Chapitre 31

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Yue

Kana Ariun, toi qui par ta sérénité bénit nos rêves et ses traces dans l'éveil, j'implore ton pardon. Par mon parjure, je sais que je ne pourrais plus rejoindre ton royaume onirique, mais prends pitié de mes sœurs qui ont bravement accompli leur acte de réparation. Pour elles, qui n'ont jamais eu dans leur cœur une once de doute pour ta clémence, je t'implore d'accompagner leurs âmes qui ne se sont jamais laissées corrompre par Kâal. Je déposerai une fleur d'ancolie sur leur linceul afin que tu puisses reconnaître les errances de celles qui ne t'ont pas trahie. Louée soit ton âme pure et tes songes enivrés.

Seule dans l'antichambre, éclairée par la lueur parcimonieuse de quatorze bougies, je me redresse avec raideur. Les fourmis dans mes membres engourdis me rappellent que je suis restée à genoux bien trop longtemps. Mes prières se sont éternisées.

Alors que je ne suis plus digne de les adresser.

Je porte mon regard sur les quinze corps de mes anciennes consœurs recouvertes d'un drap. Je ne suis pas affligée par la vue de leur cadavre. Mon calvaire fut bien plus éprouvant lorsque je vis ces hérétiques égorger trois d'entre elles lors de leur invasion.

Je dépose, comme promis, une fleur d'ancolie sur chaque linceul et m'attarde plus que de raison devant celui de Naran. Ma compagne de cœur, celle que j'ai initiée à nos rites, celle à qui j'appris les meilleures attitudes pour honorer notre déesse et celle que je trahis aujourd'hui.

Machinalement, comme à chaque fois que la détresse m'étreint, je porte ma main à mon poignet, là où est enroulé le chapelet, et triture les vingt-quatre perles d'agate qui le composent. Prise d'une illumination en réalisant que je risque de contaminer la parure sacrée avec les affres de Kâal, je m'empresse de le retirer et de l'enfouir dans le creux de la paume de Naran.

Je referme ses doigts sur les perles et les embrasse tendrement. Je fais de même avec ses lèvres. Froides, désormais. J'éprouve un étrange malaise face à son corps. Peut-être parce que je ne suis pas aussi anéantie que je devrais l'être. La pestilence du démon m'a-t-elle déjà contaminée ? Je frémis et recouvre le visage de Naran en tirant sur le drap d'un geste sec.

En réalité, j'étais perdue bien avant que les bandits n'arrivent.

Deux jours et six heures avant leur raid, j'ai reçu un message divin. Un message d'une autre divinité que Kana. J'en suis persuadée quand je repense avec dégoût à la vindicte et l'autorité imprégnées dans cette vision. Kana ne se serait jamais adressée à moi de cette façon. Elle aurait délicatement penché sa tiare aux cent-vingt épines sur mes songes pour y saupoudrer quelques mots énigmatiques et éthérés.

Tandis que le message de ce dieu païen imprimait ses directions sur mon être. Rends-toi là-bas ! criait-il. Et j'étais incapable de résister à cet appel. Oui, je suivrai cette volonté.

Alors même si ces huit hérétiques ne m'avaient pas violé dix-sept fois, je n'aurais pas pu réparer cet affront de ma vie. Le mal était déjà commis. Et il s'est encore aggravé lorsqu'au contact forcé de ces hérétiques leurs émotions et leur jubilation ont déferlé en moi jusqu'à me noyer et me dévaster.

J'embrasse une dernière fois du regard l'imposante effigie de Kana. Je ne peux me détacher de la brûlure de ses treize yeux de grenat, qui semblent me détailler avec accusation. En revanche, le zaïmph qui recouvre sa chevelure jusqu'à ses pieds me procure plus d'apaisement. Le voile parsemé de poussière de saphir ne m'a jamais semblé si sublime.

Je me détourne de ce spectacle. Adieu. Il est temps d'affronter ma nouvelle vie.

Mes pas volent à travers les thermes où quatre serviteurs du temple s'affairent à nettoyer les sept bassins ou à frotter les traces de sang imprégnées dans les deux cent quarante-huit bas-reliefs gravés dans la craie. Je passe sous les neuf voutes peintes, relatant le périple des dix ouailles de la déesse à travers les neuf plans oniriques, en ayant l'impression de m'éveiller à un cauchemar.

