Chapitre 47

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Petit accompagnement musical pour ce chapitre (parce que c'est ce que j'écoutais en l'écrivant...)
https://www.youtube.com/watch?v=8BAylyh2XG4

o

Zilla

Je cours. Je cours à en perdre haleine, escaladant ces marches et ces pentes pavées. Je sais que je n'ai pas une seconde à perdre. Je n'aurais jamais dû le laisser seul. J'ai si peur qu'il soit déjà trop tard.

Os ! Os !

Pourquoi ne répond-il pas ? Autour de moi, je vois le décor se modifier, onduler sous mon regard. Pendant une seconde, je m'imagine que c'est ma course effrénée qui change ma vision, mais non.

L'environnement se délite, se détruisant pan par pan, pixel par pixel, s'engouffrant dans un océan de blanc. Ce siphon terrifiant trouve ses origines dans le palais que m'a indiqué Delvin. Là où il est enfermé.

Os !

J'essaye de courir une dernière fois. D'atteindre ces foutus escaliers de marbre avant qu'ils ne se fassent absorber dans le néant. En vain. Je n'ai plus aucun corps pour me répondre.

o

Os

Mon réveil est brutal et net. Je sens aussitôt mes doigts se crisper sur le tissu du canapé et s'y agripper pour se raccrocher à la réalité. J'ai flotté dans un néant en semi-suspension. Ma conscience était incapable de relâcher tout ce qui se produisait autour de moi. Je pouvais sentir le mouvement des gardes transporter mon corps sans pouvoir faire quoi que ce soit pour les en empêcher. Tout sentir et n'avoir aucune prise, piégé dans une bulle de cristal.

Une fois le contrôle retrouvé, je me redresse comme une flèche, alarmé de toute cette vigilance que j'aurais été susceptible de relâcher après que Madolan nous ait perfidement drogués.

C'est d'ailleurs lui que je vois en premier. Nous sommes seuls. En face à face. J'avais espéré pouvoir m'y préparer un minimum. Tant pis, il va falloir faire avec. L'homme aux cheveux poivre et sel tapote nerveusement ses doigts noueux contre le bureau sur lequel il s'adosse.

— Tu me donnes du fil à retordre. Même inconscient tu t'es débrouillé pour maintenir une protection sur tes amis. Comment as-tu fait ?

J'ignorais que cela avait marché. Tant mieux. Par contre, je lis en lui que le brouillage n'a pas tenu avec la proximité. Il a eu mes deux semblables.

— Libère Yue et Alex, et je te le dirai.

— Ils ne m'intéressent pas. Seul ton pouvoir a de la valeur. Ce que je ferai de tes amis dépendra uniquement de toi et ta volonté de faire cesser ce ridicule massacre.

Cela veut dire que Tallinn a réussi. La barrière est ouverte. Alors tout n'est peut-être pas perdu. Je dois seulement gagner du temps.

— Ce massacre, tu l'as suscité en tyrannisant ta population.

Son rire déforme sa cage thoracique et creuse les rides de son visage. Son image mouvante me fait réaliser que je n'ai pas encore complètement récupéré de l'anesthésiant.

— Les tyranniser ? Ils n'ont jamais été aussi heureux que depuis que j'ôte toute pensée négative de leur esprit. Et ils me remercient chaque jour pour cela !

— Tu as détruit l'administrateur légitime et usurpé sa place.

— Détruit ? J'ai tout tenté pour travailler avec lui. Il n'a jamais voulu m'accorder le pouvoir que je méritais, alors oui, j'ai fini par m'en saisir par la force.

Je reconnais bien l'aura de persuasion qui a obligé Aulrek à céder du terrain. De mon côté, je dois tenir. Sinon quoi ? Je ne sais pas, et je n'ai pas envie de connaître le sort qu'il me réservera une fois qu'il aura écrasé mon esprit.

