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 Nous fîmes plusieurs kilomètres sans parler. La nuit était tombée et il faisait à présent un peu frisquet. Le silence était gênant, mais nous n’avions vraiment rien à nous dire. J’aurais, en temps normal, tenté un rapprochement, mais sachant cela inutile, que ce qu’elle avait entre les jambes ne lui servait qu’à pisser, me refroidissait. Je me taisais donc.

 Je n’arrivais pas à me décider à la larguer. Ce n’était pourtant pas les aires de repos qui manquaient. J’avais eu une dizaine d’occasions de m’arrêter et de la laisser en plan, mais à chaque fois, j’hésitais un moment et puis ne faisais rien. Pour quelle raison ? Cela, je l’ignore encore aujourd’hui. J’avais peut-être du mal à abandonner une si belle prise. Je nourrissais en secret l’espoir qu’elle m’ait raconté des craques, que ces super guibolles que je lorgnais toutes les dix minutes seraient, pour une nuit ou deux, à moi et rien qu’à moi.

 L’idée de la bazarder me titillait tout de même l’esprit, et pas seulement à cause de son apathie sexuelle, mais surtout parce qu’elle était particulièrement emmerdante. Elle fumait clope sur clope, ce qui n’aurait posé aucun problème si elle ne s’était pas mise à ponctionner les miennes après avoir fini son paquet. Elle n’arrêtait pas de changer de station radio, repassait sur les mêmes fréquences des milliers fois sans arriver à trouver quelque chose qui lui plût. Elle soufflait sans arrêt, tapotait l’accoudoir avec ses ongles et dessinait des conneries dans la buée de la vitre qu’elle produisait avec son haleine.

 À chaque fois qu’on passait à côté d’une sortie, je serrais les dents et me retenais de la jeter dehors.

 « Tu roules comme une grand-mère paralytique ! lâcha-t-elle après plusieurs heures de silence. »

 J’avais envie de lui en mettre une.

 « Je roule à la vitesse autorisée, répondis-je en serrant le volant de toutes mes forces.

 – Regarde-le-lui ; il conduit comme un homme, déclara-t-elle en désignant un camion qui nous doublait. J’ai connu des bonnes sœurs qui avaient plus de couilles que toi. »

 Elle prit une cigarette dans mon paquet. Ma colère éclata soudainement. C’était un cocktail encore plus explosif que de la dynamite : un mélange de haine, de violence refoulée et de frustration sexuelle. J’écrasai brusquement la pédale d’accélération. Michelle fut plaquée à son siège, échappa un hoquet de surprise et sa cigarette.

 Le camion émit une plainte qui déchira la nuit et partit comme un boulet de canon. Je passai à toute vitesse devant celui qui avait osé me doubler. L’aiguille de l’indicateur de vitesse était comme folle. Si je m’étais fait arrêter, les flics m’auraient sûrement enlevé le permis. Mais cela n’avait pas d’importance : tout ce que je désirais à cet instant-là, c’était lui filer la trouille de sa vie à cette garce.

 Je zigzaguai entre les voitures en les esquivant au dernier moment. Je jetai un coup d’œil à Michelle. Elle était crispée sur son siège et tenait fermement les accoudoirs. Étonnement, elle souriait.

 Cela me rendit encore plus furieux. J’écrasai de plus belle l’accélérateur. Le moteur hurla comme cinglé par tous les fouets des enfers et l’accélération nous plaqua contre nos sièges. Je doublai aussi bien par la gauche que par la droite les rares automobilistes qui circulaient sur l’Eurasienne. À cette vitesse, les voitures et les camions ne semblaient pas rouler : ils m’arrivaient dessus comme des projectiles que me lançait l’horizon. À chaque esquive, je les entendais siffler avant de disparaître, sûrement désintégrés par les flammes infernales que crachait le pot d’échappement du Ford.

 Au détour d’un virage, nous fûmes surpris par un camion qui roulait lentement. J’entendis Michelle échapper un petit cri. M’enorgueillissant de cette petite victoire, je fis mine de rentrer dans le cul du camion. Du coin de l’œil, je vis la religieuse se raidir. Je virai à gauche au dernier moment ; mon pare-chocs effleura l’arrière du camion.

 Une voiture se mit sur mon chemin. Je ne m’y attendais pas ; elle avait surgi de nulle part. La voiture me bloquait le passage tandis que le camion m’empêchait de me rétracter sur la droite. J’étais pris au piège !

