04 - Eyleen

6 minutes de lecture

27 mars, 9h20

Lever de lune :  09h12 - 21h26

Eyleen fusilla son compagnon de ses yeux verts maquillés de noir, puis elle claqua la porte de son petit appartement, si fort que le bruit se répercuta dans tout l'étage. Puis elle descendit les escaliers comme une furie et monta dans son taxi jaune tellement neuf qu'il étincelait. Le volant en cuir, sous ses mains, stabilisa quelque peu son humeur. Elle respira une fois. Deux fois. Lorsque les battements de son cœur retrouvèrent à peu près leur rythme normal, elle tourna enfin les clés de sa voiture et démarra. Elle préférait éviter d'abîmer son outil de travail sous l'effet de l'émotion. Elle avait beau avoir un look de rebelle, un caractère plutôt explosif, Eyleen restait une femme soigneuse. Pour savoir où elle devait se rendre ce matin, elle consulta l'écran intégré à son tableau de bord. Son premier client l'attendait du coté de Wall Street. Bien sûr. Mais pourquoi son patron ne l'envoyait-il jamais près de chez elle pour commencer la journée ? Ou pour la finir ? Elle renifla, pour illustrer ce qu'elle pensait de lui : elle était absolument persuadée qu'il l'avait dans le nez. Peut-être pour lui faire payer son audace ? En effet, dans ce milieu presque exclusivement masculin, elle s'était payée le luxe d'aller taper du point sur le bureau de son employeur pour faire valoir ses droits : elle avait le DROIT d'être payée autant que n'importe quel autre homme. Peut-être qu'elle lui avait fait peur ? Toujours est-il qu'elle avait acquis ainsi un certain respect auprès de ses collègues, qui l'avaient rapidement prise au sérieux. Les blagues sexistes n'avaient pas fait long feu ! Certains avaient même commencé à lui parler comme à l'un des leurs, et au fond d'elle, elle avait apprécié d'être ainsi considérée, peut-être pour la première fois de sa vie. Elle avait su faire ses preuves dans ce milieu là, au moins, à défaut d'avoir fait ses preuves dans sa vie privée.

Elle arriva au milieu du quartier d'affaires et ralentit une fois arrivée dans la rue. L'homme l'attendait, sa mallette dans une main. Et... un café dans l'autre. Eyleen prit un pari avec elle-même. S'il avait un muffin bien gras et sucré dans un coin de sa mallette, alors elle savait qu'elle aurait le droit de nettoyer son taxi juste après l'avoir déposé. Mais si elle avait tord, elle déposerai en rentrant un billet de un dollars dans sa tirelire. Il était bien vide son cochon en porcelaine rose, car elle avait rarement tord. Elle était plutôt douée pour cerner ses clients ! En outre, ce genre d'homme, en costard cravate, qui se prenait très au sérieux et se faisait un devoir de paraître occupé, laissait souvent un pourboire conséquent. Une fois qu'il fut monté, elle jeta un coup d’œil à son rétroviseur avant de démarrer. Encore une fois, elle avait gagné. Son petit cochon garderait le ventre vide aujourd'hui encore. Un sourire teinté d'humour apparut sur les lèvres de la conductrice. Tout bien considéré, elle mettrait quand même la pièce dans la tirelire : étant donné l'embonpoint de l'homme d'affaire, le pari était biaisé depuis le départ ! Et elle se faisait un devoir de ne pas tricher avec elle-même. Avec les autres, pourquoi pas, s'il le faut ? Mais pas avec elle-même.

— Bonjour, où est-ce que je vous amène ?

Elle avait essayé de prendre sa voix la plus aimable possible. Son humeur s'était un peu améliorée sur le chemin, mais elle avait tendance à être un peu sèche sans le vouloir. Elle avait une voix assez grave et agréable, une voix de velours selon James. Peut-être étaient-ce ses yeux d'un vert profond, copieusement maquillés de noir, qui lui donnaient un air passablement agressif ? Ou bien les tatouages s'entrelaçant sur ses bras ? Pourtant il s'agissait de tatouages romantiques à souhait : de magnifiques roses rouges prises dans un filet de dentelle fine. Le commercial, tenant son café dans une main et son muffin dans l'autre, semblait déjà regretter d'être monté. Il avala sa salive et répondit, d'un air plus assuré qu'il ne l'était manifestement.

— A l’aéroport Kennedy. J'ai un vol urgent. Et important.

