Chapitre 35

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Hector

Je suis Omar, mon guide improvisé, à travers les dédales de la ville bigarrée. Le jeune garçon, débusqué dans le karst, rêvait de s'émanciper de sa secte religieuse pour vivre les extraordinaires aventures de la vie des nomades. Alors quand on a fait savoir que l'on recherchait des volontaires pour nous escorter jusqu'à Orgö et plus loin encore, le gosse au teint hâlé et au sourire édenté a sauté sur l'occasion. Nous ne lui avons pas encore narré l'envers du décor. À savoir les trajets éreintants, le confort spartiate et la crainte d'errer au milieu du néant du désert à court de vivres, d'eau et d'essence.

Je ne suis néanmoins pas certain que cela entacherait son enthousiasme. Ce sont des épreuves qu'il faut vivre afin d'être convaincu de leur pénibilité. Et encore... N'avons-nous pas nous-mêmes signé pour un nouveau tour ?

— C'est ici, Doc ! Juré, tu trouves tout ce que tu veux !

L'optimisme d'Omar est contagieux alors qu'il étire ses bras sur la devanture en ruine d'un hôpital à l'abandon. La silhouette toute en longueur de mon guide escalade les gravats en se mouvant comme un élastique, il se fraye un chemin jusqu'à ce qui devait être une baie vitrée et fait désormais office d'accès principal au bâtiment.

— Tu vois, Doc, les gens d'ici, ils utilisent pas les trucs des anciens. Après tout, s'ils sont pu là aujourd'hui, c'est bien parce qu'ils se sont foirés quelque part. Ils disent que c'est bon pour les hérétiques toutes ces vieilleries. Mais moi, j'm'en fiche, hein ! Moi, j'vous juge pas, Doc ! Alors sers-toi, prends ce que tu veux, ça manquera à personne, tu vois...

Omar semble doté de cette capacité formidable de parler sans discontinuer. Je ne l'écoute plus, trop occupé à me concentrer sur la voie parsemée d'obstacles. Mon guide poursuit jusqu'à une cage d'escalier si endommagée que les gravats ont remplacé les marches. À la lueur de nos frontales, nous parvenons quand même à nous frayer un chemin jusqu'à un local technique. Du moins, j'imagine que ce devait être un local avant que le temps et l'usure n'aient raison du mur d'enceinte. À l'intérieur, il débusque un disjoncteur dont il actionne les interrupteurs.

Je suppose qu'il fonctionne puisque les lumières se réactivent dans la seconde. J'aurais cru, à tort, que l'éclairage blanc et cru rendrait le lieu désuet plus accueillant. Ce n'est pas le cas. Omar écarte les bras, gesticule et mouline de grands gestes pour m'indiquer, avec ses mots à lui, les différentes ailes et points d'intérêt de l'hôpital. Puis, jugeant sa mission terminée, il m'abandonne.

— Dis, Doc, ça te gêne pas si je te laisse te débrouiller ? C'est qu'il y a cette petite du Zuchi qui me fait les yeux doux depuis un moment, tu vois... Et je me dis que c'est l'occasion ou jamais de jouer de ma nouvelle étiquette de pourfendeur de Kaâl, tu vois ?

Il n'avait pas besoin de me faire trente-six clins d'œil pour que je comprenne. Je soupire et accorde au jeune ma bénédiction pour batifoler. Comme s'il avait besoin de mon autorisation pour ça. Au glapissement de réjouissance qu'il pousse, je m'interroge, encore une fois, sur cet étrange besoin primaire que mes congénères ressentent pour les plaisirs de la chair. Je n'ai jamais éprouvé d'appétence particulière sur ces sujets-là. Le savoir est ma stimulation et la poésie mon ivraie.

C'est donc en solitaire que je déambule à travers les couloirs dévastés et les vestiges des salles désaffectées. Loin de me déplaire, j'espère profiter de cette excursion pour fouiner en quête de bien plus qu'une attelle pour Lindberg. Cet imbécile a réussi à se faire une entorse en trébuchant et je peux m'estimer heureux qu'il n'y ait pas de blessés plus graves.

