Pas de planète B

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Andei Trevianan était en train de rêver de Sirius lorsque son caisson entra en décompression d’urgence.

Il se voyait courir dans l’herbe grasse et pourpre – on leur avait bien expliqué que sur Sirius les plantes étaient gavées de rétinal – qui s’étendait à perte de vue. Ses mains passaient et repassaient dans cet Eden végétal : c’était si doux ! Jamais Andei n’avait touché d’herbe de sa vie. Il n’en avait même jamais vu.

Dans son rêve, il était seul. Les prairies qui luisaient sous les trois lunes de Sirius lui appartenaient. Andei courait sans s’arrêter, riant aux éclats, comme il n’avait jamais ri. Puis – avec cette capacité des rêves à nous surprendre sans nous étonner – il sut qu’il n’était plus seul. Quelque chose avait émergé dans son dos. Quelque chose d’immense et de terrifiant, qui en voulait à sa vie, qui menaçait d’annihiler son existence même. Il se retourna alors, et là… là...

Son rêve fut brutalement interrompu.

Mille soleils en fusion. Une telle lumière… Sirius ?

Andei cligna des yeux, cherchant à s’habituer à cette clarté aveuglante. C’est là qu’il réalisa le froid. La sensation étouffante de ce liquide amniotique. Puis le bruit, lancinant, qui venait d’un autre monde terrifiant... Un cri silencieux s’échappa de sa bouche : une myriade de bulles qui vinrent s’écraser sur la paroi en plexiglas de sa prison.

L’intendant en chef Sorj Manel, qui se trouvait non loin, fut averti de la décompression du caisson de transport par une alerte sonore de Mank, l’IA centrale.

— Caisson numéro E – 210 : décompression en cours. Ouverture et éjection du sujet dans quatre minutes cinquante-six secondes.

Le géant pesta dans sa barbe. Encore !

Arrivé devant le caisson E – 210, qui avait tout l’air d’un cercueil de verre, Sorj regarda ce qui se trouvait dedans. Un petit jeune se débattait dans le bioplasma et hurlait à qui mieux mieux. La décompression était déjà avancée : il allait sans doute souffrir de graves lésions neurologiques.

Pour ce qu’on va faire de lui, de toute façon, se résigna Sorj.

Puis son regard croisa celui, étonnamment intense, du jeune homme. Deux billes d’un brun ambré, qui criaient l’envie de vivre encore un peu. Alors, il tapa le code d’ouverture d’urgence sur le moniteur.

— Mank, ouvre le caisson, ordonna-t-il en rabattant son masque de protection sur son visage.

Andei s’écroula au sol. Tout le bioplasma s’était déversé sur lui. Au-dessus, ouverte en deux, sa prison de plexiglas s’éloignait déjà, glissant le long d’une travée autoguidée pour être évacuée aux rebuts biologiques. Le rejeton de ce monstrueux accouchement mécanique tremblait comme un agneau qui vient de naître dans quelque ferme orbitale de viande animale.

Les tentatives d’Andei pour se relever se soldèrent toutes par un échec : ses muscles étaient aussi faibles que ceux d’un nouveau-né.

Sorj hésita à venir l’aider. À quoi bon ? Ce serait sans doute plus clément de l’envoyer aux rebuts bio immédiatement. Anticipant cette décision, Mank lui envoya un nettoyeur autoguidé, sur la même travée qui avait servi à évacuer la carcasse de plexi du cercueil.

— Nettoyage en cours, résonna la voix désincarnée de Mank. Techniciens, veuillez étanchéifier votre combinaison bactériologique.

Les LED sortirent du sol et tournoyèrent en projetant leur lumière rougeâtre dans toutes les directions. Le panneau « Attention : risque de contamination biologique » sortit du mur, énorme et écarlate comme un cri de rage. Sorj enclencha sa commande neuronale et boucla sa combinaison. Sous son casque, ses utilitaires visuels se synchronisèrent sur la combi, un survêtement de sortie technique qui pouvait supporter des températures supérieures à deux cents degrés et faire barrière à la plupart des contaminants de l’univers. Le nettoyeur arrivait, glissant le long de sa travée, son long cou squelettique s’étirant déjà pour repérer la cible. Le canon de combustion glissa le long de la bouche de l’organisme biomécanique, figurant un phallus à l’avidité froide et obscène.

