entrapercevoir ta silhouette fuyante. Je me suis habillé en un tournemain et ai dévalé les escaliers. Je suis sorti, je suis entré dans l'obscurité. Les lampadaires éclairaient les rues de leur faible et mélancolique lueur jaune, mais tu prenais une direction en dehors de la ville. Là, seule la lune, et de très loin, nous protégeait contre les ténèbres.

 Ta silhouette m'échappa pendant un moment. Cependant, il y avait sur le chemin à ma droite une fine pellicule de neige, et j'y vis des empreintes de pas. Je suivis celles-ci. Elles menaient jusqu'à un bois assez lugubre. Ce bois, c'étaient les ténèbres elles-mêmes, leur incarnation végétale. Il était si tentant de rebrousser chemin. Mais quelque chose de plus fort que toute frayeur, de plus haut que le ciel et de plus vaste que l'univers, au creux de mon coeur, commandait à mon corps tout entier, et le poussait droit en avant. Je m'engageai dans les bois.

 Le changement était brusque en y entrant. Je ne saurais dire en quoi, mais c'est comme si je pénétrais un autre monde. Il n'y avait là que des arbres, de la terre, des racines, et des esquisses de sentiers - le signe que d'autres m'avaient précédé. Mais il y avait comme plus que cela. Je me concentrai, tous pores ouverts. Je voulais sentir ce quelque chose, cette présence. Je finis par percevoir des notes de musique qui parcouraient les bois, flottant comme des lucioles, comme un courant, comme une vague. C'était très subtil, difficile à entendre. Je devais m'approcher pour mieux écouter - mais il m'était impossible de dire d'où venait le son, c'était comme s'il venait de partout à la fois. Comme si Pan hantait ces lieux.

 Je poursuivis ma route. Les feuilles craquaient sous mes pas. Elles faisaient partout un tapis, comme un cimetière. Les arbres avaient paraissait-il pleuré toute la nuit, et moi je foulais leurs sanglots. Mais ma douleur, quelqu'un la foulait-il ? Y avait-il bien des êtres par ici, ou n'était-ce que mon imagination ? La silhouette elle-même, l'avais-je bien vue ? Tout cela finissait par m'échapper. Et n'ayant aucune boussole, rien pour me guider, je ne pouvais que conduire mes pas au hasard, en tâchant d'aller le plus droit possible, comme j'ai appris qu'il convient de faire en pareille circonstance.

 J'atteins un espace où les courants d'air se faisaient moins restreints, plus libres, où il y avait comme un appel d'air - qui m'y invitait. En pressant mes pas, j'atteins une infime clairière, au centre de laquelle trônait un autel de pierre. Une charge solennelle l'empesait, et sur sa surface plate, il y avait un corps nu de femme, sans vie, mais sans mort non plus. Une stèle était dressée à côté. La curiosité m'empoignait, et malgré ma réserve respectueuse, je cédai et m'approchai de celle-ci. Cependant, l'inscription taillée dans la roche était d'une écriture inconnue. Elle paraissait venir du fond des âges, plus ancienne que les Phéniciens - je ne saurais dire comment j'aurais pu le savoir, c'était comme une intuition évidente. C'était une écriture majestueuse, belle, qui conférait au lieu et à ce corps une noblesse indescriptible.

 Un nuage jusque là lui faisait écran, mais la lune enfin s'en défit, et sa clarté douce et subtile se jeta tout droit sur le trône de la forêt, à cette lisière entre les mondes. Elle était baignée de blancheur pâle, la silhouette que je n'osais qu'à peine regarder resplendissait. Mais la lumière se figura aussi en de multiples petites silhouettes. Aucune n'était celle que je recherchais, mais je songeais qu'ils pourraient me guider. Ils fuyaient lentement, mais j'entrepris d'en rattraper un. Il ressemblait à un enfant, mais un enfant sans corps, seulement une enveloppe spirituelle, un ange. Je l'interpelai, dans ma langue, naïvement, et lui dis :

 - Garçon, où sommes-nous ?

 Il ne répondit pas. Je tentai une seconde question :

 - N'as-tu pas vu passer une femme, peu avant moi ?

 Mais il resta toujours aussi silencieux. Il me paraissait confusément que le mutisme avait suprêmement cours ici. Chacun de mes mots me paraissait perturber un peu ce bois. Près de cette clairière, ils me paraissaient même constituer des sortes de sacrilèges. Aussi je résolus d'être silencieux désormais, moi aussi.

 Pendant que j'avais ainsi tenté d'aborder l'ange, ou le kodama, celui-ci continuait à marcher tranquillement, et je le suivais. Les troncs défilaient paisiblement, leurs silhouettes se détachant les unes après les autres, de façon lente et décomposée. Le vent suivait un jeu d'ombre et de lumière, et les arbres y ayant lâché quelques larmes, celles-ci étaient emportées et se faufilaient à travers les bois en tournoyant sereinement. Et moi je contemplais tout cela. Car je cherchais encore ; mes yeux ne seraient jamais rassasiés avant que ne s'y présentât la fille de la lune et des étoiles.

 Par le vent repassèrent quelques notes, et cette fois-ci il me parut en repérer la source. Par bonheur, il se trouvait que mon petit guide allait précisément dans cette direction. Je continuai à marcher, et, passé maints arbres, j'arrivai à une rangée de bambous, dressés fièrement, d'une pureté originelle. Je m'en approchai, et, les oreilles bien ouvertes, je finis par comprendre que c'était le vent qui produisait ce chant calme, en passant à travers les bambous.

 Je restai là, immobile, comme le spectateur d'un concert. Je ne pensais plus, j'écoutais, j'attendais. Je me sentais me vider peu à peu. C'est à peine si je pus revenir à moi quand j'aperçus mon kodama partir en me laissant ici. Je ressentais encore confusément le besoin, la recherche de quelque chose, quelque chose que j'avais oublié, ou qui m'avait oublié. Je le suivis en courant, et pourtant sa présence se dissipa, je le perdis. Néanmoins, je maintins ma course, droit devant. Les environs n'avaient guère changé à ma vue, néanmoins je percevais, par les autres sens, une humidité grandissante. Il y avait comme le murmure d'une rivière, s'ébattant non loin.

 Je la trouvai. Rivière ou ruisseau, c'était en tout cas un cours calme, quoique rapide. Il n'y avait nulle écume, l'eau était claire, limpide. Tout, à mes yeux, était nimbé d'harmonie. Des nymphes s'y délassaient en silence, d'un silence aussi gracieux que leurs corps nus, qui étaient aussi blancs que la nuit était noire. Assez blancs pour que l'éclat de la lune resplendît sur eux, et marqua les contours de leurs silhouettes. Et moi-même, j'étais baigné de grâce, et je voulais les interroger, je voulais les rejoindre, et je me dévêtis en courant, sans plus penser à rien, sans plus rien vraiment regarder, tous les pores ouverts, mon existence offerte.

 Je me jetai dans l'eau froide. J'y fis quelques mouvements de brasse, tels qu'ils me venaient. Mon corps était pris d'une vitalité spontanée que je ne contrôlais pas, et il me portait, ou plutôt le courant me portait, et m'entraînait à son rythme, où qu'il aille. Les nymphes se rapprochèrent mais se dissipèrent dans le même moment, tranquillement et sans que j'en fusse troublé. L'eau me portait, me prenait, elle m'emmenait quelque part dans le lointain, quelque part où toutes les eaux du monde se jettent, où tous les êtres se jettent...

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