La dévoration

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Andei ne savait pas à quoi s’attendre. Il ignorait encore à quelle sauce il allait être mangé. En suivant Brüder dans les couloirs, il songea à ces vieilles sauvegardes imprimées qu’on avait retrouvées dans les strates les plus profondes de la ville. Elles montraient des humains au crâne rasé, nus et amaigris, entassés dans des fosses. Le texte, encore lisible, expliquait qu’ils avaient victimes d’une tuerie de masse, d’un génocide : ils avaient été gazés par centaines, comme des bêtes malades et inutiles. On leur avait pris toute leur humanité. Avaient-ils ressenti la même chose que lui en ce moment, alors qu’on les conduisait vers leur mort ? Et leurs bourreaux, qu’avaient-ils ressenti, eux ? Devant lui, l’automate sifflotait un air inconnu. Il ne cessa qu’arrivé devant une grande porte à double battant, qui aurait paru totalement incongrue à Andei s’il n’avait pas eu le cerveau anesthésié par le stress. En réalité, il ne sentait presque plus ses jambes : c’était déjà un miracle qu’il arrivât à mettre un pied devant l’autre. Alors, s’extasier sur une porte…

— C’est une belle porte, n’est-ce pas ? lui répéta Brüder, un sourire en coin qui creusa sa peau bronzée d’homme séduisant dans la force de l’âge. La porte vers d’indicibles plaisirs. Je t’envie, tu sais. Tu vas expérimenter des choses que je ne connaîtrais jamais.

Andei le fixa sans comprendre. Que lui racontait donc ce robot déréglé ? Il voulait se faire dévorer, lui aussi ?

— Entre. À partir de cette limite, je ne peux pas te suivre. Le Maître ne goûte guère les artificiels.

Brüder avait articulé ces dernières paroles avec une grimace douloureuse. Pourtant, il devait se sentir heureux d’échapper à la fréquentation d’un tel monstre que cet ældien solitaire.

— Je… que va-t-il m’arriver ?

Pour toute réponse, Brüder le poussa devant la porte. À la main gauche, il brandissait un bâton à induction électrique, qu’il agita doucement, comme pour contraindre un zubron à se faufiler dans le couloir de l’abattoir.

Andei hésita pendant un instant à subir la punition. Mais il savait que Brüder ne se contenterait pas de lui donner une mort rapide. Comme Sorj, il avait compris que cette IA était détraquée et sadique, habitée par une folie qu’ils n’avaient fait qu’entrapercevoir. Il poussa donc la porte et entra.

Sans surprise, les deux battants se refermèrent derrière lui. Pire encore, ils disparurent à sa vue. Le jeune homme se retrouva dans des ténèbres opaques, aussi silencieuses que l’espace.

Il scruta l’obscurité, cherchant un repère familier dans cette noirceur. Il n’y en avait aucun. Bientôt, il se trouva incapable de différencier le haut du bas. Il eut l’impression de tomber… avant de se réceptionner sur un tapis doux et mou. Petit à petit, un bruit lui parvint. Un chant lancinant et répétitif, étrangement apaisant. Les ténèbres se dissipèrent pour laisser place à un ciel étoilé à la configuration inconnue, serti de trois lunes énormes. L’une était rouge sang.

Au fur et à mesure que ses yeux s’habituaient à son environnement, Andei discerna de graciles formes pourpres, qui étendaient leurs bras multiples sur le velours mauve du firmament. Des arbres, immenses : il en avait vu dans les sauvegardes imprimées. Lui-même se tenait debout dans un champ d’herbe douce, envahi par des corolles blanches et rouges au parfum capiteux. L’air était chaud, étrangement envoûtant.

Il n’était pas tout seul. À couvert sous les arbres, un être l’observait. Une présence à l’aura terrifiante de prédateur. Soudain, Andei se rappela pourquoi il était là. On voulait sans doute le faire courir dans cette forêt, comme l’un de ces gibiers sauvages dont parlaient ceux qui allaient à la surface… Sorj l’avait prévenu : les ældiens étaient des chasseurs. Rien ne les amusait plus que de faire souffrir leurs proies, de leur faire livrer un beau combat.