Je me sens épris d'une incompressible nostalgie dans ces instants d'errance. Je me surprends à regretter une époque que je n'ai pas connue, tente de m'imaginer, à travers la couche de poussière et aux traces que les équipements enlevés ont laissées, l'état de ces locaux à l'ère de leur fonctionnement. Est-ce que les infirmières étaient toutes à l'image de ces femmes sexy dans les films d'archives que l'on déterrait ? Est-ce que les docteurs disposaient vraiment d'une batterie de scanners ultra-perfectionnés pour visualiser en direct tout ce qui se produisait dans le corps humain ? Est-ce que les internes couchaient réellement tous entre eux ?

Je n'oublie pas de grappiller dans une succession de gestes, à force mécaniques, les boîtes de médicaments rescapées entre deux étagères effondrées, le matériel dont l'emballage n'a pas encore été dévoré par les nuisibles ou simplement n'importe quel document dans un état de lisibilité suffisant – je ferais le tri demain. Mais toujours pas d'attelle.

Après diverses entreprises d'escalade par les trous dans le plafond, après avoir manqué de me tordre, moi aussi, une cheville sur une armature de métal hérissée d'un bloc de béton brisé et failli passer à travers un plancher friable, je débouche sur ce qui devait avoir été un bureau.

Curieux, je passe mon doigt sur la surface de la table. Il y en a au moins pour cinq centimètres de poussière. L'ampoule a grillé dans le luminaire, alors je commence à feuilleter sommairement l'énorme liasse de paperasse gisante sur le bureau. Bilans financiers, factures, commandes... Absolument rien qui puisse être digne d'intérêt.

J'allais m'en aller quand je sens quelque chose bloquer mon pied : un câble. Branché depuis une prise secteur jusque sous la pile de papiers. Je la déplace sans ménagement et y découvre bien à l'abri en dessous un magnifique écran en parfait état. Plus fin qu'un doigt et large comme deux mains, j'hésite quant à la manière de le tenir convenablement. Je souffle dessus et passe la pulpe de mon pouce sur l'inscription noire métallisée et légèrement en relief de la marque : Blackpad.

J'avais déjà vu ces choses-là. Complètement obsolètes, car la batterie ne fonctionne jamais. Sauf que, cette fois, une petite diode rouge attire mon attention. De mes doigts tremblants de fébrilité, je tâte l'objet par tous les côtés pour trouver un moyen de l'allumer. D'un seul coup, l'écran s'illumine d'une puissance qui terrasse l'obscurité. Sous le coup de la surprise, je manque d'envoyer la fragile relique se fracasser par terre.

Sur les cristaux liquides s'affiche la photographie d'une bouille d'enfant aux traits asiatiques avec deux couettes surmontées de nœuds roses. Je ne m'ébahis pas devant la mignonnerie de la chose – la gamine est même plutôt laide –, mais davantage sur la capacité d'un si petit gadget à gaspiller tant d'énergie à éclairer une simple image avec une telle résolution. Sur le front de la petite, je remarque une date et une heure : 3 mars 2092, 7 : 15 am. Je ne crois pas qu'elle soit à jour. D'après les données techno-archéologiques, nous nous situons plutôt autour de deux ou trois siècles après l'effondrement. La fourchette est très imprécise.

Puis l'écran s'éteint. Je panique et me remets à le tâtonner. Il se rallume sur la même image. C'est tout ? Je me sens presque trahi. Courroucé, aussi ! Les Anciens ont-ils vraiment gaspillé tant de savoir-faire technique et de matériaux sans doute précieux pour fabriquer un cadre photo-horloge ? Non, il doit y avoir autre chose. Ces objets sont supposés être des mini-ordinateurs. Ne trouvant aucun autre bouton, je finis par faire glisser mes doigts n'importe comment sur la chose. Et, miracle, la photo de petite fille laisse la place à un nouveau menu !