 Je pilonnai la pédale de frein, le Ford cria à l’agonie et d’énormes panaches de fumée s’échappèrent des pneus. Michelle et moi fûmes tous les deux projetés en avant. L’aiguille de l’indicateur de vitesse fut brusquement stoppée dans sa course avant d’être tirée dans l’autre sens. La voiture se rapprochait dangereusement ; j’entendais déjà le bruit sourd de la collision. L’habitacle vibrait tout autour de nous : on eût dit que chacune des pièces qui le composaient allait se désolidariser les unes des autres.

 La voiture cessa de nous fondre dessus. Pendant une fraction de seconde, le monde sembla se figer ; j’avais l’impression que nous, la voiture en face et le camion qui nous flanquait, étions tous au point mort.

 La voiture et le camion s’éloignèrent et le Ford fut comme aspiré en arrière. En sous-régime moteur et sur le point de caler, je m’empressai de rétrograder et la situation fut de nouveau sous contrôle.

 J’étais dans un sale état : je tremblais et suais abondamment ; je me liquéfiais sur mon siège. Les battements de mon cœur résonnaient dans ma carcasse vide en m’assourdissant. Je n’avais jamais été aussi proche de la Mort. Nous avions été si proches elle et moi, que j’avais vu le blanc de ses yeux, senti son haleine putride et ses doigts décharnés m’effleurer la peau. J’en avais la chair de poule rien qu’en y repensant.

 Je me tournai vers Michelle pour voir si tout allait bien. Elle était essoufflée : son abdomen se gonflait et se dégonflait rapidement comme si elle venait de courir. Les cheveux en bataille, le regard étrangement embrasé et un sourire figé aux lèvres : elle avait l’air d’une démente.

 « Tout va bien ? lui demandai-je, inquiet.

 – Dans trois km, il y a un tunnel transluminique. Prenons-le ! »

Je la regardai, effaré. Je crus pendant un instant qu’elle plaisantait ou qu’elle était encore sous le choc. Elle soutint mon regard et je compris qu’elle ne plaisantait pas. Elle était juste totalement folle. Nous venions tout juste d’échapper à la gueule du loup qu’elle voulait déjà nous jeter dans celle du lion.

 « Tu déconnes j’espère ? demandai-je en sachant que ce n’était pas le cas.

 – Non, je suis très sérieuse.

 – Bordel ! Les tunnels transluminique sont réservés aux robots, pas aux humains ! Et heureusement, vu les vitesses qu’on peut atteindre dans ce genre d’endroit. Sans parler des accidents interdimentionnels : certains se sont fait désintégrer dans ces tunnels, d’autres se sont subitement retrouvés dans l’espace ; leur carcasse gravite toujours autour de la Terre. On dit même qu’on peut être transporté dans le passé ou dans une autre dimension et aussi que la vitesse peut te rendre fou !

 Sans parler de la myriade de psychopathologies à la con qu’on peut ramener : comme le déphasage dimensionnel ou encore le syndrome du saut temporel. Alors, tu peux me croire, je n’y foutrai jamais les pieds ! Les tunnels transluminique, c’est pour les robots !

 – Dis plus tôt que ton vieux bahut est incapable d’y mettre une roue. Un peu comme un vélo sur une autoroute. »

 Je savais très bien ce qu’elle essayait de faire. Elle voulait me foutre en rogne pour me faire changer d’avis. C’était la même méthode qu’elle avait utilisée sur l’aire de repos. Cette fois-ci, tu ne m’auras pas, pensai-je.

 Michelle se pencha sur moi et m’attrapa le bras. Je sentais son souffle dans mon cou. L’excitation monta en moi et mon entrejambe enfla. Je la regardai. Elle était toute proche ; je pouvais voir son regard lubrique rivé au mien, ses tétons dressés sous son t-shirt, sa lèvre inférieure qu’elle mordillait langoureusement. Je compris donc : tout ceci, cette course folle, cette accélération qui avait failli nous être fatale n’avaient été pour elle que des préliminaires. Elle voulait maintenant passer aux choses sérieuses ; passer à l’acte. L’orgasme l’attendait au bout du tunnel transluminique. C’était tout ce qu’elle désirait à cet instant précis : prendre son pied sans aucune considération pour le reste du monde. Elle n’en avait rien faire de mourir, d’être satellisée dans une autre dimension ou de finir totalement folle. L’appât du plaisir était bien trop fort. Comme un héroïnomane en manque, il lui était impossible de résister à cet appel.