Je ne lui donnerai pas ce plaisir-là, décida-t-il. Et il resta planté là, fermement résolu à affronter ce qui viendrait.

Mais rien n’arriva. Alors, désœuvré, le cœur gagné par une inquiétude que seule l’indécision faisait naître, il quitta la prairie aux corolles pour s’enfoncer dans les bois.

Si Andei avait su ce qu’était un arbre, il aurait compris que ceux-ci n’étaient pas ordinaires. Comme tout le reste, ils étaient à la fois familiers et étrangers, formant un étrange écho diffracté de ce qu’avait – peut-être – été la Terre. Andei en avait conscience, tout au fond de lui, mais cette mémoire génétique, inscrite dans les strates les plus profondes de son être, n’était pas accessible par la raison. Ce sentiment de familiarité n’était qu’une sensation diffuse, mêlée d’une étrange nostalgie, qui le fit avancer jusqu’au centre du piège. Là, les arbres s’espacèrent pour laisser place à une étendue sans horizon. Sans l’avoir jamais vue, Andei sut tout de suite ce que c’était.

— La mer, murmura-t-il, subjugué.

C’était ce chant qu’il avait entendu. Les vagues qui venaient et revenaient toujours, comme une plainte éternelle.

Quelque chose bougeait dans l’eau. Andei y était attiré. Le parfum capiteux s’était intensifié, faisant naître une poignante douleur dans sa poitrine. Et cette lueur dans l’eau… Il avança vers cette chose brillante et fascinante, trempa son pied nu puis…

Il ouvrit les yeux.

La présence s’impose à son circuit sensoriel avec une telle brutalité que ses capillaires nasaux cèdent. Alors que le sang s’écoule de son nez, Andei relève les yeux vers la silhouette immense en face de lui. Il ne voit d’abord que du blanc, dans le noir. Devant lui ballote une tête énorme, un crâne de métal barbouillé de rouge. Elle s’avance vers lui gueule ouverte, dardant ses crocs d’acier. Paralysé, Andei se rend à l’évidence : il n’y a rien d’autre à faire que de se laisser dévorer. Le sang gicle sur la langue charnue. Ses os craquent, libérant leur moelle. Tendons, viscères et peau : tout y passe. La douleur, la chaleur. De lointains borborygmes le bercent. Ce feu dans ses entrailles… Andei se sent presque bien. Il sent que c’est la fin.

Soudain, la compression reprend. Le rouge de nouveau. Au loin, quelqu’un geint : c’est lui. Une main griffue s’empare de ses entrailles et les tire hors de son enveloppe, par son sexe ouvert et béant. Nouveau gémissement. Ça fait si mal… Dieu, que ça s’arrête !

Andei flottait au-dessus de son corps. Il se voyait nu, la peau déchirée à plusieurs endroits. Entre ses jambes coulait une mare de sang. Il en était couvert.

Une voix tonna dans le lointain. Des mains le soulevèrent. Cette sensation de froid entre les jambes… il sentait la même sur son cou. Ses yeux restèrent fixés sur le plafond, sur ce miroir étrange. Il était allongé dans une couchette aussi vaste qu’une passerelle de vaisseau. Des silhouettes noires et diaphanes s’y affairaient. Elles n’avaient pas de visage. Elles papillonnèrent autour de lui un moment, puis disparaissèrent.

Il ferma les yeux.

La présence terrifiante était revenue. Andei, les yeux fermés, la sentit près de lui. Elle l’observait, comme dans la forêt, comme lors de la dévoration.

— Ouvre les yeux.

Cette voix sonnait comme le souffle de l’univers. Tout aussi inhumaine.

Andei garda les yeux fermés. Il fit semblant de dormir, semblant d’être mort.

— Ouvre les yeux.