Je suis complètement perdu entre les icônes de toutes les couleurs et les divers cadres aux inscriptions en cyrillique qui semblent surgir de nulle part. Je cherche à les déchiffrer avec mes quelques connaissances de russe, puis réalise qu'il s'agit encore d'une autre langue inconnue au bataillon. Je devrais probablement aller quérir l'aide de Talinn, qui a davantage étudié la technologie passée que moi. Sauf que je me retrouve comme un enfant devant un nouveau jouet. Mes doigts s'agitent d'excitation et touchent chaque icône pour découvrir qu'elle ramène sur d'autres menus avec encore de nouvelles icônes différentes. Telles des poupées gigognes, les pages défilent avec des images ou des mots que je ne comprends pas. Je n'ai pas la moindre idée de ce que je fais, mais c'est follement divertissant !

Sans savoir comment j'en arrive là, je tombe sur une nouvelle succession de photographies. Les images m'interpellent dans la mesure où elles me rappellent les illustrations d'une BD relatant une histoire d'exploration spatiale. Ici, pas de dessins, mais de réelles photos. Je tape une nouvelle fois dessus et constate avec ravissement que la brève qui s'affiche est en anglais ancien. Une langue que je peux facilement traduire.

SpaceZ bâtit le nouvel espoir de l'humanité.

Ce matin à dix heures – temps martien – les premiers colons du projet Revival ont installé les fondations de ce qui sera le premier super dôme de Mars dans le quadrangle d'Aeolis. Un chantier colossal dont SpaceZ espère l'achèvement pour 2100. Pour marquer le début de cette entreprise pharaonique, le PDG de la société pionnière, Anton Della Verde, s'est adressé à la Terre avec une vive émotion : « Compte tenu de la crise actuelle, il est, plus que jamais, essentiel de bâtir ces fragments d'espoirs pour une humanité saine et reconquise où le conflit entre non altérés et Alters ne sera... »

J'essaye de faire glisser mon doigt pour pouvoir lire la suite de l'article, mais le gadget me refuse sadiquement l'accès. Il se contente d'afficher une icône de cercle en mouvement perpétuel, suivi d'un encart d'avertissement, toujours dans ce langage que je ne comprends pas.

Je prends garde à reposer l'objet précieux sur la table avant de me mettre à fulminer. Ma frustration est à la hauteur des espoirs que j'avais nourris. Attiser ma curiosité à son paroxysme pour la faire s'écraser lamentablement dans la fosse de mes tentatives passées avortées est de l'ordre du criminel !

Je tâche de faire luire un dernier éclat d'optimisme en moi : peut-être que Talinn saura remédier à ce problème ! Fort de cette nouvelle conviction, je me rue vers la sortie et manque de me blesser sérieusement lorsque mon pied passe bel et bien à travers le plancher en miettes. Je peste, m'extrais de ce piège, puis file à travers les rues d'Orgö à la recherche de mon compagnon.

L'air frais de la nuit naissante ravive ma fébrilité. Je suis resté focalisé sur les Alters des mois durant, omettant à tort les autres incroyables mystères que recelait encore l'Ancien Monde. Mars ? Vraiment ? Pourquoi n'ai-je rien vu plus tôt ? La colonisation au-delà des frontières de notre planète ! En voilà une nouvelle colossale ! Cela aurait dû laisser des traces. Peut-il s'agir d'un canular ? Mon cœur se pince à cette éventualité. Au fond, j'ai toujours conservé mon âme d'enfant. Ce rêve puéril que la vie a pu subsister au-delà de cette terre moribonde. Alors j'ai envie d'y croire à ce dôme qui s'est construit, à ces hommes et ces femmes qui ont reconstruit une vie au milieu du néant. Un peu comme nous, finalement ?

Perdu dans mes pensées aussi bien que sur mon itinéraire, je dois arrêter un couple éméché pour leur demander mon chemin. Quand je retrouve enfin la devanture de l'hôtel rafistolé où nous logeons à proximité du palais, je tombe sur une bonne partie des Rafales attablés ou carrément par terre au milieu du bar, entre les cadavres d'innombrables bouteilles. Ils ne lésinent déjà pas sur l'alcool en temps normal, alors quand ils n'ont pas à conduire le lendemain...

