Chapitre 22

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Wolf

Petit trésor caché, petit trésor chéri. Jamais un vieux loup des sables comme moi n'aurait imaginé croiser le chemin d'un coin de paradis pareil. Certainement pas aux côtés de la plus belle déesse qu'aurait pu m'offrir le Saint Chromé.

Je suis mort et je sillonne les chevauchées ardentes. C'est bien la seule explication qui me vient lorsque la déesse écarte ses cuisses voluptueuses et que je fourre ma truffe avide sur son bouton rosé. Et lorsque je la chevauche et qu'elle crie comme une cylindrée endiablée, alors je crie aussi ma joie et mon bonheur d'avoir accompli assez de mérites guerriers pour mériter ma place au sein de ce nirvana.

Je repose la belle Sara essoufflée par cette échauffourée et nous nous affalons corps contre corps sur notre couche. Que nous sommes bien lotis dans ce nid douillet bâti à la sueur de nos fronts et avec l'aide des bras de la communauté !

Ses cheveux châtains auréolent l'oreiller comme les rayons d'une couronne. Pourrais-je un jour me lasser de passer mes paluches rugueuses sur ses joues douces et tièdes ?

— Je pourrais mourir ici avec toi pour l'éternité, mon soleil.

Elle ouvre ses yeux chaleureux et éclate d'un rire enfantin. Elle s'est fait un jeu de mes mots abstraits.

— Qu'est-ce que tu racontes, mon loup ? Nous ne sommes pas morts. Et la vie suivra encore après nous. Sens !

Elle attrape ma main dans ses minuscules doigts de fée et l'appose contre son ventre. Je ne comprends pas jusqu'à ce que son sourire soleil fasse le jour dans ma caboche. Alors je peux la sentir, cette vie qui palpite.

— Tu veux dire que... ?

Ses lèvres m'apportent leur confirmation en cherchant les miennes dans les replis de ma barbe. Je crois que ce baiser vaut bien toutes les unions que nous pourrions sceller.

o

Delvin

La silhouette féline de Cléa bondit sur moi, agile, et toutes griffes dehors, je sais qu'elle va attaquer sur la droite. J'esquive et contre-attaque d'un coup de coude en plein dans le plexus solaire. Elle grogne, encaisse, puis revient à l'assaut d'une balayette. Là encore, je l'ai anticipée et positionne mes appuis avant d'envoyer mon pied sur son quadriceps. Bloquée de la sorte, je n'ai plus qu'à exercer une poussée pour la faire basculer en arrière. Je m'agenouille sur elle et raffermis ma prise. Elle capitule.

— Bon sang, Delvin, je n'en peux plus. Tu vas finir par me tuer si je continue à m'entraîner avec toi !

La pauvre brune halète et reprend péniblement son souffle lorsque je la libère. Elle éponge son visage avec une serviette et descend une longue rasade d'eau.

— Je veux progresser, Cléa. Ce n'est pas en m'abaissant à ton niveau que je vais y parvenir.

Elle tourne vers moi un regard amer. Je l'ai vexée. Tant pis. Cela fait bien longtemps que l'on me taxe d'acariâtre. Même si c'était loin d'être ma réputation avant. Avant que Marika ne disparaisse.

— Dans ce cas, tu devrais plutôt t'entraîner avec des adversaires de ton niveau, siffle-t-elle avant de partir rejoindre ses amies occupées à tresser des paniers à partir de jeunes bambous.

Je demeure seule à l'ombre du préau où j'ai pris l'habitude de m'entraîner au combat rapproché chaque jour. J'ai beau savoir que les arts martiaux ne sont plus une priorité actuellement, qu'il y aurait bien d'autres activités sur lesquelles je devrais m'investir avec la même énergie entre l'agriculture, la chasse ou la construction. Je me contente de fournir l'effort minimum dans ces domaines. La motivation me manque. Je préfère me perdre dans cet exercice physique absurde. Il n'y a que lorsque ma concentration est dédiée entière à un adversaire que je peux oublier le reste.

Je soupire. Un adversaire à ma hauteur ? Immédiatement, l'image de Zilla s'impose dans mon esprit. Accompagnée de son insupportable sourire narquois. Oui, j'aurais sûrement le challenge que je recherche en m'entraînant avec lui. Jamais ma fierté ne s'abaisserait à le lui demander.

