La vibration des cordes

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Sorj avait réfléchi toute la nuit à la conduite à tenir. Il y avait plusieurs situations possibles, et à chacune, correspondaient plusieurs options.

Dans la première, Mank avait tout vu, et elle avait prévenu Moran. Cette dernière tentait soit de le pousser à avouer, soit à le couvrir.

Dans la seconde, Mank n’avait rien vu, et c’était Moran – ou quelqu’un d’autre – qui avait découvert la plaque par hasard. Seulement, dans l’espace, le « hasard » n’existait pas. Si quelqu’un avait rampé dans les couloirs étroits du système d’aération de la soute, il y avait une raison. Comme personne ne l’avait prévenu, lui, l’intendant en charge de la soute et de tout ce qu’elle contenait, de travaux de réparation ou de contrôle, c’est qu’on le soupçonnait. Ce qui revenait à dire, encore une fois, que Moran savait.

Il n’y avait plus à tergiverser. Il fallait qu’il se dénonce de lui-même, avant que Moran ne prenne les devants. Il avait – peut-être – encore une chance de sauver sa peau.

Mais Andei, dans ce cas ? Qu’allait-il devenir ?

Moran comprendra, tenta de se convaincre Sorj. On ne peut pas envoyer à la mort un être humain avec lequel on a discuté, bu et mangé. Ce n’est pas possible. Dès qu’elle verra Andei… lorsqu’elle s’apercevra que c’est un homme comme les autres, elle comprendra. Ce sera facile de continuer à cacher sa présence, vu qu’il est déjà comptabilisé dans la casse. Le mettre à mort serait une cruauté de plus, inutile.

Leur capitaine était une femme rationnelle et pragmatique : elle n’ordonnerait pas la mise à mort d’un innocent pour rien. De toute façon, on ne pouvait plus remettre Andei en caisson. Le livrer conscient aux ældiens ? Ce serait atroce, inhumain. Personne ne faisait ça. Surtout pas Moran.

Au terme d’une nuit de réflexion intense, Sorj s’était décidé à se confier à Moran. C’est alors que cette force inconnue que les Anciens appelaient « Dieu » tira sur la corde quantique que certains, en d’autres temps, auraient appelée « destin ». Il était en route pour la cabine-bureau de Moran lorsque l’alarme appelant tous les officiers au rapport résonna dans les couloirs, qui se trouvèrent soudain baignés dans la lueur écarlate de l’urgence. Dans le même temps lui parvint une convocation sur son terminal neuroserv.

L’officier d’intendance reprit son chemin, ses bottes renforcées de kevlar résonnant un peu plus vite sur les travées métalliques.

Dans la salle de réunion, debout autour du commandant, tous les gradés étaient déjà là : Karel Kell, l’officier de liaison, Anya Tiph, la navigatrice tactique, Ari Stedt, l’ingénieur, et Lan Diano, le physiopathologiste. Il ne manquait plus que lui, qui avait dû remonter tout le chemin depuis les soutes, en empruntant un labyrinthe de couloirs et d’ascenseurs : ce poste lui donnait une position un peu à part, celle de l’éternel étranger.

— On a une déperdition d’oxygène dans le secteur 5, lui apprit Stedt. Une fuite, selon toutes probabilités.

Sorj échangea un bref regard avec Moran. Comme lui, le premier réflexe du capitaine avait été de guetter sa réaction.

— Une idée de ce qui aurait pu causer cette fuite ? demanda-t-il en s’efforçant de garder un ton naturel.

— C’est sans doute lié à la tempête géomagnétique qu’on a essuyée en quittant l’orbite terrestre, précisa Stedt. Les autres incidents relevés par Mank en découleraient également. Ce n’est pas la première fois que le bouclier se montre insuffisant face à une irruption de cette ampleur.

Sorj fut rassuré de constater que personne ne parlait de sabotage ou de terrorisme. Mais pour être sûr d’apparaître hors de cause, il se proposa lorsqu’on chercha à désigner un volontaire pour la sortie nécessaire au diagnostic puis au colmatage de la fuite.

La fuite avait été localisée par Mank au niveau des quartiers d’habitation de l’équipage, non loin de la salle des commandes. Pour l’atteindre, Sorj devait remonter le long de la carlingue du transporteur en s’aidant d’une rampe qui avait connu des jours meilleurs. Un câble de titane renforcé à la longueur et à la solidité limitée, en le reliant au sas et à la sécurité rassurante de l’habitat, faisait office de cordon ombilical. Une fois dehors, comme la majorité du personnel navigant, le militaire se sentait en terrain hostile. Habitué à la gravité artificielle du vaisseau, il se sentait mal à l’aise en apesanteur. Sorj avait lu quelque part qu’à l’époque des premières explorations maritimes humaines, alors que des hommes s’élançaient à l’assaut de l’inconnu sur de frêles esquifs de bois, cette matière disparue, les nautes ne savaient pas nager. En cela, il éprouvait un sentiment de connivence et de continuité avec les Anciens, comme la survivance d’une sorte de tradition.