— Heeey Toooor ! Tu viens te prendre une caisse avec nous ?

Je pourrais deviner le taux d'alcoolémie de Lindberg à la viscosité de sa voix et aux effluves éthyliques en suspens dans l'air après l'ouverture de sa bouche. J'avise son pied enflé et bandé en équilibre sur un tabouret et me rappelle que j'ai complètement oublié cette histoire d'attelle. Lui aussi, dans son état d'ébriété.

— Désolé, pas le temps, je cherche Talinn là. Vous savez où il est ?

Je sens un coup de coude taper dans ma hanche à ma droite. Je crois que Luni essaye d'attirer mon attention.

— Bah alors, Totor, c'est ton amoureux Tal ?

Et ils s'esclaffent d'un rire gras. J'ai beau savoir qu'il ne faut jamais prendre les paroles des hommes bourrés pour argent comptant, je me demande tout de même d'où peut bien leur venir une idée aussi absurde. Je soupire. Je n'ai pas de temps à perdre avec ces bêtises. La science n'attend pas !

— Il est où, putain ?

— Oh l'auuutre... Râle pas. Il est là-haut, dans sa chambre, j'crois...

— Mais il est pas seul, j'crois...

La bande se bidonne à nouveau et je m'en contrefiche. Je n'écoute plus rien après avoir obtenu l'information de sa localisation. Je monte l'escalier, comme j'aurais dû le faire d'emblée. Je tape trois coups à sa porte, pour la forme, avant d'entrer directement. Après des mois à mélanger notre quotidien et des semaines à partager nos heures de sommeil, je ne considérais plus que nous ayons encore quoi que ce soit à cacher.

J'avais tort.

— Merde Hector ! Attends une réponse avant d'entrer !

Effectivement, j'aurais dû. Sous mes yeux s'étale le glorieux tableau d'un Talinn occupé à culbuter un jeune homme qui ressemble à une version de moi plus jeune. Avec moins de poils.

— Désolé, désolé, désolé !

Je referme la porte aussi brusquement que je l'avais ouverte et attends en me calant contre le papier peint du couloir noirci par la moisissure. Peut-être aurais-je dû écouter ses camarades au rez-de-chaussée lorsqu'ils ont dit qu'il n'était seul. Peut-être que les gémissements derrière la cloison en lambeaux auraient dû me mettre la puce à l'oreille. En réalité, je n'ai pas réellement de scrupules à l'avoir dérangé. Je me fiche pas mal de ce qu'il fait de sa vie sexuelle et les Rafales sont bien trop libérés de ce côté pour que je puisse croire mon ami pudique.

Je suis juste frustré de devoir ranger ma curiosité des explorations martiennes jusqu'à demain. J'allais me résigner à regagner ma propre chambre quand Talinn sort de la sienne tout juste vêtu d'un caleçon, dévoilant un corps bien plus sculpté et bronzé que le mien.

— Qu'est-ce que tu voulais, Hector ?

Surpris de l'entendre me rattraper, je bredouille par réflexe :

— Oh t'inquiète, ça peut attendre demain...

Qu'est-ce que je raconte ? Évidemment que cela ne peut pas attendre demain !

— Ah... Hum... Ok.

Il fait tourner ses yeux tout autour de ma silhouette visiblement en proie à un malaise. Je ne l'aurais pas cru capable de se sentir gêné devant moi. Certes, je l'ai surpris dans une situation inconvenante, mais ce sont des choses qui arrivent lorsqu'on vit en communauté, n'est-ce pas ?

— Euh, tu sais, pour ce que t'as vu, c'était pas vraiment... Je veux dire, je ne suis pas... Enfin, tu vois...

Gay ? S'il savait le degré d'intérêt que j'y accorde : proche du néant. Présentement tout ce que m'importe, c'est de trouver un moyen de débloquer cette fichue tablette. Je lève les yeux au ciel et spécifie une bonne fois pour toutes :

— Je m'en fiche complètement, Tal.

