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 Une nuit lourde siège ici. Voilà des semaines que le jour s’est volatilisé. La température n’a pas été aussi basse depuis des dizaines d’années. Les créatures qui vivent en ces terres arides sont d’apparence très variées. Pourtant, toutes ont évolué pour s’adapter comme il se doit dans ce climat hivernal. Beaucoup arborent un pelage épais et robuste, de couleur froide comme le bleu, le vert ou le blanc, puisque l’environnement laisse très peu de place à un nouveau souffle. Un tel pelage se renouvelle régulièrement, contrairement aux corps des animaux légers, rampants et volants. Ces derniers ont appris à se déplacer à une vitesse fulgurante afin de chauffer leur corps fins et cassants. Ils se fatiguent moins, ne dorment presque jamais. Quant à la végétation, seules quelques plantes, fleurs, buissons et arbres sont parvenus à survivre dans la nuit et le froid constant.

 Le vent s’invite dans une zone très peu peuplée de la planète. Il s’agit d’une toundra, une étendue de verdure et de cours d’eau durant les saisons éclairées, un sol sombre et recouvert de neige tassée, dense et dure durant les saisons nocturnes comme c’est le cas aujourd’hui. Et peu importe la période, le sol est gelé en permanence. Le gros manteau d’hiver n’est pas assez épais pour recouvrir les herbes les plus hautes de la toundra, car l’air est trop sec pour que des chutes de neige aient lieu. Quelques groupes de fleurs dormantes dont les pétales sont pendus vers le sol, ainsi que des arbres nains et des mousses sur des rochers font surface, tous armés de patience. Une seule espèce vit ici. Les habitants attendent avec impatience l’arrivée d’une nouvelle étoile pour les éclairer. Ces étoiles appelées les majestés ne séjournent jamais très longtemps, trop occupées à fuir les filantes qui sans cesse les tourmentent.

 Pour le plus grand malheur du vent, les habitants de la toundra, par crainte de sa spontanéité, se sont terrés dans leurs maisons de bois et de pierres sur pilotis, construites sur des dizaines de voyages entre leur foyer et la dense forêt non loin de là, la zone la plus hostile de par son obscurité et les créatures qui se sont appropriées le territoire. Le vent n’a personne avec qui s’amuser. Malgré sa solitude, son souffle vient provoquer les fleurs dormantes qui préfèrent ne rien répondre. Suite aux violences du vent, les arbres de cette planète ont élaboré au fil des ans une fine couche lumineuse qu’ils font pousser tout autour d’eux, comme une couverture qui les protège du froid. Les arbres nains de la toundra en font partie. Leurs branches sans feuilles se calment et se laissent porter par le courant sans écouter ses menaces. Bien au chaud sous leur duvet translucide, les arbres parviennent à trouver le sommeil, et seule la lumière du jour serait en mesure de les réveiller. Leur attitude déplaît au vent qui s’en va.

 La brise continue sa course jusqu’aux maisons de bois et de pierres, formant un hameau au beau milieu de la toundra tapissée de neige. La nuit effraie moins les habitants que le vent. Ils gardent le silence. Certains trouvent par enchantement le moyen de fermer l’œil.

 Dans le monde astral, des étoiles se regroupent par milliers, d’autres s’harmonisent pour peindre des constellations sur cette immense toile noire. Toutes sont bien trop lointaines pour illuminer la planète. Les filantes aiment beaucoup faire escale en plein milieu d’amas stellaires pour s’entrechoquer les unes contre les autres. Des centaines d’entre elles explosent pour offrir au monde un feu d’artifice sans précédent avant de retomber en poussières. Dans l’espace, leur perte vaut à peine un grain de sable dans un désert. Durant leur chute, le vent les envoie valser dans l’air, très amusé d’avoir enfin une occupation distrayante. Il les fait voler le plus longtemps possible. Les poussières d’étoiles éclairent un instant le hameau à l’image des lucioles, avant de toucher le sol et de fondre dans la neige.

 Intrigué, un habitant quitte sa maison, un jeune mâle à la peau cyan. Bien ancré sur ses deux pieds, le dos droit comme un i, il ferait un très bon chasseur s’il apprenait à bien se servir des deux fins tentacules qui font partie intégrante de ses jambes. Leur poussée telles des veines reliant le corps des pieds au bassin, offre une agilité et une force hors-normes à l’individu qui les porte. Ces tentacules ont toujours existé chez cette espèce, mais tous les spécimens n’ont pas la chance d’en développer. Ces derniers, sans cet atout essentiel à la survie, deviennent les créatures les plus faibles de l’écosystème. Parmi celles et ceux qui voient leurs tentacules s’exprimer, chacun les développe de manière unique. Ceux du mâle à la peau cyan, dans la fleur de l’âge et réglé comme une horloge, peut sauter à plus de trois mètres de haut sans le moindre effort. Le costaud n’a pas toute sa tête, mais déclare souvent qu’il est plus aisé de courir à quatre pattes plutôt qu’à deux. Pendant qu’il affronte le froid, les habitants encore éveillés assistent à la scène depuis les ouvertures de leurs maisonnettes. Ils restent silencieux, attentifs à la levée de la tempête.