— Continue à monter, le guidait Kell.

Sorj poursuivit son ascension le long de la rampe. À sa droite se trouvait l’identifiant du bâtiment, éclairé par d’énormes spots intégrés à la coque. Charon. L’état d’usure du monumental et rigide lettrage convoyait un message sinistre. Chacune des lettres faisait deux fois sa taille, évoquant l’épitaphe d’un titan dont la dépouille flotterait pour l’éternité dans l’espace. Ce vaisseau est un cercueil, pensa Sorj en le dépassant la plaque. Et eux, son équipage, étaient des employés de pompes funèbres, qui convoyaient des corps jusque dans la bouche de l’île des morts.

La voix de Kell retentit dans son casque, l’extrayant de sa méditation morbide.

— Est-ce que tu vois la fuite ?

Engoncé dans son scaphandre de sortie extravéhiculaire, Sorj enclencha le verrouillage magnétique des semelles de ses surbottes et entama sa lente progression sur le dos du vaisseau, comme un harponneur antique sur une baleine géante. L’oxygène qui s’échappait dans le vide sidéral ressemblait au geyser recraché par cet animal éteint depuis des milliers d’années, tel qu’on le représentait sur les sauvegardes mémorielles.

— Je l’ai en visuel, annonça-t-il à l’équipe. Je continue à m’approcher.

Même si elle ne présentait aucun danger immédiat l’équipage – ils avaient des réserves d’oxygène et se trouvaient proches des ravitailleurs de Kepler – la fuite paraissait assez importante. De tels défauts mineurs d’étanchéité étaient courants sur les bâtiments spatiaux : le tout consistait à les localiser et les colmater.

— C’est un trou de forage de deux millimètres environ, expliqua Sorj à Kell. Cela n’a donc rien à voir avec la tempête électromagnétique.

Ni la décompression des caissons, ajouta-t-il mentalement.

Il avait ouvert le partage de canal optique neuroserv à l’officier de liaison, mais le protocole voulait qu’on détaille tous les éléments visuels à l’oral lors de chaque sortie extravéhiculaire : c’était encore une tradition de naute, remontant aux premières explorations spatiales.

— Encore ! Bon, colmate-le avec de l’époxy, lui répondit Kell. On enverra la bête à la révision une fois arrivés à la base.

Sorj sortit son pistolet à solvant et commença à verser le polymère dans le trou, puis injecta une mini-cartouche de durcisseur.

— Opération terminée. Je rentre.

— Très bien. Signale-toi une fois devant le sas.

Le trajet de retour parut plus long à Sorj que l’aller. Maintenant que sa mission était terminée, il n’avait qu’une hâte : retrouver la sécurité du vaisseau et l’intimité de sa soute. Il n’aimait pas laisser Andei livré à lui-même : le gosse semblait doté d’une propension naturelle à se fourrer dans les pires emmerdes. Chaque heure passée loin de la soute – et donc loin de lui – augmentait les risques qu’on le découvre. En outre, Moran était bien capable d’aller fourrer son nez dans la cale… elle n’y allait jamais, mais là, avec toutes ces décompressions mystérieuses, les circonstances étaient différentes.

Pressé par un sentiment d’urgence, Sorj accéléra le pas et négligea plusieurs protocoles. Au moment de passer son câble sur la rampe descendante, il omit de se vacher avant de dé-mousquetonner et resta sans autre sécurité que le filin le reliant au sas. Une demi-seconde suffit à l’éloigner de la rampe : il rattrapa la tige d’acier in extremis et s’y cramponna, le souffle court. Une petite diode s’alluma sur son écran visuel : ses stats étaient dans le rouge.

— Un problème ? s’enquit Kell.

— RAS.

Il verrouilla son câble sur la rampe et entama la descente, s’efforçant de regagner son calme. Pourquoi se sentait-il si nerveux ?

La voix de Kell se mit à crépiter.

— Attends, il y a des interférences. Je t’entends mal… tu peux répéter ?

— … erte… itte… tre… atement.

Sorj stoppa sa descente le long de la rampe et se stabilisa pour tapoter sur son casque.

— Kell, tu peux répéter ?

Lorsqu’elle lui parvint enfin, la voix de Kell lui parut être un hurlement :

— Sorj, rentre immédiatement ! Kepler vient de nous envoyer une alerte. Ils sont dans notre secteur !

Ils ? Les ældiens ?

— Ils sont déjà là ! Rentre tout de suite !

Surpris, Sorj releva le visage. Et là, il le vit.

Un destroyer korridite.

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