Cette voix, encore.

Ses paupières restèrent fermées, refusant de voir l’indicible, mais ses tremblements le trahirent.

Une force immense s’abattit sur sa gorge. La compression reprit. Comprenant que le cauchemar qu’il venait de vivre allait recommencer, Andei ouvrit les yeux d’un coup, par pur réflexe.

La forme blanche et immense de son agresseur se trouvait juste à côté de lui. Debout, au bord du lit.

Ne pouvant plus se contenir, Andei se mit à pleurer.

— Pitié, ne me tuez pas. Pitié, pas encore…

Les yeux fermés, il se roula en boule, certain que sa fin est inéluctable. Mais l’autre, le monstre, ne fit pas un mouvement. Il resta immobile.

— Tu aurais moins souffert si tu étais resté dans le dwol, résonna la voix inhumaine.

Elle provenait d’un émetteur-translateur situé sur le bord du lit, un utilitaire qu’on trouvait également sur Terre, qui servait d’assistant personnel. Il ne s’agissait pas de la voix de l’ældien. Ce dernier ne devait pas en avoir.

Tremblant, Andei relèva les yeux. Il s’arrêta aux longs doigts griffus de la créature. Elles ressemblaient à des mains : des mains à six doigts.

— Le Maître t’a dit de regarder, insista la voix, prenant une nuance rauque et brutale.

Cette fois, Andei comprit qu’il n’avait pas le choix. Alors, il regarda.

Ses yeux tombèrent d’abord sur une statue de marbre blanc, comme dans les anciens temples. Elle était nonchalamment déhanchée et présentait une musculature bien plus développée que tout ce qu’avaient pu imaginer les anciens hommes. Peut-être parce qu’il ne s’agissait pas d’un homme ? Sa chair marmoréenne était couverte d’entailles et de dessins étranges. On aurait dit la chair d’un grand cétacé disparu des mers glacées. Les bras qui pendaient le long du corps se terminaient par des doigts démesurément longs, ornés de véritables serres.

Andei se hâta de baisser la tête à nouveau. Mais c’était trop tard. Les serres lui avaient attrapé le menton : elle lui redressèrent le visage.

— Si tu fermes encore les yeux, ne serait-ce qu’une fois… le Maître te découpe les paupières, humaine.

Le jeune homme avala sa salive si violemment qu’il manqua de s’étouffer. Humaine ?

— Je… je suis un homme, parvint-il à articuler.

Un rire bas et rauque lui répondit. C’était un rire enregistré, artificiel. Vaguement écœuré, Andei se demanda si c’est cet échantillon vocal provenait de la sonothèque de Brüder.

— Tu t’imagines que le Maître n’a jamais eu de femelle humaine avant ? Tu nous prends pour des imbéciles, esclave ?

— Je… je vous assure, je suis bien un homme.

Cette fois, l'ældien se passa de rire. D’une poussée du doigt, il le jetta sur le lit.

— Le Maître t’a prise toute la nuit, lui apprit la machine. Il sait bien que tu es une femelle. Mais c’est vrai que tu étais sous l’influence du luith : celui du Maître, qui n’a pas possédé de femelle depuis un certain temps, est particulièrement fort. Tu as encore beaucoup de choses à apprendre : il décide de te garder encore une journée.

Andei réalisa son erreur en même temps que ce qui lui est arrivé. Cet extraterrestre l’aurait-il... violé ?

Ses yeux descendirent vers le ventre du monstre, où se dressait un organe bleu et veineux de la taille d’un bras humain, encore humide de sang et d’autres fluides. Sa forme phallique, les gouttes nacrées qui perlaient à son extrémité, la façon dont il pointait sur deux gros sacs de chair plus sombre, lui firent comprendre de quoi il s’agissait. Ce membre extraterrestre pulsant d’un bestial appétit se montrait aussi vorace que son propriétaire : il s’avança vers lui, tendu, impatient.