 Le vent a tout de suite senti ce mâle qui cherche à attraper les poussières d’étoiles. C’est la première fois qu’il en voit. Encore très jeune, tout ce qui n’a pas de lien avec la lumière n’attire pas sa curiosité, d’où sa solitude profonde depuis que la nuit est tombée. Sur cette planète, il faut bien avouer qu’il y a des faisceaux lumineux partout, entre les arbres et le verre. Rien ne peut égaler l’éclat d’une majesté, mais la lumière qui émane des poussières d’étoiles, minuscule, pétille dans ses yeux aussi bleus que le saphir. Le naïf s’élance à plusieurs reprises dans les airs pour les attraper. La brise, agitée, décide de lui donner un coup de main. Elle s’élance un peu trop fort et voilà le petit costaud qui s’envole. Le vent court le rattraper ! Cette nouvelle activité le distrait à tel point qu’il lui réserve sans le savoir le même sort qu’aux poussières d’étoiles. Les habitants sont terrorisés, personne n’ose venir en aide à leur camarade.

 Le jeune n’a pas l’habitude du froid, mais éprouve beaucoup de plaisir à voler. Ses bras s’écartent, ses poumons inspirent profondément et sa gorge crie à s’en déchirer les cordes vocales. Rien ni personne ne lui a procuré autant de plaisir. Le vent est si content d’avoir trouvé quelqu’un avec qui jouer qu’ils finissent par quitter le hameau. Il l’emmène très loin, sans qu’aucun des deux ne s’en aperçoive. C’est ainsi que la tempête s’achève un moment. Le temps passe, les secondes s’écoulent les unes après les autres et les poussières d’étoiles meurent contre l’épaisse couche de neige.

 Soudain, le souffle revient sans le petit costaud ; il a dû finir par toucher le sol…

 Contrairement à la plupart des habitants, de rares spécimens prennent goût à écouter la tempête. À cinq cents mètres environ du hameau, toujours dans la toundra, se dessine une grotte de cailloux, ou plutôt un igloo au vu de la densité de la neige qui le couvre tout entier à l’exception de l’entrée. Kartoon est donc assis au bord de son igloo, les yeux et la bouche clos. Pour lui, deux éléments essentiels : vivre et penser. Si on en croit la carrure athlétique et sa droiture quand il se tient sur ses genoux, il a une trentaine d’années, un âge bien avancé pour son espèce qui a une durée de vie moyenne de vingt-huit ans. Kartoon a su maintenir son corps et son esprit en bonne santé jusqu’à présent. Sa peau est d’un bleu-vert, une couleur dont il ne s’accommode pas. Lui aussi a deux tentacules qui relient ses épaules et glissent le long de son dos, comme une seconde colonne vertébrale. Ils lui permettent comme le jeune costaud de bondir, courir et grimper avec une facilité déconcertante. Sa respiration ventrale est calme et son rythme cardiaque particulièrement lent. Ses yeux sont clos parce que ce climat n’invite pas à assister au lever d’un jour prochain. Un nombre incalculable de plis font office de paupières.

 Il est accosté par la brise, plus douce que tout à l’heure. Elle tourne autour de lui sans lui demander la permission, et aimerait bien essayer de le porter, comme elle l’a fait avec sa dernière victime. La brise prend appui sur la gravité et envoie la masse vers les cieux, mais rien ne se passe, à sa plus grande déception. Elle ne devrait pas dépenser autant d’énergie pour un mâle déjà trop vieux pour s’amuser. Son exploration continue. La joueuse se fraye un chemin dans le corps, un voyage unique !

 Kartoon est pensif. Il n’est jamais parvenu à toucher une poussière d’étoiles, mais il est persuadé que c’est possible, il pourra alors prouver à tous qu’elles existent physiquement, que ce n’est pas une malice de l’esprit. Kartoon est considéré comme un sage auprès du hameau pour une seule raison : il est celui qui a sauvé leur espèce, menacée d’extinction il n’y a pas si longtemps à cause des clans voisins, formés par des créatures qui ont pour ambition de régner sur toutes les autres. Aujourd’hui l’ambiance est stable, pour combien de temps ?

