Décision

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Andei avait vomi. Du café et de l’eau, puisque c’était tout ce qui était rentré dans son estomac depuis plus de cinq ans.

Sorj lui avait expliqué, que, contrairement à ce qu’il pensait, le voyage vers « Sirius » ne durait pas trois cents ans, mais à peine six. La plupart des gens l’ignoraient, mais la navigation spatiale s’effectuait en utilisant une sous-dimension accessible via des portails, ce qui permettait un gain de temps considérable. C’était eux qui leur avaient révélé ce secret.

Eux. On les appelait les ældiens. Ils aidaient l’humanité à résister aux korridites, cet ennemi invincible. En échange, ils demandaient de la viande… de la viande humaine.

Sorj lui avait annoncé tout ça sans se départir de son air froid. Derrière son masque de protection, ses yeux étaient bleus comme la glace, telle qu’on la voyait dans les images d’archives. La glace. Andei pensait qu’il y en aurait sur Sirius. De la glace, mais aussi de la neige, des arbres, de l’eau… toutes ces choses qui n’existaient plus sur terre.

Pas de planète B. L’humanité en voie d’extinction, réduite à quelques milliers d’individus bataillant pour leur survie. Et des millions de « positifs », comme on les appelait, des sous-citoyens en attente d’être livrés à ces « ældiens ».

Andei avait senti son estomac se révulser à nouveau. Mais il n’avait plus rien à vomir.

Bouffé par des extraterrestres.

Voilà le destin qui l’attendait, au terme du voyage.

Sorj quitta la cale aux marchandises dans un état second. C'était la première fois qu'il était confronté à une telle situation.

Comme on pouvait s’y attendre, la réaction du tribut avait été violente. Il avait hurlé, pleuré, et même tenté de marchander pour avoir la vie sauve. De toute façon, il n’y avait aucune échappatoire. Mank l’aurait repéré dans n’importe quel recoin du vaisseau et dehors, c’était le vide sidéral, sur des milliards d’unités astronomiques à la ronde.

Il n’y avait plus qu’une chose à faire : le signaler avant que l’IA de bord ne le fasse.

Immobile sur le tapis roulant qui reliait la queue du bâtiment à la partie habitation, Sorj profita du transit pour réfléchir. Officiellement, l’algorithme qui gérait le fret avait comptabilisé Andei Trevanian dans la « casse », au même titre que les caissons qui s’étaient dépressurisés quelques semaines plus tôt. On aurait pu le déclarer mort. C’était un risque à prendre. Mais si Mank repérait sa signature biologique lors d’un contrôle… Alors, Sorj serait jugé responsable, mis en caisson et livré aux ældiens avec les autres. Une viande ferme, un authentique militaire… nul doute qu’ils apprécieraient. C’était sans doute plus « prestigieux » que les malheureux terriens dégénérés aux muscles atrophiés qu’on leur servait !

L’intendant barbu réprima un frisson. Les ældiens… Ces monstres ignobles. Si seulement on pouvait se passer de leurs services !

Le communicateur de Sorj se mit à clignoter. C’était Moran. Elle voulait savoir ce qui s’était passé dans la cale.

— Passe me faire ton rapport immédiatement, lui ordonna-t-elle.

Une goutte de sueur, unique, coula le long de la nuque de Sorj.

Il allait devoir prendre une décision plus tôt que prévu.

Le Capitaine Moran était en train de faire les cent pas dans son bureau lorsque Sorj arriva. En le voyant, elle se figea et attaqua sans préambule.

— Dans quel état est le stock ?

Sans céder à l’urgence, Sorj s’avança tranquillement sur le revêtement de sol feutré de la cabine, accordant son pas au rythme de ses mots.

— Comme Mank le craignait, on a subi pas mal de pertes, annonça-t-il d'une voix faussement nonchalante. Dix décompressions rien qu’en une semaine, et une nouvelle aujourd’hui. Sans compter celles qu’on a déjà eues : vingt-cinq au total.

Dina Moran passa ses doigts sur ses lèvres fines. Comme à chaque fois qu’une situation la préoccupait, elle se mit à mordre ses ongles, déjà bien rongés.

— Vingt-cinq… c’est énorme. Si ça continue comme ça, on n’aura pas de quoi assurer la livraison !

Le cœur de Sorj manqua un battement, mais il s’efforça de présenter un faciès égal. Ce n’était pas le moment de paniquer.

— On n’arrive que dans deux semaines, Dina. La décompression d’aujourd’hui était peut-être la dernière.

Le regard clair de la femme fusa dans l’ombre.

— La marchandise a-t-elle survécu ?

La marchandise... Sorj s’étonna de trouver ce terme choquant. Lui aussi, il y a peu, appelait les sujets de cette manière. C’était une façon de se désolidariser de leur sort, de les différencier d’eux, les humains aux chromosomes sains.

— Non, répondit-il sans hésiter. Le sujet est mort.

Moran pianota sur son utilitaire intégré.

— Pourtant, Mank m’informe que la procédure de nettoyage a été interrompue…

— J’ai constaté une avarie avec le canon à combustion. J’ai donc procédé à la prise en charge moi-même, et largué le corps dans l’espace.

Moran souffla.

— Tu as fait ça ! Tu sais bien que c’est contraire à la procédure, Sorj !

— Désolé. J’ai pas trop eu le temps de réfléchir.