Je sais ce que je cherche – qui je cherche. Je n'en peux plus d'errer en traînant ma culpabilité. Je n'en peux plus de cette sensation de sale qui imprègne mon corps et qui restera incrustée, peu importe le nombre de bains que je prendrai, tout comme ces traces de sang dans la roche. J'ai besoin de réfléchir à autre chose.

Je monte à pied les trois cent huit marches qui permettent de rejoindre la surface et retrouve enfin leur chef, un drôle de personnage dont la longueur des cheveux aurait fait pâlir de jalousie au moins cinq de mes feues sœurs. Je tablerais sur soixante, peut-être soixante-dix centimètres. Est-ce qu'il me trouvera étrange si je demande à pouvoir les mesurer ?

Il joue avec trois de ses hommes – à moins que cela ne soit deux hommes et une femme – à jeter onze morceaux d'os de différentes géométries et peints sur chaque face.

— Vingt-neuf ! Je mène, claironne le chef à la chevelure de blé.

— C'est pas possible ! T'as triché ! bougonne son voisin aux yeux ternes et à la barbe noire.

Ce dernier interrompt néanmoins ses protestations en remarquant ma présence. Il envoie un coup de coude à son supérieur accusé de tricherie. Il semble loin de s'en offusquer si j'en crois le sourire large qu'il me renvoie.

— Oh, bonjour.

Et ils mettent leur jeu en pause. Je trouve cela dommage. Même si je ne comprends pas leur système de comptage des points, j'aurais aimé pouvoir observer plus longtemps pour le deviner.

— Comment vas-tu ? demande poliment le chef, me faisant réaliser que j'étais obnubilée par leurs osselets alors qu'ils attendaient une explication à ma venue.

— Il faut qu'on discute de la suite des évènements, lâché-je de but en blanc.

Il hausse les épaules, puis acquiesce d'une manière que je suis incapable de juger sérieuse ou nonchalante.

— Selmek, tu peux aller chercher Wolf et Delvin, s'il te plaît ? Ramène aussi Os, si t'arrives à mettre la main dessus...

La personne, que je ne parviens pas à identifier comme un homme ou une femme, hausse les épaules avec la même désinvolture que le blond, comme si elle savait déjà à quoi s'en tenir au sujet de la deuxième partie de la demande. Elle partit néanmoins en quête.

— Delvin ? On a vraiment besoin de cette chieuse ? braille l'homme à la barbe noire.

— On ne prend aucune décision importante sans leur camp, tranche le chef.

Je me rappelle de ce que j'ai tiré hier – enfin, ce matin, aux aurores – de ma rapide plongée dans l'esprit de Talinn. La bande qui nous a sauvés est formée de la fusion contre nature de deux entités opposées en matière d'idéaux, grâce au ciment opéré par Os. Est-ce pour rejoindre ce genre d'ambiance que j'ai eu à trahir ma déesse ? Je me console en me rappelant que je n'avais guère le choix.

La voix douce, mais empreinte d'autorité, du chef me ramène à la situation.

— Je m'excuse, mais je préfèrerais attendre que tous les décisionnaires soient là avant de discuter des choses sérieuses. Tu n'es pas pressée, j'espère ? Assieds-toi ! Ne reste pas debout.

J'accepte son invitation et m'installe à côté de lui. Je pourrais presque le toucher, mais je ne tiens pas à le faire sans sa permission. Je remarque, maintenant qu'il essaye de me transpercer de son regard, que ses yeux sont aussi verts que les six émeraudes qu'Anvil le nuageux a offertes à Kana pour lui adresser sa demande en mariage. Je m'en détourne. Je ne veux rien qui puisse me rappeler ma foi trahie.

— J'ignore les informations qu'Os a pu partager avec toi. Connaissant sa pingrerie, j'imagine qu'il vaut mieux nous présenter nous-même. Je suis Zilla, le grincheux s'appelle Fen – c'est l'intendant, n'hésite pas à l'embêter si tu as besoin de quoi que ce soit – et le crâne chauve qui peut réparer n'importe quelle bécane, c'est Darek.

