Un Nouvel Horizon

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A mesure que les paysages défilent, mornes, sur la ligne dégagée d’un horizon blême et décharné, Fabien, nez au vent, le volant distrait par ses pensées, file à cette allure indécente que justifie le prix de son bolide. Un GranCabrio bleu métal, flambant neuf, racé. Ce genre de décapotable, c’est le rêve de tout mâle alpha qui se respecte, l’Alpha, l’Omega de la virilité, le porte étendard d’un ego.

« Voilà ce qu’il est possible de s’offrir, claquait-il, frimait-il, devant l’assemblée toujours frémissante de ses accointances. Tout est possible lorsqu’on divorce d’une couguar défraîchie, imprudente quant à ses finances : de l’or en barre ! Voilà ma vie future, continuait-il : luxe, désordre et voluptés. » Il ne pouvait en être autrement. Fabien se rêvait fortuné depuis l’enfance. Fabien serait plein aux as, coûte que coûte. Fabien est riche, à présent. Tout est question de volonté, de fourbir ses armes, de les utiliser de manière fourbe.

Lui avait tout prévu depuis le début : éphèbe devant l’éternel, ses années de mannequinat lui avaient permis de faire son entrée dans le Monde, de connaître puis d’apprivoiser ces femmes esseulées, souvent trompées ou veuves, qui pourrissent dans des vies étriquées et pour qui l’argent n’est pas un problème, mais une solution. Golden boy devenu golden toy, il portait des toasts à cette facilité qu’avaient ces momies boursouflées par la chirurgie et la solitude à se délester de sommes défiant l’imagination. Il en épousa une, après une nuit d’ivresse : un fossile intégral qu’il mena à la crise cardiaque grâce à une connaissance approfondie de particules pas si élémentaires.

Ce qui l’attend à présent : une vie idyllique pleine de promesses : un nouveau travail, une nouvelle maison, une nouvelle petite amie, rencontrée sur internet, infirmière de son état, plus si jeune mais utile, à défaut d’être pécuniairement viable. Il sait bien qu’il a beaucoup à apprendre d’elle, comme de toute femme, le temps que durera leur relation : tout se transforme, rien ne se perd. Il savoure cette idée alors qu’il arrive enfin au péage, insérant la carte bleue dorée d’une de ces maitresses, carte vermeille qui glisse dans la fente - et fait des merveilles.

Enfin, au terme d’un périple linéaire et soporifique, il s’engouffre dans cette petite ville de province qui ne paie pas de mine, longeant ce lac merveilleux, un écrin d’azur perdu aux milieux des montagnes. Au loin se dessine sa maison, qui surplombe cette vue mirifique qu’il imagine à loisir : un cadre de rêve, idyllique, une ouverture sur l’infini. Une maison de cinq cents mètres carrés avec deux terrasses, une piscine, un terrain immense : une bagatelle ! Le paradis sur terre.

Cependant, alors que Fabien s’approche de sa résidence, il remarque avec étonnement l’étrangeté même des lieux qui semblent déserts. Pas âme qui vive alentour, pas un chat dans les rues, personne aux terrasses, nombreuses mais dérisoires. Aucun enfant ne braille ni ne plonge dans ces piscines qui n’ont pour prétention que celle d’être ornementale ; la sienne, olympique, les surclasse toutes.

Quand l’éphèbe arrive enfin à destination, devant ce grand portail d’un blanc d’une pureté absolue, un détail saugrenu l’ennuie au plus haut point : une vieillarde voutée, rabougrie, fait les cents pas devant son portail, claudicante, avec cette lenteur exaspérante qui laisse supposer qu’entre chaque pas s’immisce une éternité. Elle porte des nippes incongrues, comme il n’en a jamais vu, une rencontre inopinée entre le folklore paysan de jadis et une chola trop bigarrée pour son propre bien.

Il a beau klaxonner avec une frénésie citadine, perdant patience, cette vieille dame, probablement sénile, ne l’entend pas et continue sa marche mesurée, tel un gastéropode géant. « Elle doit être sourde comme un pot, se dit-il. Bon, tant pis pour elle, moi je continue. »

Le temps de retrouver la télécommande, il avance lentement, pensant que cette momie de carnaval se retournera enfin. Alors, doucement sans un bruit, s’ouvre le portail, dévoilant une villa à faire pâlir les anges, baignée dans un soleil aveuglant. Du plus profond de son être, Fabien ressent cette chaleur monter en lui ; elle l’envahit tout entier. Intense plénitude que de sentir enfin cette vie merveilleuse qui lui tend les bras, toute cette beauté, insolente, qui lui brûle la rétine.

Or, cette horripilante vieillarde lui gâche le panorama, s’incrustant sans vergogne dans son champ de vision. Impassible mais visiblement angoissée, elle le scrute de ses petits yeux vitreux, dont l’un est envahi par un glaucome cotonneux. Son visage d’une laideur peu commune, creusé de sillons aussi profonds que l’écorce d’un arbre, provoque chez Fabien un intense mouvement de dégoût confirmé par sa bouche édentée, laquelle, dans un tremblement perpétuel, murmure quelques borborygmes. Enfin, et contre toute attente, elle décanille sur le côté, pour laisser la voiture s’engager dans cette allée vertigineuse, tout en regardant Fabien d’un air compatissant. Jusqu’à ce qu’il pénètre la somptueuse demeure, elle ne le quitte pas des yeux, levant les bras pour attirer son attention. Hélas, elle n’existe déjà plus pour lui.

Fabien n’a jamais regardé derrière lui, ce n’est pas maintenant qu’il allait commencer ! Surtout pas pour une vieille peau famélique. Toujours aller de l’avant, voilà sa devise. Or, que voit-il, droit devant lui, une fois le seuil de sa maison franchie ? Un intérieur vide ! Qu’ont donc foutu ces satanés décorateurs, pourtant grassement payés, pendant tout ce temps ? Chaque pièce semble vierge, dépourvue de meubles, du rez-de-chaussée aux étages. Furieux, Fabien dégaine son cellulaire, préparant soigneusement invectives, menaces et intimidations, seulement son téléphone affiche cet écran noir quelque peu inquiétant : plus de batterie ? Fou de rage, il s’apprête à quitter les lieux pour s’acheter un nouveau téléphone quand il aperçoit avec étonnement que la porte d’entrée est devenue un immense miroir, un miroir qui ne le reflète pas. Sur l’autoroute A41, à la sortie d’Aix les Bains, Fabien Dacronnel, mannequin de sous-vêtements, est mort à 14 heures 37, tué par la barrière de péage, après un coma d’une heure.

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