 Son désir était surprenamment communicatif. Je m’enflammai déjà et des images fantasmatiques de nos ébats tourbillonnaient dans ma tête. J’étais sur le point d’exploser. Le tunnel transluminique était devenu une obsession : je ne désirai plus que m’y rendre. Il était devenu un véritable trou noir à mâle en rut dans mon genre ; un aimant qui m’attirait inéluctablement sans que je pusse rien y faire. Le danger ne me préoccupait plus : je voulais moi aussi passer à l’acte. Toutes les voix dans ma tête qui essayaient de me résonner, de m’empêcher d’y aller, s’étaient tues ; ou plus exactement s’étaient fait casser la gueule par les milliers de parties de moi en rut qui voulaient y aller.

 Lorsque je vis le panneau qui indiquait le tunnel, je fis une brusque embardée et m’y dirigeai.

 Nous fîmes les derniers kilomètres qui nous séparaient du tunnel à fond de train. La tension était palpable : quiconque nous aurait vus à ce moment-là, nous aurait pris pour deux drogués à la recherche de came.

 Bientôt, nous vîmes le tunnel transluminique. L’entrée était une large plaie béante dans la falaise. En son sein, l’obscurité était totale ; les véhicules qui s’y engageaient disparaissaient totalement comme avalés par les ténèbres. Le tunnel émettait un bruit sourd, une sorte d’inspiration ininterrompue qui étouffait tous les autres sons des alentours. J’arrêtai le camion en haut de la piste qui se jetait dans la gueule grande ouverte du monstre.

 Les panneaux qui flanquaient la piste mettaient en garde sur les dangers du tunnel. Je pus lire sur l’un d’eux :

Entrez à vos risques et périls. En utilisant le Trans Eurasie, vous renoncez à engager toutes poursuites contre l’entreprise EIFFAGE pour tous les effets indésirables listés ci-dessous.

 La liste s’étirait sans fin en dessous de ce message. Je me mis à douter du bien-fondé de notre expédition. Michelle comprit que j’hésitais. Elle posa la main sur la mienne et me décocha un regard qui balaya mes incertitudes.

 Je me jetai à l’eau. Le Ford émit un râle d’avion de chasse et nous fûmes propulsés sur la piste. Michelle gardait sa main posée sur la mienne, celle qui tenait le levier de vitesse, comme pour m’empêcher de rétrograder, de faire marche arrière. Nous percions l’air comme une flèche dont la cible aurait été l’entrée du tunnel transluminique.

 Le trou noir se rapprochait de plus en plus et le bruit d’inspiration devenait si assourdissant qu’il me faisait vibrer les os. Le tunnel avait avalé le monde : il se dressait tel un mur d’obscurité compact. À présent, il était notre seul horizon. Il me semble avoir songé à freiner. C’était de toute façon inutile : il était déjà trop tard. Nous percutâmes les ténèbres de plein fouet.

 Plus de son. Plus de lumière. Seuls les cadrans du tableau de bord empêchaient l’obscurité d’être totale. Les instruments de mesure étaient devenus fous : l’aiguille de l’indicateur de vitesse passait d’un extrême à l’autre comme la balle d’un Pong endiablé ; l’horloge digitale s’était shootée à la coke : les mois défilaient aussi vite que des millisecondes ; à en croire le compteur, nous avions parcouru une centaine de fois la distance Terre Soleil ; l’ordinateur de bord nous bombardait de messages d’alertes.

 Une lumière colorée déchira les ténèbres. Je n’arriverai jamais à décrire ce qui nous fondit dessus : était-ce de la lumière, de l’énergie pure ou des radiations ? Il est impossible d’expliquer l’effet que cette chose eut sur moi. Ça traversait le pare-brise, s’immisçait en moi, à l’intérieur de ma chair et même de mon esprit. C’était un concentré de vitesse pure. C’était si puissant que j’eus l’impression de me détacher de mon corps : comme le miel se détache des alvéoles dans une centrifugeuse. Je crois que le mot n’est pas assez puissant, mais faute de mieux, je vais tout de même l’utiliser : j’étais terrorisé.

 Je la sentis me presser la main à m’en briser les os. Michelle s’était cambrée sous cette force. Le fluide de vitesse pure la pénétrait par tous les pores de la peau. Elle fermait les yeux et se mordillait la lèvre inférieure. Je sentais son cœur battre à tout rompre à travers la paume de sa main. Tout le plaisir qu’elle ressentait déferla sur moi comme centrifugé par cette puissance inconnue. La terreur s’évanouit soudainement et laissa place à l’extase.