— Ce que je veux dire c'est que c'était juste pour essayer...

— Mais tu fais ce que tu veux, ça ne me regarde pas et je n'aurais pas dû rentrer aussi soudainement, je m'excuse de vous avoir dérangé.

Maintenant, laisse-moi aller me coucher avant que je ne change d'avis et que je te harcèle au sujet de mon problème.

— Mais du coup, pourquoi est-ce que tu venais ?

Il ne fallait pas me le demander deux fois.

Un quart d'heure plus tard, nous étions de retour devant l'objet de toutes mes convoitises. Talinn n'eut visiblement aucun scrupule à abandonner son amant d'un soir. J'étais soulagé de constater que mon complice gardait le sens des priorités. Malheureusement, ce zèle n'aura pas payé. Talinn annonce la sentence. Sans appel.

— Il s'agit seulement d'aperçus des derniers articles que l'ancien utilisateur a consultés sur le net, et puisqu'on ne peut pas s'y connecter, impossible de les lire en entier.

J'ai l'impression que mes émotions s'amusent à ne grimper en flèche que pour mieux sauter en chute libre, depuis tout à l'heure. Au moins n'ai-je pas eu à me forger de faux espoirs toute la nuit. Mieux valait les tuer dans l'œuf au plus vite.

Talinn débranche la tablette et je suis surpris de voir qu'elle reste allumée. L'ingénieur lui-même ne manque pas de souligner cet exploit : il est très rare de trouver ce genre d'appareil « moderne » avec une batterie encore en état de marche. Les fabricants de l'époque faisaient apparemment exprès de construire des gadgets à l'usage limité dans le temps pour forcer les utilisateurs en acheter des neufs régulièrement.

Nous décidons de grimper sur le toit – ce qu'il en reste – pour nous détendre un peu après cette soirée riche en émotions. Je roule un joint avec l'herbe locale dont Omar m'a fait cadeau, pendant que Talinn finit l'exploration de la tablette. Il n'y déniche rien de plus intéressant entre d'autres articles sur un retour à la mode du régime carnivore et un trafic d'un antidépresseur appelé Razepan. Mais impossible de lire la suite pour savoir ce qu'il peut bien avoir de si extraordinaire pour justifier un tel prix sur le marché noir.

— Ça ne te rappelle rien ?

Talinn est en train d'explorer la galerie de photos et me montre un cliché d'une femme tenant dans ses bras la gamine de l'écran d'accueil devant un temple éclatant de blanc et de dorures.

— C'est le temple devant lequel ils ont commencé leur fête tout à l'heure ?

— Ça y ressemble.

— Ça a drôlement changé.

Les dorures ont largement disparu, la plupart des façades ont été reconstruites avec de la chaux et, de la statue majestueuse, il ne reste que les pieds, par-dessus lesquels a été rebâtie une statue plus rudimentaire à l'image d'un de leurs dieux. Mais surtout, le parvis était bondé de monde, de gens avec des appareils photo essentiellement. Je ramène ma vision sur le paysage déroutant de cette ville. Ce contraste entre actuel et ancien me saisit. Les ruines de plusieurs siècles paraissent plus modernes que leurs récents rafistolages dans ce camaïeu de matériaux entre bois, tôle, plastique jauni et acier tordu. À quoi ressemblait cet enchevêtrement de rues et d'immeubles à son apogée ? Combien de personnes y vivaient ?

Je tire une latte sur la voie de la détente. Songeur. L'âge de mon dernier laisser-aller sur la fumette commence à dater. Il me semble que c'était avec Talinn et que nous étions d'ailleurs, aussi, coude à coude sous les étoiles.

J'affale mon dos sur le béton irrégulier et mon camarade m'imite. Je le sens agiter ses doigts d'une drôle de manière vers les miens. A-t-il la bougeotte ? Je m'empresse de rabattre mes paumes sous ma nuque, puis je perds dans la contemplation de la voute céleste. Talinn se racle la gorge.

— Tu arrives à voir Mars ?