Ce dernier m'adresse un sourire timide tandis que Grincheux se renfrogne à la description que son ami fait de lui. Je comprends l'effort de Zilla pour tenter d'alléger l'atmosphère, mais entre les morts, ma courte nuit et la culpabilité qui me ronge à mesure que j'essaye de la mettre à distance, ce n'est pas gagné.

— Yue, dis-je simplement. Combien de décisionnaires êtes-vous ?

— Moi, Fen et les deux autres que Selmek ramène.

Quatre, donc. Un beau chiffre. Le carré de l'harmonie.

— Plus Os, j'imagine. Enfin cela dépend des jours. Il est assez aléatoire et particulier. Je ne sais pas si tu as déjà eu l'occasion de t'en rendre compte.

Cinq. L'équilibre est brisé. Je ressens un malaise. Pas seulement à cause de cette disharmonie, mais parce que je me rappelle de cette sensation désagréable lorsque ce garçon d'un blanc surnaturel m'a laissé le toucher. Une sensation de néant. J'en frissonne encore. Depuis, je n'ai pas osé retoucher l'un d'entre eux.

Ce qui n'est pas plus mal. Les contacts physiques me sont éprouvants. Il s'agit de recevoir, en raz-de-marée, le foisonnement d'émotions, souvenirs, états d'âme et pensées d'une personne, les sentir déferler et annihiler ma propre conscience. Lorsque ces huit hommes ont forcé mon intimité, ce n'est pas la douleur qui a manqué de me faire défaillir, mais le contact prolongé avec leurs âmes souillées.

Je me cantonne normalement à cinq touchers par jour, le plus souvent avec mes consœurs que je connais déjà sur le bout des doigts.... Connaissais.

Aujourd'hui, je n'ai serré dans mes bras que Taïyidelle, la plus âgée des augures, la seule que les hérétiques ont épargnée de leur crasse. La dernière augure apte à servir Kana, donc.

Je me fustige en réalisant que j'ai encore laissé mes pensées divaguer vers ces sombres horizons.

— Est-ce que tu veux me toucher ?

La question incongrue de Zilla me percute de plein fouet. Aussitôt, je revois les mains s'agripper sur mes vêtements, s'accrocher à ma poitrine ou glisser sur mes cuisses... Il dut percevoir mon trouble, car il s'empressa de dissiper le malentendu.

— Je veux dire, c'est comme ça que fonctionne ton pouvoir, non ? Tu as besoin de toucher les gens ? Je vois ta main se mouvoir et hésiter près de la mienne. Je ne sais pas si tu te retiens parce que tu n'oses pas demander ou pour d'autres raisons, mais tu es libre de le faire si tu le souhaites.

Pour attester ses dires, il me tend même sa main, paume ouverte, me laissant libre de venir l'effleurer ou non. Ce geste d'ouverture me surprend. J'ai toujours connu les visiteurs qui se tenaient à bonne distance de moi dès qu'un des habitants du karst avait le malheur de les informer de ma « particularité ». Je n'ai connu que quarante-six étrangers ayant accepté de se faire effleurer.

Après avoir eu un aperçu, par le vecteur de Talinn, de leur passé, une part de moi appréhende d'en voir davantage. Mais une autre part ne peut résister à l'attraction de ces yeux verts et des mystères qu'ils dissimulent. De toute façon, il faut bien que je comprenne la situation dans laquelle je m'embarque. Et les nouveaux démons avec lesquels je m'apprête à pactiser.

Tremblante, je frôle une ligne de sa paume. Une demi-seconde. Pas plus. J'aurais probablement hurlé si j'avais prolongé mon geste.

Du sang, des pillages, des odeurs d'essence et de brûlé, des meurtres, tant d'atrocités que je n'arrive plus à les compter. Et son indifférence exécrable face à cela. Le seul sentiment puissant que je perçois est cette vénération absurde qu'il voue à ce garçon blanc, le même qu'il a pourtant torturé et violé.

Je me serais mise à pleurer si je n'avais pas eu affaire à pire ces derniers jours.

Si au moins je pouvais me consoler, songeant qu'à présent je connais la personne en face de moi. Ce n'est pas le cas. J'ai l'impression qu'il ignore lui-même qui il est, qu'il se cache derrière cette mascarade de bandit sans vergogne une autre personnalité, une autre identité, dont il est semi-conscient sans jamais parvenir à l'approcher.