— Le seigneur Nimrod désire que tu lui fasses la démonstration de tes talents buccaux, lui ordonna le translateurs sans chercher à se faire passer par la créature.

La sidération d’Andei fit place à une panique terrifiante. Des « talents buccaux » ? Est-ce qu’on attendait de lui qu’il prenne cette horreur dans sa bouche ?

L’ældien s’impatientait. Ses doigts griffus lui saisirent le menton, lui ouvrant la joue au passage. Une serre s’engouffra dans la plaie, une autre lui écarta les mâchoires… sa force était proprement inhumaine, encore plus inexorable que celle du robot. Andei hurla et se débattit, mais il était maintenu par son bourreau, qui grondait son agacement. Finalement, l’organe pénètra dans sa bouche, brutal, et s’enfonça jusque dans sa gorge. Andei manqua de s’étouffer. Un spasme le prit. La chose pesait sur ses muqueuses, lourde et épaisse, aussi dure qu’une barre de titanium. Elle lui pilonnait la gorge impitoyablement. L’ældien lui saisit le crâne à peine main : Andei sentit que sur une simple pression, il pouvait lui faire éclater la tête. Alors, sous la menace, il n’osa plus bouger. Tétanisé, il subit le viol de sa gorge, l’invasion de sa trachée. Un liquide épais coula le long de son œsophage et s’insinua dans le fond de son ventre. Andei s’alarma un instant sur l’effet de ce fluide sexuel extraterrestre sur ses entrailles, puis ses yeux roulèrent à nouveau au plafond, alors qu’il était porté au bord de l’évanouissement par l’impitoyable pilonnage de l’ældien. Il se voyait, assis sur les genoux, immobilisé et soumis au plaisir d’une créature immense. Il discerna une longue chevelure, qui brillait comme de la fibre artificielle et coulait jusqu’au sol. Deux oreilles effilées en sortaient, grandes comme une main. La créature rejetta la tête en arrière, dévoilant son effrayant visage, si lisse. Un visage de machine, de statue, recouvrant une bouche garnie de dents prédatrices… Un regard de feu, plein de rage et d’intelligence inhumaine, croisa le sien dans le verre poli. Puis l’horrible organe reflua, glissant le long de son palais, son extrémité s’attardant sur sa langue.

L’ældien le repoussa en grognant, mécontent. Avachi sur le côté, sa joue ouverte s’enfonçant dans les profondeurs du lit, Andei émergea de son inconscience. Il profita de l’accalmie pour reprendre son souffle, cherchant à prévoir les prochains mouvements du monstre à travers ses yeux brouillés.

La créature bougea son corps de titan avec une grâce féline, qui donna l’impression à Andei qu’il s’était dédoublé. Puis il s’abattit sur lui, les deux bras l’encadrant de part et d’autre, comme un amant, ou comme un chat sur sa proie. De nouveau, Andei fut écrasé par ce poids massif qui lui coupait le souffle. Il compris qu’il ne survivrait pas. Il était un jouet à usage unique, destiné à finir en pièces entre les griffes de cette chose démoniaque, écrasé par sa force colossale, écartelé par son dard impitoyable.

Et la créature commençait tout juste à jouer avec lui. Il fut jeté sur le dos, ses cuisses écartées, face au vit assoiffé qui se dressait comme la promesse de plaisirs abominables.

— Ouvre-toi pour accueillir ton Maître, lui ordonna le traducteur de sa voix de machine. Et tâche de ne pas t’évanouir, cette fois. Sa Seigneurie préfère lorsque les esclaves sont pleinement conscients.

Andei hurla. Et l’ældien s’enfonça en lui. L’humain perçu son grondement de satisfaction, alors qu’il plongeait ses crocs dans sa gorge mutilée.

À travers le brouillard de la souffrance et des hurlements, Andei entendit la machine annoncer le début d’un nouveau cycle circadien. Une longue journée démarrait, à bord de ce vaisseau-donjon. Une journée de douleur, de sang et de larmes.

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