— Non, on peut la voir qu'une fois tous les deux ans.

Je lui transmets le joint et les volutes de fumée qu'il expire se mêlent au spectacle des traînées laiteuses des galaxies. Je sens qu'il veut parler et je pressens déjà ce qu'il va dire.

— Tu crois qu'ils ont réellement réussi à émigrer sur une autre planète ? Qu'ils y sont encore ?

— Tu sais que je n'aime pas me poser des questions auxquelles je ne peux pas répondre.

— C'est pourtant ce que tu fais constamment.

J'éclate de rire et me retourne vers lui pour reprendre des bienfaits de la drogue. En dépit de l'obscurité, je sens un regard lourd planer sur moi au moment où nos mains se touchent pour l'échange. Un regard perturbant.

Je fais comme si je n'avais rien remarqué et nous passons encore une heure à contempler les étoiles avant de nous endormir sur place sans l'avoir anticipé.

o

Yue

Les clameurs m'envahissent, les lumières flottent en une nappe chaleureuse et la grâce du moment m'exalte. J'ouvre les bras pour accueillir toutes ces émotions... qui se heurtent brutalement à la barrière de mon indignité.

Devant moi se joue le spectacle somptueux de la procession en l'honneur de Kana. La foule s'étire sur les vingt-six marches en amont du fronton, les cent vingt fanions de prières virevoltent entre les sept statues du panthéon divin et les huit officiants charrient l'atmosphère de psaumes aux sonorités gutturales. Un spectacle dont j'aimerais pouvoir me gargariser et que je me contente d'observer à distance.

— Tu veux te joindre à nous, Yue ?

Je me retourne brusquement, comme prise en flagrant délit de je ne sais quel crime, tandis que la voix de Delvin me happe hors de ma torpeur.

— C'est-à-dire ?

— On pensait boire un coup avec les filles, faire nos langues de vipères en papotant et se coucher en étant complètement pompettes. Tu vois le genre ?

Non, je ne vois pas vraiment. En tant que prêtresses, l'alcool nous était prohibé. La boisson interférerait dans le bon déroulement des rêves, créant ainsi une barrière entre nous et l’Éthérée. Il nous arrivait seulement de tremper nos lèvres dans la préparation spéciale que la doyenne concoctait pour les cérémonies de la Stase ou du Demi-Songe, ce qui affûtait notre esprit jusqu'à lui faire franchir la barrière entre rêve et réel.

Maintenant que je ne suis plus prêtresse, j'imagine que je n'ai plus de raisons de refuser la proposition. Peut-être que de nouvelles présences m'aideront à moins ruminer.

Je suis les pas de Delvin, qui me paraissent moins assurés, moins stables qu'à son habitude. A-t-elle déjà commencé à tremper ses lèvres dans le breuvage du péché ? Nous redescendons le bâtiment en repassant par cet immense amphithéâtre bâti tout en terrasses. Les dix-huit rangées de pupitres s'étirent en arc de cercle, chacune sur un niveau, permettant aux trois cent soixante sièges de faire face à un immense tableau noir. Les habitants d'Orgö disent que l'espace impressionnant était dévoué aux apprentissages. De quels enseignements ? Des préceptes divins ?

Delvin ne s'y attarde pas. Au cours de ses pérégrinations de nomade, elle avait déjà vu ouvrages plus impressionnants dans les ruines. Nous nous frayons un chemin entre deux couloirs éventrés jusqu'à une sympathique goguette installée dans ce qui devait être une salle fermée, mais dont les murs carrelés affaissés s'ouvrent comme un balcon sur une partie plus calme de la ville.

L'air de la nuit est frais, pourtant Rana est en débardeur et sa peau apparente, en pleine sudation. Karima et Élis sont attablées de part et d'autre et se chamaillent entre deux rires qui me rappellent les cris de certains animaux. Cléa semble être la seule encore à peu près présentable alors qu'elle tente de mettre de l'ordre entre les cadavres de bouteilles.