Je pensais qu'Os serait la seule énigme que j'aurais à affronter. J'avais tort.

— Désolé. Je ne voulais pas t'effrayer.

Je hoche vaguement la tête, tout en ramenant mes mains sous mes aisselles afin de ne pas risquer de toucher l'un d'entre eux par inadvertance. Et pour cacher leurs tremblements, aussi. Nous conservons un long moment de silence que ni Fen ni Darek ne se risquent à briser, alors Zilla enchaîne encore.

— Je ne sais pas ce que tu as vu en moi, mais je peux t'assurer que nous poursuivons le même objectif. Nous souhaitons tous atteindre cette ville de notre vision.

Pour la piller ? Non, ce n'est pas son but. Celui de ses collègues, à la rigueur, la carotte qu'il leur tend. Mais, lui, il y va pour comprendre. Pour se trouver.

— Je tiendrai parole. Je vous y mènerai, rétorqué-je.

Comme s'il me restait d'autres alternatives.

Le retour de Selmek, en compagnie de quatre personnes, brise la pesanteur qui s'était installée dans notre carré et ravive un peu mon courage. On me présente à Wolf, un homme à la pilosité grisonnante et abondante, qui paraît comme un disciple de Threon-Balor aux côtés de sa fluette compagne qui accompagne le dieu montagne comme l'une de ses phylasis. D'une beauté fine et douce, par contraste avec son mari, elle irradie pourtant d'une détresse dont j'aurais aimé pouvoir la soulager à l'aide de mon don. Si je n'avais pas déjà moi-même été accablée de désespoir.

Rana m'impressionne aussi par sa carrure qui rivalise avec celle de Wolf – je comprends quelle facilité ils ont eue à balayer l'occupation des hérétiques – mais c'est avec Delvin, une femme d'une taille enfin normale, que je ressens le plus d'affinités, tant elle semble dissociée des barbares avec qui je me tenais assise.

Elle m'adresse ses condoléances et des paroles de soutien que j'aimerais pouvoir accueillir, mais qui s'échouent lamentablement sur les remparts de ma culpabilité. Delvin semble le percevoir. Sans prévenir, elle tend ses bras vers moi et m'attire dans une étreinte.

Désarçonnée par ce contact inattendu, j'ai l'impression d'avoir soudainement chuté dans la source souterraine. Je n'arrive plus à respirer, le temps de remonter à la surface. Je comprends alors que ce « câlin » est sa manière de consoler les gens tristes. Cela m'aide à relativiser sur cette « agression » et à laisser tomber mes réflexes de défense.

De plus, l'invasion de l'être de Delvin est moins éprouvante que ce microcontact avec Zilla. La jeune femme s'avère être plus droite, plus juste et honorable. La seule ombre sur son parcours est le deuil de son amante qu'elle n'a toujours pas traversé. Elle l'aimait tant... Je n'ai jamais ressenti le quart de cette intensité pour Naran.

Cela n'aide pas à atténuer ma culpabilité. Je me détache de ses bras dès que possible.

— Pardon... J'aurais dû te demander avant, réalise-t-elle avec un temps de retard.

— Ouais, elle fonctionne pas comme Os. Son truc de télépathe, ça se manifeste que quand elle touche quelqu'un apparemment, et ça a l'air puissant, alors vas-y mollo, croit bon d'expliquer Fen.

Delvin le fusille du regard, puis s'excuse platement envers moi. Je lui assure qu'il n'y a aucun problème, quitte à mentir un peu. Je cherche un point d'accroche pour me réancrer sur la réalité présente et je le trouve dans le foulard à pois noirs et gris que Delvin a noué à son cou. Trente-six points noirs pour trente-quatre points gris. Je ne peux pas compter correctement à cause de la pliure. À l'occasion, je demanderai à le lui emprunter pour vérifier si le nombre de points gris équivaut au nombre de points noirs.

— Alors, que voulais-tu nous dire ? interrompt la nature directe de Zilla.

— Il y a mille huit cent trente-quatre kilomètres jusqu'à la destination à laquelle je dois vous guider. Avez-vous suffisamment de ressources pour ce voyage ?