— J'aurais dû tuer ce pauvre fou d'Aulrek bien plus tôt, poursuit-il. Mais comment aurais-je pu imaginer quelqu'un capable de s'introduire dans son cerveau brisé, là où j'ai moi-même échoué. Au moins, Kate aura rattrapé mon erreur. As-tu pu voir ce qu'il tentait de me cacher ? As-tu appris le secret de ce monde ? Sais-tu d'où viennent ces influences qui tentent de nous monter les uns contre les autres ? Que sont ces messages qui nous guident jusqu'à l'Interstice ?

— Oui.

Je mens sans ciller. Dans ma situation désavantagée, c'est encore ma meilleure arme que de lui faire croire que je dispose d'un levier de négociation.

— Dis-le-moi !

Cela ne pourrait mieux marcher. Il trépigne.

— Une fois que tu auras libéré Yue et Alex de ton emprise, déclaré-je inflexible.

Son sourire avide se meut en une grimace déplaisante.

— Bien, puisque tu n'es pas disposé à te montrer conciliant. J'imagine qu'il va falloir que j'extirpe l'information de ton cerveau par la force.

Ma tentative n'aura pas tenu le coup longtemps. Je me doutais qu'il faudrait en arriver là. N'est-ce pas la mission que Dieu m'a confiée ? Qui que tu sois, architecte des desseins de ce monde, sois témoin. Que ta volonté soit faite. Regarde-moi annihiler l'existence de Madolan.

Son attaque déferle en moi comme des milliers de lames. Il serait vain de vouloir les contrer. Je cherche plutôt à adopter une autre forme, à relâcher les fixations qui me tiennent à cette enveloppe humaine. Je ne suis plus que sable, poussière volante que les tranchants coupent sans l'affliger, qui fraye son chemin jusqu'à son conscient endiablé et poussif.

Je reverrais la bête féroce qui a terrassé Aulrek. Je n'essayerais pas de lutter sur ce plan-là. Je ne voudrais pas tapisser l'arène de sang et de boyaux en moulant ma psyché sur l'avatar d'une bête encore plus monstrueuse. Non, je serais juste cette nuée douce qui s'infiltre inlassablement, qu'on ne peut repousser en dépit de tous les coups de griffes et de crocs balancés dans le vide. Je me contenterais de l'enlacer, d'envelopper son crin sombre et hérissé avec la tendresse d'une mère. Puis je lui chuchoterais cette certitude marquée au fer rouge en moi bien que je ne l'ai jamais comprise :

— Laisse-toi aller. La mort ne signifie rien en ce monde.

Alors je verserais une larme, une minuscule larme de cristal aussi menue qu'un grain de poussière. Je n'aurais qu'à souffler pour la projeter contre le miroir fier et imposant de sa psyché. Le miroir se briserait comme les milliards de bribes qui composent cet univers.

Dehors, le chaos remporte la partie. Les fondations de l'Interstice tremblent comme si la colline était soudainement soumise à une intense activité sismique. Le marbre des palais s'effrite aussi aisément que l'argile des demeures. La moindre particule se fond et est engloutie dans cette trame de blanc immaculé. L'onde de choc provoquée par la mort de Madolan est suffisamment puissante pour entraîner l'univers entier dans sa chute.

Un sentiment de peur m'étreint quand je réalise qu'il n'y aura pas d'échappatoire pour moi non plus.

Qu'ai-je fait ?

Ce n'est pas ainsi que cela devait se terminer ! J'accomplissais la volonté divine et en échange, j'étais libéré de ce pouvoir-fardeau. Apte à jouir de ma liberté, sans craindre de ne heurter personne. J'aurais pu être avec Zilla par choix et non par nécessité. Sauf qu'il n'a jamais été question de ça. Je me suis fondé cette croyance sur la base de mes espoirs.

Dieu ! J'ai accompli ma mission ! J'ai fait ce que tu voulais ! Ne me laisse pas périr ainsi !

Mais Dieu ne répond à aucune supplique. Dieu n'existe pas.

La rage me pousse. Je ne me laisserai pas engloutir ainsi ! Je veux encore vivre ! Je veux encore revoir Zilla ! Je lui ai promis. Je griffe, je hurle, je me débats... et enfin la lumière.

Je cours vers elle.

...

...