Et important. Pourquoi prenait-il la peine de le préciser ? Pour se sentir lui-même important, peut-être ? Oui, très probablement. Eyleen prit tranquillement la direction de l’aéroport. A vue de nez, étant donné l'heure qu'il était, ils en auraient pour une bonne heure de route. Et seulement si l'avenue Meeker était à peu près dégagée. Elle mit la radio, réglée sur la chaîne d'informations. Elle n'était pas du genre à discuter avec les clients, la patience nécessaire à cet art n'était pas son fort. Elle profita d'un ralentissement pour vérifier sa prochaine course. Départ de l'aéroport (super, elle n'aurait pas à faire la navette à vide !) une demi heure après avoir déposé son premier client. Parfait, elle aurait le temps de nettoyer son taxi qui en aurait bien besoin, si elle en croyait le tapis de miettes qui commençait à se former à l'arrière. Il aurait intérêt à donner un bon pourboire, celui-là !

Manque de chance, l'avenue était totalement bouchée, la file de voitures semblait interminable et une fine pluie commença à tomber sur son pare-brise. L'homme à l'arrière commençait manifestement à s'impatienter, il regardait sa montre, puis dehors, puis à nouveau sa montre, et ensuite il se tortillait sur sa banquette en grommelant à voix basse, et il recommençait. Eyleen était de plus en plus agacée par ce goujat manquant singulièrement de savoir vivre. Elle fut presque heureuse quand, arrivée devant l’aéroport, l'homme se précipita dehors après avoir réglé son dû, sans penser ni au pourboire, si au plus élémentaire merci. Elle l'aurait insultée si elle n'était restée si abasourdie par ce comportement. Et si le client suivant n'était pas béatement en train de lui sourire sous la bruine. Eylenn lui rendit son rictus avec ce qui devait malheureusement ressembler plus à une grimace qu'à autre chose. Ce nouveau client ne se démonta pas, il monta dans la voiture et épousseta même les miettes sans mot dire. La conductrice aux longs cheveux blonds l'observa monter avec méfiance : autant de gentillesse, ça cachait forcément quelque chose. Elle étudia son costume, visiblement flambant neuf mais mal taillé, son visage de premier de la classe et ses lunettes noires et épaisses. Une odeur de parfum masculin montait dans la voiture, indiquant qu'il s'en était arrosé un peu trop copieusement. Quelque chose ne collait pas avec ce mec, comme un loup dans une meute de chien. Elle resta silencieuse, attendant qu'il indique de lui-même sa destination, ce qui ne tarda pas. A peine eut-il bouclé sa ceinture qu'il annonça : 

— Bonjour, Glendale, s'il vous plait.

Bien sûr. Elle aurait dû s'en douter, il allait dans l'un des pires coupe gorge de New York. Lui, avec son méga sourire, s'il payait, elle aurait de la chance. Elle démarra son taxi sans conviction, alors que le passager, tel un loup déguisé en agneau, lui parlait du beau temps et de la pluie qui tombait. Son téléphone sonna, indiquant qu'elle venait de recevoir un sms. Elle prit l'appareil et lu le message, chose qu'elle faisait rarement en conduisant, de peur de se faire arrêter. Peut-être un mot d'excuse de James pour ce matin ? Ah, c'était lui. Elle ouvrit le sms et lut : "T'as oublié de descendre la poubelle en partant". Sous la colère, elle fit un petit écart de route qu'elle corrigea rapidement. Décidément, ce mec la prenait vraiment pour sa bonniche ! Elle balança son téléphone sur le siège passager et il rebondit sous le siège. Et flûte ! Décidément, certains jours, mieux vaut rester coucher ! Elle eut tout le temps de ruminer en arrivant à destination. Une fois arrêtée, l'homme lui dit : 

— Attendrez-moi, je reviens dans 5 minutes. Il faut que j'aille ailleurs après.

Non mais pour qui la prenait-il ? Elle sortit de son taxi comme une furie, elle se sentait mal et cela n'arrangeait rien pour pour pauvre homme. Elle allait le dépecer vif, l'étriper avec ses crocs pour ce qu'il venait de lui faire ! Alors qu'elle se lançait sur sa pauvre victime, elle sentit ses os se transformer, ses muscles se développer, et son pelage apparaître tandis que ses vêtements tombaient au sol, en lambeaux. Elle était... quoi ? Elle était elle-même, enfin ! Forte, sauvage, libre! Et lui.. Lui il était une proie toute désignée pour assouvir son envie de sang et de violence. D'un bond d'une grâce toute féline, elle acheva sa tâche, puis pourlécha son pelage couleur sable, ses pattes et son museau noirs. L'odeur de la ville avait changé. Il fallait qu'elle voie ça. Qu'elle découvre son nouveau territoire, sa nouvelle meute. Peu à peu, à chaque instant, l'humaine s'effaça pour laisser place à la puissante lionne.

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