Je n'ai plus envie de me perdre en circonvolution. Je ne veux plus perdre de temps. Je veux partir d'ici au plus vite afin de m'extraire du jugement réprobateur de Kana.

Fen troque admirablement son attitude bougonne pour se recentrer sur son rôle d'intendant. Il m'expose, avec une précision mathématique qui me ravit, l'état de leurs réserves en nourriture, carburant, munitions, produits de première nécessité et eau. Pour ce dernier point, il ne s'agira pas d'un problème : la source du karst est abondante. Nous remplirons aisément les vingt-cinq mètres cubes de leur citerne. Les provisions ne devraient pas non plus manquer. Ils en ont suffisamment et les habitants du karst peuvent leur en distribuer en échange de leur libération. Par contre, nous ne pouvons pas les aider pour les munitions, car nous sommes strictement pacifistes. Or il semblerait que cela puisse s'avérer utile pour leur projet de conquête.

Le plus gros écueil reste de toute manière l'essence. Nous produisons le peu d'énergie dont nous avons besoin avec nos sept éoliennes et nos deux turbines hydrauliques. Il ne viendrait à l'esprit de personne de souiller le karst avec des hydrocarbures.

— Dans ce cas, nous n'avons pas le choix. Il faut marquer un arrêt par Orgö et piller leurs réserves.

Si le mot « piller » attise l'excitation sur les visages des hommes en présence, les trois femmes esquissent une grimace désapprobatrice. Alors je tente de leur expliquer : Orgö est la plaque tournante de la région. C'est par ce carrefour que transitent toutes les ressources de la vallée. Et si nous nous étions toujours bien entendus avec le gouverneur à l'époque où nous leur fournissions sept mille cinq cents gallons d'eau par semaine en échange de deux cents livres de farine et cent cinquante livres de légumes, ce n'est plus le cas depuis le soulèvement. Les adeptes de Kâal ont pris le pouvoir sur Orgö. Nos envahisseurs provenaient de leur milice. Je n'éprouve donc aucun scrupule à leur rendre la pareille.

— Je comprends, finit par lâcher Rana, mais tout de même, y'a bien deux mille habitants à Orgö, et même si quelques habitants du karst acceptent de se joindre à nous pour reprendre le contrôle de votre capitale, nous ne serons pas plus d'une quarantaine pour assiéger une ville fortifiée. C'est du suicide...

— Mille neuf cent trente-trois habitants à Orgö au dernier décompte, et la plupart ne font pas partie des adeptes de Kâal, qui ne représentent qu'un groupuscule minoritaire dont les forces armées s'élèvent à quarante-six soldats, depuis que le gros de leurs effectifs est parti envahir le karst et les terres fermières au nord avec cinquante-huit hommes. La plupart des habitants nous prêteront main-forte, même, une fois qu'ils sauront qu'on peut les aider à destituer les hérétiques.

— Ça ne résout pas le problème des remparts, soupire Delvin.

— Suivez-moi. Il y a peut-être une solution pour ça.

Je les entraîne à travers la cour où cinq résidents du karst s'affairent encore à traîner deux nouveaux corps au centre avant d'allumer un large bûcher. Je retiens ma pulsion de compter l'amoncellement de cadavres déjà présents. Ce n'est pas sain.

J'amène ma compagnie jusqu'à un large hangar s'ouvrant sur l'extérieur et pointant sur Orgö à vingt-deux kilomètres de là. Au-dedans, stationnent paisiblement deux citernes de neuf mètres cinquante-six de long, deux mètres cinquante de large, trois mètres vingt de haut et d'une capacité de quinze mètres cubes, ainsi qu'un camion du même volume. Un groupe de six autochtones s'affaire dans le hangar et me dévisage avec animosité. Je les ignore, préférant expliquer mon plan aux nomades.

— Chaque semaine, nous livrons deux citernes remplies à Orgö et repartons avec ce camion plein de denrées. La prochaine doit avoir lieu après-demain. Pour l'instant, les hérétiques qui contrôlent la ville ne savent pas que nous avons repris le contrôle du karst.

Un large sourire barre le visage sans défaut de Zilla.

— Alors au lieu d'eau, c'est nous qui allons remplir ces citernes, complète-t-il.