...

Du silence renaît un brouhaha dissonant. Bruits de pas se mêlent à des entrechoquements métalliques, froissements, des interpellations que je ne comprends pas. L'agitation est perceptible et diamétralement opposée à mon état cotonneux.

— Renvoie dix cc dans la pompe, l'encéphalogramme ne réagit plus ! Et Barcker, ramène-moi le défibrillateur ! Le cœur ne suit plus ! ... Merde, laisse tomber, le signal est à plat. On l'a perdu.

Je ne connais pas ces voix et leur charabia ne répercute aucune signification dans mes oreilles. Je veux sortir de cette mélasse dans laquelle je me sens engourdi. J'ai l'impression que mon corps pèse trois tonnes. Il est si lourd que j'arrive tout juste à remuer le bout des doigts. J'essaye d'inspirer de larges goulées d'air, mais je sens quelque chose bloqué dans ma trachée. Mes yeux veulent s'ouvrir, mais la lumière brûle aussitôt mes rétines. La douleur agit comme un électrochoc, un signal primitif : je dois me sortir de là.

À côté, les voix continuent à s'agiter.

— Comment ça a pu arriver, Tanaka ?

— Qu'est-ce que j'en sais ? Tout était normal sur les écrans ! Son activité cérébrale s'est éteinte en moins d'une seconde.

— Comme soufflée par un Rugen-Hoën, hein...

— Impossible. Le seul qui dispose de ça ici dort comme un bébé...

Mon cerveau n'arrive pas à appréhender ce dont ils parlent. Je décrète que ça ne me concerne pas. Tout ce que je veux, c'est bouger ! Je force encore un peu sur mes muscles. Ma main parvient à se lever jusqu'à ma gorge... dont le passage est obstrué par une sorte de tube. Sans réfléchir à son utilité, je tire pour l'arracher.

— On a plus grave.

— Quoi ?

— L'Interstice est foutu. Le programme est complètement vérolé ! Je vais être obligé de réinitialiser.

— Tu déconnes ! Ça va nous obliger à sortir tous ceux qui y sont connectés !

— Allez-y. On n'a pas le choix. De toute manière, on a assez de données.

La douleur qui irradie à ce moment-là dans ma gorge achève de me réveiller. Mes muscles réagissent dans un spasme soudain. D'un réflexe animal, je me hisse contre un rebord. Mon corps roule avant de chuter un mètre plus bas et de s'écraser sur un carrelage froid.

Je geins à défaut de pouvoir grogner. Je tente d'ouvrir mes yeux une nouvelle fois et distingue l'origine du tohu-bohu. Deux hommes et une femme vêtus de blouses argentées sont penchés sur un corps qui ressemble étrangement à Madolan. Sauf que ce dernier est nu et surélevé au-dessus d'une cuve emplie de la même gelée verdâtre poisseuse que je sens recouvrir ma peau.

— C'est pas vrai ! Comment il s'est réveillé celui-là ?

Les silhouettes se retournent vers moi. Je ne vois pas leurs visages, juste leurs pas précipités qui se dirigent dans ma direction. Je sens une peur instinctive tordre mes tripes alors que j'ignore s'ils me veulent du mal. Mon cerveau est encore trop dans les vapes pour que je songe à sonder les leurs.

Je sens des bras me soulever et ma vision prend de la hauteur. La baie vitrée au fond de cette large salle me renvoie alors un spectacle à la fois familier et inconnu : des centaines de tours illuminées de mille feux, des véhicules qui volent comme des colonies d'insectes et ce dôme... Ce dôme de miroirs.

Mars... Je suis sur Mars.


o


Levez la main si vous l'avez vu venir. (Je note que Jérémie n'était pas loin >_< )

Ceci clôt la partie de l'Interstice. On entame à présent la dernière mais longue partie. Cela risque d'être fort différent de ce qu'il y avait jusqu'à présent, donc n'hésitez pas me dire dans les prochains chapitres si vous n'accrochez pas ou s'il faut que je revois tel ou tel pan d'explications. Toute aide est toujours la bienvenue !

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