Je compte trois pichets de bière locale, dont un et demi vidés, deux carafes d'un alcool ambré que je n'identifie pas et une bouteille d'un vin rouge comme le sang. Une telle abondance pour seulement huit verres (alors que nous sommes six) me fait légèrement tiquer, mais je me contente de m'asseoir sagement sur un fauteuil libre, si endommagé que je m'y enfonce jusqu'à avoir la table à hauteur de menton.

— Je te sers quoi, miss ? demande Delvin sur un ton guilleret.

— Le moins fort que vous ayez. Je n'ai jamais bu.

Les femmes s'étonnent et s'amusent, elles me dévisagent avec une curieuse bienveillance. Comme des mamans tourterelles qui voudraient pousser leur petit hors du nid pour le forcer à voler de ses propres ailes.

Un verre de bière s'échoue entre mes mains et les conversations reprennent sans que je les comprenne davantage, même si Cléa et Delvin font des efforts pour tenter de m'intégrer. J'éprouve un abîme de retard entre leurs coutumes et les miennes.

Je crois quand même comprendre qu'elles parlent d'attributs masculins quand j'entends Karima s'esclaffer entre deux gorgées.

— Je te jure, quand j'étais collée à lui dans la citerne... Et bien c'était pas la crosse de son fusil que je sentais dans mon dos...

— Oh merde, mais Lindberg, quoi ! Par contre, j'aurais pas dit non si ça avait été Doane...

— Doane ? Sérieux ? Avec sa moustache ? Pitié Élis, respecte-toi !

— Je t'emmerde ! Et toi, d'abord, t'aurais préféré qui ?

— Moi ? Talinn. Il est chou avec ses lunettes à moitié pétées.

— Vraiment ? Bon, c'est vrai qu'il est pas mal, mais c'est mort. Je suis sûre que lui et Hector...

— N'importe quoi ! Il était avec Eden.

— Ouais, ben c'est justement Eden qui pensait qu'il en pince pour son « meilleur ami ».

Au milieu de tout ce brouhaha dont je perçois à moitié le sens, Delvin lâche un bruyant soupir pour interrompre ses camarades.

— Vous ne voudriez pas changer de sujet ? C'est lourd, à force, de vous entendre piailler comme des martres en chaleur.

Karima lui renvoie un regard furibond, tandis qu'Élis hausse les épaules en se resservant de ce drôle de breuvage mordoré. Sa voix me semble encore plus pâteuse après qu'elle en ait descendu une nouvelle rasade.

— Oh ça va Delv' ! On sait bien que t'es coincée sur le sujet, mais on peut bien en parler de temps en temps, non ? Et puis, tu dis ça, mais tu veux bien nous expliquer ce qui se passe entre toi et Zilla ?

Je vois le regard de la victime de cette pique passer de la lassitude à la tempête en un éclair. Je commence à regretter qu'elle m'ait traîné là. Même sans la toucher, je perçois son effort de se réfréner de sauter à la gorge de son amie. Sans doute se dit-elle que, dans son état, elle aura oublié l'opprobre qu'elle vient de commettre demain.

— Que veux-tu qu'il se passe ? Je le hais toujours autant. Point. Alors, ne t'avise pas de me parler de ce chacal suceur de cailloux. Et ce n'était pas pour moi que je vous demandais d'arrêter, mais pour Yue qui n'a peut-être pas envie de se coltiner ce genre de commérages après ce qu'elle a subi !

Davantage à cause de la dernière phrase me concernant, les deux filles baissèrent la tête, penaudes. De mon côté, je suis plutôt mal à l'aise de voir Delvin cacher sa gêne derrière le paravent de mon agression. Quoique cela m'arrangerait bien aussi qu'elles parlent d'autre chose : je m'étais mise à compter les carreaux du carrelage sur ce qu'il restait du mur. Cent trente-cinq. C'est que je n'étais pas si à l'aise que ça.

— Désolées, fit Karima. On ne s'est pas rendu compte.

— Ce n'est rien, c'est pas grave, bredouillé-je en mentant.