— Sujet E – 210, Andei Trevanian, homo sapiens sapiens mutatis de genre 0 identifié à 1 sans augmentation, positif au N6S-2. En attente de confirmation pour élimination.

C’était Sorj lui-même qui avait ajouté cette ultime sécurité au protocole de nettoyage. Il savait que cela lui aurait valu les foudres de l’Agence de Santé Publique, mais le capitaine l’avait laissé faire. Ils avaient beau être des militaires, ils n’en étaient pas moins des humains. Et en dépit de ce qui se disait en haut lieu, on ne pouvait tout laisser aux mains des machines : certaines décisions ne pouvaient être prises que par un homme, en chair et en os.

Et de fait, il hésita. Sur le sol froid et impersonnel de cette immense cale, baigné dans la lumière crépusculaire des diodes et des panneaux de guidage de marchandises, le jeune Terrien tremblait comme un chiot apeuré.

— En attente de confirmation, redemanda Mank.

Avec un soupir résigné, Sorj se décida.

— Annulation de la procédure de nettoyage.

Le canon de combustion retourna dans l’utilitaire biomécanique, qui repartit le long de sa travée avec un grincement frustré.

Faudra lui remettre de la graisse graphitée, songea Sorj en regardant le robot revenir dans son tiroir mural.

Puis il se tourna vers la forme humaine recroquevillée au sol.

Andei releva les yeux lorsque les grosses bottes lestées de Sorj crissèrent sur le sol mouillé. Un titan en armure s’approchait de lui. Cet inconnu le saisit par le bras et l’aida à se stabiliser.

— Tu peux te lever ? Appuie-toi sur moi. Tu peux parler ? Tu comprends ce que je te dis ?

Andei hocha la tête. Même si la voix de l’homme lui parvenait déformée, il le comprenait.

— Je… Qu’est-ce que je fais ici ?

— Assieds-toi d’abord. Là, sur cette table.

Sorj l’aida à s’asseoir sur la table et commanda à Mank de lui apporter une blouse du module médical. Lorsque l’artefact demandé arriva – par la même travée grinçante que l’utilitaire de nettoyage – il le prit et le glissa sur les épaules du rescapé. Puis il alla à son bureau et revint avec une tasse de nes dans un gobelet à usage unique.

— Tiens. Ça va te réchauffer.

Le jeune remercia avec un sourire qui embarrassa Sorj. Il manqua de s’étouffer avec la boisson chaude, mais, tout de suite, ce sourire lumineux revint.

— Du café… Je m’appelle Andei Trevanian. Et vous ?

Comme tous les hommes impliqués dans ce type d’intendance, Sorj répugnait à donner son nom aux tributs. Ce n’était pas tous les jours qu’on discutait avec le ravitaillement !

— Je m’appelle Sorj, lâcha-t-il après un instant d’hésitation. Sorj Manel.

— Enchanté, Sorj.

Le susnommé garda le silence. Dans ces conditions, il était dur de se réjouir de quoi que ce soit.

— Je viens de la cellule de Sevastopol, continua Andei. Après la dernière éruption solaire, on a eu un regain de radiations et, après m’être fait tester, je me suis décidé à vendre un rein pour m’acheter un billet pour Sirius. J’ai pris le billet le moins cher et on m’avait bien prévenu que les conditions de transport étaient spartiates : je ne m’attendais pas à ce qu’on m’offre du nes… on peut dire que j’ai de la chance ! Est-ce qu’on est bientôt arrivé ?

Ce Andei parlait comme un môme qui demande à ses parents l’heure d’arrivée à la colonie de vacances, dans ces foutues archives anciennes. Sorj se balança d’un pied sur l’autre, de plus en plus ennuyé. Il commençait à regretter d’avoir annulé la procédure de décontamination.

Face à son visage fermé, celui de Andei se décomposa.

— On a eu un problème, c’est ça ?