 Le sage sent bien que la brise est venue le chatouiller, cependant, la laisser faire vaut mieux que de la chasser. Elle l’aide à se centrer sur lui-même, à prendre conscience de ce corps dans lequel il vit. Cette capacité à se concentrer est ce qui lui a permis de le sculpter pour l’assouplir à sa guise, non sans l’usage permanent de ses tentacules. Ainsi, son agilité n’a aucun rival en ce monde. Vivre dans une grotte camouflée en igloo ne signifie pas qu’il n’est pas débrouillard, il ne ressent simplement pas le besoin de se construire lui-même une maison. Kartoon préfère mener une vie simple, et il est heureux ainsi.

 Quelque chose ne va pas. Kartoon inspire le plus discrètement possible.

 Quelqu’un est là, en face de lui.

 La brise a pris peur et s’est volatilisée. Le vieux mâle garde les paupières closes et se contente d’écouter. D’ordinaire, rien ne peut le surprendre, la panique ne le gagne pas. L’être mystérieux qui se tient debout devant lui s’agenouille et dépose quelque chose sur les cailloux qui disparaissent progressivement sous la neige. Kartoon essaie de se focaliser sur lui.

 Il a déjà disparu.

 Kartoon abandonne son sixième sens et ouvre ses yeux verts. Ne bougeant pas d’un pouce, il analyse son champ de vision, sans baisser le regard. Rien. Le vent s’est éclipsé, les étoiles aussi. Il fait nuit noire. Il se redresse prudemment et part à l’aveuglette chercher de quoi éclairer. Ses mains vieillissantes caressent les parois de la grotte. Elles rencontrent parfois des épines, car entre les roches pousse une plante onduleuse, semée de petites épines inoffensives. Ici, elle est constamment à l’abri de la lumière, hormis celles des lucioles de Kartoon, mais cela lui va très bien. L’une d’entre elles s’est posée sur du bois que le sage a entassé au fond de sa petite grotte qui ne dépasse pas les cinq mètres de longueur. La luciole s’est échappée de son bocal ! Kartoon la distingue dans la pénombre et l’attrape avant qu’elle n’active le bois. En contact avec les lucioles, des créatures lumineuses, le bois se recouvre instinctivement de son manteau, comme le font les arbres dehors, sauf qu’il émet une lueur bleue suffisamment importante pour voir dans la nuit. Les lucioles sont les insectes que cette matière première redoute. Le maître de ces lieux obscurs est convaincu que ce déclenchement est dû à la lumière, que selon la source de celle-ci, le bois a un comportement différent. Malheureusement, il n’est pas encore parvenu à aller plus loin. Enfin, c’est ce qu’il raconte à ses congénères.

 Kartoon fait demi-tour, son bois lumineux à la main, vers l’emplacement de ce que l’inconnu a déposé au pas de l’igloo éphémère. Plus il s’approche, plus il a la certitude que c’est vivant, et ce n’est pas complètement faux. Arrivé près du bébé, Kartoon sursaute. Un étranger a déposé un bébé. Il s’agit d’un mâle. Il le regarde, parfaitement conscient et en alerte, de ses grands yeux bleus qui transpercent avec conviction les siens. Il semble être en tout point de la même espèce que lui. L’iris est indigo, presque noir, comme l’espace vu d’ici en ce moment. À l’instant où leurs regards se croisent, sa tête toute ronde dessine un cercle. Ses lèvres minces ne bougent pas, comme si elles étaient glacées. Il est naturel de se demander si du sang coule dans ses veines. Déjà plus grand que la moyenne, il doit avoir six mois. Ignorant si ce bébé l’effraie ou s’il l’apaise, Kartoon lit quelque chose au creux de ses pupilles. Le bébé a besoin de lui.

 La couleur si claire de sa peau fait surgir en la mémoire de Kartoon un vieux souvenir qu’il serait peut-être temps de raviver. L’adulte se penche vers le nouveau venu, puis part accrocher son bois lumineux à l’aide de la plante onduleuse avant de l’y emmener. La lumière lui donne le sourire. Son nouveau gardien s’assoit à côté de lui et l’observe, fasciné par l’éclat de la bûche qui s’est intensifié quand il s’en est approché.

 Les six mois qu’a vécu le bébé ont disparu de sa mémoire. Il est né à l’âge de six mois auprès de Kartoon. La personne qui l’a déposé n’existe plus. Elle l’a laissé et s’en est allée, elle est devenue une étoile filante.

 Kartoon prend sa décision. Le bébé plonge ses yeux innocents dans les siens, tout sourire.

« Ezra. »

 Au moment où le sage prononce son nom, deux étoiles filantes se percutent et explosent, à seulement une vingtaine de kilomètres de hauteur. C’est sous un feu d’artifice aux mille couleurs qu’Ezra se laisse porter par le sommeil qui lui manquait tant.

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