Pour autant, elles ne relancent pas leur sujet, m'interrogeant plutôt sur cette première expérience avec la bière. Je m'apprêtais à leur demander si le fait sentir sa tête tourner était normal quand trois coups frappés sur ce qui devait avoir été une porte nous interrompent.

— Excusez-moi de vous déranger, ce serait possible de voir Rana ?

Je reconnais Fen, cet homme bourru et barbu qu'on m'a présenté comme l'intendant. Aux sourcils froncés de mes nouvelles camarades de beuverie, je devine que sa présence se fait indésirable.

— Et pour quelle raison ? demande Delvin au lieu de la concernée.

— On a trouvé des caisses de munitions, mais les locaux veulent qu'on choisisse maintenant ce qu'on leur prend. Et comme Rana est responsable de l'artillerie...

À sa manière de se gratter la barbe et de faire rouler ses yeux, je dirais que ses paroles fleurent bon le mensonge. Les filles ne sont pas dupes.

— Tu veux nous faire croire ça ? tonne Delvin. Alors qu'ils sont tous en train de faire la fête et que nous aussi on aimerait bien se détendre et profiter de la victoire ? Tu te foutrais pas un peu de...

— C'est bon Delvin, j'y vais.

Rana se lève et passe à côté de son acolyte en tapotant son épaule d'une main. Delvin se rabroue comme un chat qui ferait le dos rond, mais ne dit rien en regardant la carrure énorme de son amie s'éloigner dans le sillage de Fen. De toutes les buveuses en présence, Rana semble avoir été la moins touchée par les ravages de l'alcool, à en juger par sa démarche sans accrocs.

Rageuse, Delvin se retourne, soupire bruyamment et se ressert un autre verre de la liqueur ambrée. Je crois que c'est son troisième, non, quatrième ? Je vais paniquer si je n'arrive plus à tenir un compte...

— Qu'est-ce qu'ils foutent ces deux-là ? Franchement...

— C'est pas tes affaires, Delvin. Laisse-les tranquille, avertit Cléa d'un petit coup de coude.

— Je sais, mais... Mais... Raaah !

Elle prend sa tignasse ébouriffée entre ses mains et l'emmêle davantage.

— Comment peut-elle faire ça ? poursuivit-elle. C'est un putain d'enfoiré ! Un violeur !

Le soupir las que lâche Karima m'indique que ce n'est pas la première fois qu'elles ont cette conversation.

— T'as dit la même chose pour Wolf, puis pour Vaslow, puis pour Luni, puis pour Anon...

— C'est pas pareil ! Ils n'étaient aussi pires... et ce n'était pas Rana.

Les quatre autres éclatent de rire, ne montrant aucune pitié face au désarroi de Delvin.

— Parce que tu t'imagines vraiment qu'il pourrait violer quelqu'un comme Rana sans qu'elle lui brise la nuque en retour ?

— Non, mais...

— Détends-toi chaton ! lui intima Karima en passant derrière son dos pour pétrir ses épaules avec un massage abrupt. Ça fait des mois qu'on se côtoie et l'ambiance est étonnamment bonne dans le groupe, quand tu ne t'énerves pas pour un rien, non ?

— Mais oui, renchérit Élis, arrêtons de parler des garçons et parlons plutôt de cette Terre Promise. Tu l'as vue, Yue ?

Je sursaute en me rendant compte qu'elles ont leurs huit yeux rivés vers moi. Je ne l'avais pas vu venir cette question. Du moins, pas tout de suite. Personne n'avait encore osé me demander des détails à ce sujet, puisqu'Os leur avait assuré que je les guiderais et que la plupart gardaient une distance respectueuse en raison de mon deuil. Là, je suis mise au pied du mur dans le pire contexte qui soit. Alors que l'alcool commence à faire dériver mon cerveau et que le leur n'est plus en état d'entendre ce que j'ai à leur dire.

Pourtant, je leur dois bien une réponse.

— Justement, à ce propos, il faut que je vous dise...

J'essaye d'aligner les mots dans ma tête pour leur expliquer de la meilleure façon possible que je ne pourrai pas les conduire directement à leur Terre Promise.

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