 Les cadrans du tableau de bord éclatèrent un à un tandis que le plaisir me fourrageait de l’intérieur. Le camion se disloqua autour de nous, Michelle renversa sa tête en arrière et gémit. Nos vêtements et nos chairs furent arrachés et emportés par le torrent. Nos pensées se délitèrent et puis il y eut une explosion.

 L’explosion balaya en moi les dernières poches de résistances qui m’empêchaient de me laisser aller. Je lâchai alors le volant et le levier de vitesse, cessai d’écraser l’accélérateur, fermai les yeux et me laissai aspirer par l’extase.

 Je ne me souviens pas de ce qu’il s’est passé ensuite. J’ai dû perdre connaissance. Je me réveillai dans le camion, la gueule emplâtrée comme jamais et une clope au bec que j’avais dû allumer depuis un certain moment, car elle était à moitié consumée. Je regardai autour de moi, encore un peu endormi.

 J’étais en plein milieu de nulle part : une plaine s’étendait à perte de vue devant moi. Pas un arbre ou une colline pour masquer l’horizon ; rien que de l’herbe et des buissons sous un grand ciel bleu. Je tournai la tête afin de vérifier que Michelle allait bien. Son siège était vide et la portière côté passager était ouverte. Je sortis du camion, un peu étourdi.

 Doux Jésus ! m’étais-je dit en voyant dans quel état était mon Ford. On aurait dit qu’il avait plongé dans de la lave en fusion : il avait pris la couleur du métal chauffé à blanc ; les pneus avaient littéralement fondu et n’étaient plus qu’une marre noire et bouillonnante ; l’herbe était cramée dans un cercle de plusieurs mètres de diamètre autour du camion.

 « Quelle merde ! m’écriai-je en me passant la main dans les cheveux.

 – Tu l’as dit. Et quel pied ! »

 Michelle se tenait à quelques pas de moi. Elle était nue, totalement nue. Les fumerolles du cercle brûlé lui caressaient la peau, les seins, la toison du pubis et lui donnaient un air d’apparition fantomatique.

 « Qu’est-ce qu’il s’est passé ? lui demandai-je.

 – Tu as lâché le volant et nous avons été expulsés du tunnel transluminique, dit-elle en souriant.

 – Merde ! on aurait pu être expulsés en pleine mer, sur la lune ou sur Neptune !

 – Oui, mais ce n’est pas le cas. Tu n’entends pas les voitures au loin ? On ne doit pas être loin d’une route. »

 Elle s’approcha de moi jusqu’à que nos deux corps ne fussent séparés que par quelques nanomètres.

 « Tu as aimé ça ? me demanda-t-elle.

 – C’est donc ça les autres moyens pour quand même prendre son pied ? »

 Elle se mit à rire. Je n’arrivais pas à quitter ses yeux du regard : les diamants bruts qui lui servaient de pupilles m’envoûtaient. Elle m’embrassa brièvement. Le contact de ses lèvres contre les miennes me fit autant d’effets que mon premier baiser. Elle profita de mon hébétude pour me piquer ma cigarette avant de s’éloigner avec.

 « Où est-ce que tu vas ? »

 Elle attrapa son sac, en sortit sa bure et l’enfila.

 « Je retourne au couvent.

 – Mais… enfin, je croyais que tu t’étais enfuie ?

 – Oui et maintenant il faut que je rentre.

 – Mais tu m’as dit que tu ne croyais pas en leurs conneries… que le Troisième Temple n’existait pas.

 – Ce n’est pas parce qu’il n’existe pas que je ne dois pas le chercher. Chacun a besoin de sa petite quête impossible pour donner du sens à son existence. Regarde, toi, tu as ta route et tes va-et-vient incessants d’est en ouest. Moi, je cherche le Troisième Temple. »

 J’avais envie de rétorquer quelque chose pour retarder son départ, mais je ne trouvai rien. Je me contentai d’ouvrir bêtement la bouche. Elle m’avait coupé le sifflet.

 « Hé ! méfie-toi des nonnes qui pissent derrière ton camion ! me cria-t-elle. »

 Je me mis à rire. Elle me décocha un baiser de loin et puis se retourna. Ce fut la dernière fois que je la vis. Michelle disparut au loin. Mais quel con ! m’étais-je dit à la vue de la carcasse de mon camion. Quel faible j’avais été ! Je n’aurais jamais dû accepter de suivre cette fille dans sa folie. Elle avait bien failli nous tuer. L’homme était sans aucun doute allé sur la lune pour une femme, m’étais-je dit en allumant ma dernière cigarette.

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