— Oui. Ton caisson s’est décompressé bien avant l’arrivée à destination.

— Sirius ?

— Non. C’est pas là qu’on va.

Du coin de son œil sagace, Sorj vit Andei reposer lentement sa tasse.

— On ne vole pas en destination de Sirius ?

— Il n’y a pas de « Sirius », asséna Sorj. C’est un mythe, une légende.

— Quoi ? Mais les colons, le gouvernement…

— Le gouvernement vous ment. Il vous raconte toutes ces fables sur un monde meilleur, une colonie utopique et préservée pour vous donner de l’espoir, pour que vous continuiez à vous satisfaire de votre vie pourrie sur cette poubelle qu’est la Terre et à envoyer votre contribution à l’effort de guerre.

— La… la guerre?

— On est en guerre, oui. Depuis cent cinquante ans.

— Mais… en guerre contre quoi ?

— Les korridites.

— Les… quoi ?

Sorj s’agaçait de la naïveté de ce terrien. De la viande déconnectée, voilà ce qu’on leur envoyait. Des agneaux de sacrifice.

Et lui, ce Andei Travanian, n’était rien d’autre qu’un agneau qui avait ouvert ses petits yeux bien avant l’holocauste.

La question fatidique finit par tomber :

— Mais alors… où est-ce qu’on va ?

— Dans l’orbite de Kepler 1649-c, constellation du Cygne, à trois cents années-lumière de la Terre : ce qui a servi de modèle à Sirius, d’une certaine façon.

— Une planète habitable ?

— Un enfer minéral. Pour te dire la vérité, on n’a trouvé aucune géoformation habitable identique à la terre : il n’y en a pas. Mets-toi bien ça dans la tête : il n’y a jamais eu de planète B.

— Pas de… planète B, répéta Andei d’un air hanté.

Le malheureux mutant au rein unique fixait la combinaison de Sorj du regard vide de la vache à l’abattoir.

— Tout ce qui reste de l’humanité porteuse de chromosomes intègres vit sur des vaisseaux de guerre et se bat au jour le jour pour sa survie. Vous, les positifs coincés sur Terre, vous êtes juste pas au courant.

Andei releva le regard.

Nous ?

Alors, seulement, Andei sembla découvrir les centaines de caissons identiques à celui dans lequel il avait été enfermé. Ses grands yeux bruns s’agrandirent, reflétant une horreur que Sorj n’était pas loin d’éprouver.

— Mais… tous ces gens qui ont payé leur voyage… (Un éclat de colère s’alluma dans le regard du jeune Andei). Je… J’ai donné mon rein pour ça, moi ! Que va-t-on faire de nous, si ce n’est pas pour terraformer une colonie ?

Sorj se raidit. C’était le moment où il fallait se blinder : l’ersatz de rébellion qu’il avait cru discerner dans les yeux du Terrien l’y aida.

— Toi et les autres, vous êtes le tribut que nous ont demandé nos alliés dans la guerre contre les korridites.

Les yeux de Andei s’écarquillèrent d’incrédulité.

— Un… tribut ?

— Oui. On a passé un pacte avec eux, signé un contrat. Tant qu’on remplit notre part du marché, ils se tiennent à nos côtés contre l’ennemi.

— Un pacte ? Mais qu’est-ce que ça a à voir avec nous ?

— Vous en êtes le terme central. Sans la livraison des tributs, ils ne nous aideraient pas. Et on a besoin d’eux.

Ils ?

Sorj se dispensa de répondre à cette question. Il ne voulait pas parler d’eux. Pas encore.

— On va nous conscrire de force ?

— Non. Vous n’êtes pas destinés à faire la guerre.

— Mais alors… à quoi leur servent les tributs ?

Un mur de non-dits s’imposa entre les deux humains : le militaire et le jeune mutant contaminé. Le ronronnement lancinant des machines qui meublait ce silence de mort était loin d’être rassurant.

Enfin, Sorj se décida à parler.

— Les tributs servent de nourriture. Vous tous, ici, êtes de la viande de boucherie, destinée à être consommée par des extraterrestres.

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