— Oui. Ils ne vont pas s'amuser à contrôler le contenu puisqu’ils auront à faire aux livreurs habituels. Une fois garés au point de ravitaillement d'eau, il faudra veiller à sortir discrètement et rejoindre les sous-sols du bâtiment. Là-dessous, il existe un ancien tunnel, qui servait pour le métro avant l'effondrement et qui mène à l'hôtel de ville – reconverti en palais pour ces fanatiques. Si vous éliminez Ogarkäa l'Affranchi, le meneur des insurgés, il y a fort à parier que de nombreux hérétiques perdront la motivation de se battre et préféreront déposer les armes.

Dit comme ça, le plan semble simple comme bonjour. Dans les faits, est-ce que trente-huit personnes seront réellement capables de tenir serrées dans une enceinte fermée pendant quarante-cinq minutes de trajet. Les plus claustrophobes pourraient se cacher dans le camion, mais il vaudrait mieux éviter, car s'il est difficile d'ouvrir les citernes, un garde zélé pourrait, en revanche, très bien soulever la bâche du camion. À moins qu'ils ne s'amusent à frapper la paroi de la citerne. Est-ce que le bruit diffère selon son remplissage ? À partir de combien de litres ?

Plongée dans mes réflexions, je n'avais même remarqué le groupe de six locaux s'approcher de nous. Je reconnais parmi eux deux servantes des augures que j'étais amenée à voir régulièrement et quatre agents au service de la station de pompage, ou de l'entretien des locaux – je ne sais plus exactement. Sans surprise, ce sont les servantes qui me dévisagent avec l'hostilité la plus flagrante.

— N'as-tu donc pas honte, Augure ? De déshonorer ainsi l'Éthérée en te soustrayant à ton devoir ?

— Tu ne dois plus l'appeler Augure, désormais, la reprend la seconde femme.

Je devrais probablement baisser la tête ou présenter mes excuses. À quoi bon ? Cela n'effacera pas le péché que je suis en train de commettre et dont je n'ai que trop conscience.

— Pardon Milla, réponds-je, mais d'autres devoirs m'appellent ailleurs.

Le teint de celle que je viens d'appeler Milla vire au rouge cramoisi. J'ai l'impression qu'elle va exploser sous la pression de l'outrage.

— En filant avec ces païens de bandits ? Et avoir ainsi l'occasion de souiller encore davantage l'enveloppe sacrée que t'a confiée Kana Ariun ? Ton vice me répugne !

L'instant suivant sa tirade, je sens un corps visqueux m'éclabousser et lentement glisser le long de ma joue. Milla vient de me cracher au visage. Je ne réagis pas ; je l'ai mérité. Delvin, en revanche, n'étant pas au fait de nos coutumes, s'interpose et invective la servante.

— Ça va pas la tête ? Laissez-la tranquille ! Ses choix ne vous regardent pas. Et je vous signale que ces païens de bandits vous ont sauvés, alors un peu de respect !

Milla baisse la tête, mais ce n'est que pour mieux laisser planer un regard des plus sombres sur ma protectrice improvisée.

— Tu ne peux pas comprendre. Tu n'es pas d'ici. Si tu savais la portée de son geste, tu lui cracherais au visage, toi aussi.

Sur ce, elle tourne les talons et les quatre hommes s'éloignent aussi comme de crainte d'être contaminés par la peste. Delvin ne peut s'empêcher de claironner un : « C'est ça ! Fichez le camp ! »

Néanmoins, la dernière servante, Amali, reste. Contrairement à Milla, ses yeux ne reflètent pas la haine, juste une peur et une détresse bien compréhensibles.

— Et si l'un de ces hommes t'a fécondée, souffle-t-elle, consciente de l'hérésie de tels propos, que feras-tu du bébé ?

Cette pensée me traverse comme une lance glacée. Elle m'avait effleuré l'esprit avant qu'elle ne la formule, mais je n'avais pas été capable d'y faire face. Cette fois, il le faut bien. J'inspire profondément et tâche de lui rendre un regard digne, qui ne correspond pourtant pas à mon état d'esprit.

— Je m'en débarrasserai.

Probablement rassérénée par mon ton assertif, Amali part rejoindre ses collègues. Dans mon dos, c'est un autre bruit de pas que j'entends s'éloigner à toute vitesse.

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