La danseuse

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Il était une fois, il y a bien longtemps, dans un royaume déchiré par des guerres incessantes, une jeune femme dont la douce voix et les mouvements gracieux faisaient oublier à tous ceux qui la regardaient que le pays était à feu et à sang. Elle ne possédait, en tout et pour tout, que sa beauté et sa voix. Les guerres lui avaient tout pris : sa famille et ses amis n’étaient plus de ce monde, sa maison et ses biens avaient été détruits, la nature qu’elle aimait avait été saccagée. Pendant très longtemps, elle en avait voulu aux guerres et aux hommes qui les menaient. Mais en parcourant les terres dévastées, elle s’était aperçue qu’elle s’en était bien sortie contrairement à d’autres, malheureux. Elle possédait encore ses deux jambes, ses bras, ses yeux. Elle pouvait encore parler, courir et danser, ce qui n’était pas forcément le cas des personnes qu’elle croisait.


Un jour, elle arriva sur ce qui avait été un terrible champ de bataille quelques heures plus tôt. C’est là qu’elle avait découvert un jeune homme qui devait avoir le même âge qu’elle. Blessé à mort, ce dernier était allongé sur la terre froide. La remarquant, il l’interpella d’une voix douloureuse et pleine de sanglots :

  • Madame… Je sens que ma fin est proche… Je vous en prie… Restez à mes côtés… Ne me laissez pas mourir seul…

Sans dire un seul mot, la danseuse s’était accroupie auprès de lui avant de prendre doucement sa main sans la sienne. La guerre était quelque chose de terrible, et ses prières ne semblaient pas atteindre le Bon Dieu vu qu’elles continuaient encore et toujours. La jeune femme pensait à ce soldat alors que sa main tremblait de froid. N’avait-il pas encore des choses à vivre ? De sa voix douce, elle lui avait demandé :

  • Que pensez-vous de cette guerre ?
  • C’est la pire chose… Qu’il m’ait été donné de connaître madame…
  • Une pénible quinte de toux venait de l’interrompre dans sa phrase.
  • La guerre… Elle enlève les vies par centaines… Par milliers… Nous nous entretuons sans distinctions… Sans véritable but précis… Parce que nous appartenons à deux camps différents.

La danseuse écoutait avec attention les paroles de son interlocuteur sans l’interrompre. Elle lui tenait toujours la main, ne la relâchant pas un seul instant.

  • Si j’avais eu le choix… Je n’aurais pas participé, madame… Mais il fallait bien que quelqu’un se dévoue… Sans cela, ma famille et d’autres auraient été massacrés.
  • Et vous avez beaucoup tué ?

Elle lui avait posé cette question, ne sachant pas vraiment à quoi s’attendre comme réponse. L’homme lui avait lancé un regard triste, et sa voix se brisa dans sa gorge.

  • Malheureusement, j’y ai été contraint... Et je le regrette… Jamais je ne serais pardonné… Une place m’attend sûrement en enfer pour mes actes…

Un sourire douloureux lui traversait le visage alors qu’il continuait de parler.

  • Mais je meurs heureux… Car je ne suis pas seul… J’aurais eu l’occasion de parler avec vous… Et de soulager ma conscience…

A peine le soldat avait-il terminé sa phrase qu’il rendit son dernier soupir. La danseuse était restée un long moment à son côté, sans rien dire. Elle trouvait que c’était injuste pour cet homme de devoir passer le reste de l’éternité en enfer. Après tout, il n’avait pas vraiment eu le choix. Se relevant dans le champ de bataille, elle décida qu’elle allait trouver le roi des enfers pour réparer ce qu’elle considérait comme une injustice.
Pendant les jours suivants, elle avait marché à travers des forêts calcinées, des montagnes noircies de suie et des plaines vides de toute vie. Puis, enfin, elle avait fini par arriver à sa destination : le château des enfers se dressait face à elle, noir comme les ténèbres. Alors qu’elle y pénétra, une odeur âcre, mélange de sang et de pourriture, lui avait sauté à la gorge. N’en montrant rien, elle continuait son chemin, se rendant ainsi jusqu’à la salle du trône où se trouvait celui avec lequel elle désirait parler. Le roi des enfers était un géant, aussi sombre que du charbon. Ses deux grands yeux écarlates la fixaient sans rien dire, elle, qui semblait si petite et si insignifiante face à lui. La danseuse tomba alors à genoux, suppliant la créature de libérer l’âme du soldat. Le suppliant pour qu’il puisse le laisser partir au Paradis. La voix sépulcrale du roi résonna dans l’immense pièce :

  • Si telle est ta demande, je veux bien y accéder.