La femme se laissa retomber dans son siège.

— Ok. Fais en sorte que ça n’arrive plus, d’accord ? On est censé livrer cinq cents têtes au lieutenant Hosseini. Il paraît que ses alliés ne veulent plus attendre : ils nous accusent de ne pas respecter les termes du pacte.

Sorj se redressa, cherchant une fois encore à dissimuler l’horreur que cette situation lui inspirait. Cinq cents humains innocents qui n’allaient être tirés du sommeil cryogénique que pour servir de pâture à des extraterrestres anthropophages.

— Je ferai en sorte qu’ils arrivent vivants à destination, assura-t-il néanmoins.

— Je l’espère. N’oublie pas que notre avenir dépend de ces livraisons, Sorj. Quoi que tu en penses.

— Je ne pense rien.

Moran parut rassurée.

— Parfait. Tu peux repartir, alors. On se retrouve ce soir au mess. Scholastique a préparé du mafé…

— Très bien. À tout à l’heure, mon Capitaine.

Sur ces paroles formelles, il quitta le bureau.

Après le repas avec les autres - au cours duquel il n'avait pas pu savourer le mafé, l'une des seules recettes traditionnelles qu'on leur servait encore - Sorj se rendit discrètement à la soute. Il avait enfermé Andei dans le module médical.

Pourtant, ce dernier était vide lorsqu’il arriva. Il n’y avait personne derrière la vitre de cette petite pièce d’à peine dix mètres carrés, sans aucun endroit pour se dissimuler. Réfrénant un début de panique, Sorj sauta dans sa combinaison et commanda l’ouverture des portes. Il fouilla partout, sans succès, avant d’apercevoir la bouche d’aération au-dessus des placards de fourniture médicale : Andei était moins stupide qu’il ne l’aurait cru.

Sorj se lança à sa poursuite. Mais pour pouvoir entrer dans le conduit d’aération, il dut quitter sa combinaison de protection. Vêtu seulement de son t-shirt technique et de son treillis, il rampa dans l’étroit conduit, les muscles bandés sous l’effort, sa plaque militaire pendouillant comme une clochette devant lui. Le plan des conduits d’aération du vaisseau était imprimé dans sa mémoire neuronale : il y accéda et sélectionna un plan axonométrique. Puis, il se décida à lancer le traçage du jeune tribut sur son utilitaire, ce qu’il avait évité jusqu’ici afin de ne pas attirer l’attention de Mank. Un petit point rouge apparut sur son plan : c’était lui.

Sorj rattrapa rapidement le fuyard épuisé par ses années passées en caisson. Dès qu’il l’aperçut, le jeune mutant se hâta dans une nouvelle coudée, mais Sorj fut bien plus vif. Il l’attrapa par le bras et le tira vers lui.

— Lâche-moi, couina Andei en se débattant. T’as pas peur que je te contamine ?

Sorj ignora le ton ironique de la menace. Il n’était plus à ça près.

— Tu fais une connerie en te carapatant comme ça, lui souffla-t-il. Si Mank te repère, l’alerte sera donnée immédiatement, et tout le monde saura que tu es vivant.

Le jeune tribut tourna son visage constellé de tâches de mélanine sur Sorj.

— Mank ?

— L’intelligence centrale. Comme tu l’imagines, il ne lui faudra qu’une demi-seconde pour te localiser, où que tu sois.

Le regard déterminé d’Andei exprima alors une détresse infinie – toujours teintée de révolte, ceci dit.

— Je veux pas servir de pudding à ces æliens !

— Les ældiens, corrigea Sorj. Et non. Je fais sûrement une grosse connerie, mais j’ai pris mes dispositions pour te couvrir. Je leur ai fait croire que t’étais mort.

Une lueur d’espoir s’alluma dans les yeux du Terrien.

— Aux ældiens ?

— Pas à eux directement, non. Je ne communique pas avec ces monstres : il faut être un gradé pour ça. Moi, je ne suis qu’un intendant… et je me satisfais très bien de ce poste. Moins j’ai affaire à eux, mieux je me porte. Tout ce que je veux, c’est voir leurs putains de vaisseaux de guerre sur la baie quand les korridites se pointent, et éviter la cour martiale. Tu piges ?

Andei hocha la tête lentement.

— Je pige. Faut que je me planque, c’est ça ?

— T’as tout compris. Tu te planques ici tant qu’on n’est pas arrivé à destination, puis dans ma cabine après. Ensuite, je m’arrangerai pour te faire ramener sur Terre.

— Je veux pas revenir sur Terre ! déclina Andei avec véhémence.

— Si tu restes ici, tu seras impliqué dans les combats, d’une façon ou d’une autre. À part le vide de l’espace, y a que des vaisseaux de guerre.

— C’est pas grave. Tout, sauf la Terre.

— Ça peut être un cair ældien, ce « tout ». Ou un vaisseau-labo korridite.

— Un vaisseau-labo ?

— Un bâtiment où ils nous dissèquent vivants. C’est ce qu’ils font. Plus ils nous connaissent, plus ils arrivent à prévoir nos mouvements. C’est de la stratégie.

Le regard de Andei se perdit sur la paroi métallique du conduit d’aération.

— En gros, j’ai le choix entre mourir irradié sur Terre, disséqué vivant ou dévoré sur un vaisseau extraterrestre…

— C’est ça. Bienvenue au dixième millénaire.

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