Un large sourire carnassier était apparu sur la face du démon alors qu’il continuait sur le même ton :

  • Mais il y aura une condition à respecter.
  • Laquelle ?
  • Tu devras le chercher toi-même au fin fond de l’enfer. Et si tu réussis, si son âme est libre de partir au Paradis, alors il te faudra m’offrir la tienne en échange.
  • Ne puis-je pas plutôt vous offrir une danse en échange ?
  • Une danse contre une âme ? Ce n'est pas très équitable.

La danseuse avait hoché la tête silencieusement, se doutant qu'il n'accepterait pas un échange si peu égal. Le marché lui semblait honnête, et elle savait que l’on n’obtenait rien sans offrir autre chose en retour. Plus personne ne l'attendait, son âme ne serait donc pas malheureuse d'accepter ce choix. Le roi lui avait ouvert la grande porte, derrière laquelle on pouvait apercevoir avec horreur des champs de flammes. Cela ne faisait pas peur à la jeune femme. Elle passa la porte, puis commença à se mettre à la recherche de l’âme du soldat.Les enfers étaient un endroit terrifiant et horrible. Partout, ce n’était que mort et désolation, supplices et tortures à foison. La visiteuse sentait son cœur battre à tout rompre dans sa poitrine. Elle se demandait ce qu’il adviendrait si jamais les esprits frappeurs s’en prenait à elle. Mais comme elle n’était pas une âme errante ou maudite, personne ne faisait attention à elle. Elle n’avait rien à craindre de tous ceux qui vivaient dans ce monde abominable. Pendant un long moment, elle avait déambulé dans cet endroit épouvantable, détournant son regard des horreurs qui pouvaient se dérouler sous ses yeux et qui lui rappelait celles de la guerre. Elle pensait alors un instant que les horreurs de la guerre lui semblait bien plus douces que celles qui se déroulaient ici. Plusieurs fois, elle avait eu envie de prendre le chemin inverse et de sortir des enfers. Mais elle se rappelait qu’elle voulait sauver l’âme de ce soldat qui n’avait pas eu le choix. Repenser au marché avec le démon la faisait frissonner, mais ce dernier ne lui faisait pas peur.


Au bout d’un long moment, des heures, des jours, des mois, elle ne savait pas, elle l’avait enfin retrouvé. L’âme du soldat avait été condamnée à souffrir, transpercée par les coups d’autres esprits damnés. La simple présence de la danseuse les avait éloignés de leur victime. Cette dernière s’était penchée vers l’âme avant de l’inviter à la suivre. Tous deux marchèrent jusqu’à la porte des enfers, où les attendaient le roi. Ce dernier s’adressa à la danseuse, alors que l’âme du soldat pouvait enfin monter au Paradis.

  • Tu as réussi à libérer l’âme de ce soldat, et il est à présent l’heure pour toi de payer le tribut que je t’ai demandé.

Elle n’avait rien dit, se contentant simplement de hocher la tête en signe d’acceptation. Le corps de la danseuse tomba alors lourdement sur le sol. Plus aucun souffle de vie ne faisait bouger sa poitrine. Le roi des enfers prit son âme entre ses doigts crochus. Désormais, l’existence de la jeune femme devait être pareille à celle d’une âme maudite. Elle devait errer à travers les enfers et souffrir mille et un tourments. Mais le démon eut pitié d’elle. Il avait décidé que nul ne pourrait lui faire le moindre mal, et qu’elle pourrait accompagner les âmes de la terre à l’enfer.

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