Je quitte l'obscurité pour m'aventurer sous le soleil doux de l'après-midi.

L'activité bat son plein dans le camp, que dis-je, dans notre village. En cinq rotations lunaires, c'est un véritable hameau qui s'est élevé à partir de rien. Bien sûr, il reste toujours les camions et les chars, immobilisés en arrière-plan, mais le nombre d'habitations en dur surpassent désormais nos anciennes et spartiates demeures mobiles.

Les jours passent et s'écoulent dans une improbable harmonie. Les miens semblent se satisfaire du bonheur simple de ne plus craindre les disettes. Les premières récoltes maraichères ont déjà eu lieu, les trappeurs ont trouvé des chèvres dans la montagne et les ont regroupées dans un enclos, certaines sont déjà grosses, au nord, une étendue de jeunes pousses donnera dans quelques années un luxuriant verger et le bois ne manque pas pour construire chaque fois de nouveaux bâtiments, toujours plus grands et toujours plus robustes. Le commerce avec les autres tribus installées sur d'autres rives du lac nous a apporté de nouvelles semences, boutures, ainsi que des poules et des cochons noirauds. Même nos sanguinaires ennemis semblent avoir trouvé leur compte dans cette improbable idylle pastorale. Ils ont construit un ponton, de nouveaux bateaux et pratiquent une pêche si prolifique qu'ils doivent se réfréner pour ne pas gâcher la nourriture.

J'ai l'impression d'être la seule à ne pas vivre cette pause comme un rêve béat.

Bonnie essaye de me consoler en me murmurant que les autres non plus n'ont pas tourné la page. Les Rafales et les Vautours font toujours bande à part, installés de part et d'autre du centre du village. Et pourtant, je vois bien, au fil des semaines, le centre en question se remplir de nouvelles constructions, de nouvelles activités et les deux parties ne craignent plus de se mêler ou de coopérer. Je vois bien les rapprochements à chaque fois que nous dînons ensemble autour d'un large feu. Les éclats de rire résonnent en commun et il n'est plus rare de voir des jeunes femmes de notre colonie s'enfuir en pouffant, main dans la main, vers la cahute de l'un de ces barbares. Même Rana m'a confié trouver leur rustre de second « attirant » !

J'ai l'impression d'être la seule à ne pas avoir tourné la page.

En sortant du hall, je découvre la silhouette longiligne du chef des Rafales attablée sur un rondin de bois et occupée avec un de ses acolytes à démonter et nettoyer minutieusement les pièces de diverses armes à feu. Leur entretien est pourtant à peu près aussi prioritaire que l'entraînement aux arts martiaux. Sa longue chevelure soignée esquisse un mouvement dans l'air lorsqu'il remonte la tête. Son regard d'émeraude croise le mien et il me gratifie d'un sourire languissant. Je frémis, mais demeure de glace. Je préfère l'ignorer et tourne les talons en direction de la fontaine.

Ce que nous appelons la fontaine est en réalité une vasque vers laquelle atterrit une dérivation de la rivière, de sorte que nous ayons un accès d'eau potable permanent au centre du village. Je m'assois sur le rebord et plonge mes mains dans le bassin pour rafraîchir mon visage après l'effort de l'entraînement. Le miroir cristallin me renvoie l'image d'une femme aux traits durs. J'ai l'impression que ma grâce et ma jeunesse se sont évaporées ces derniers mois, ruinées et rongées par la haine et le chagrin. Mes cheveux repoussent en pagaille. Je les avais coupés au plus court quelques semaines auparavant, sans doute pour perpétuer le souvenir de ma bien-aimée au crâne rasé plutôt que de me rapprocher de la coquetterie absurde de ma Némésis. Ils ne ressemblent désormais plus qu'à un amas de mèches brunes désordonnées.

Je soupire et croise le regard de Sara en relevant la tête de mon reflet. La jeune fille s'avance et s'installe à côté de moi sur la fontaine.

— Est-ce que je peux te parler, Delvin ?

Présentement, je préférerais annihiler mon existence et envoyer dans les roses quiconque se risque à me parler, mais j'ai un rôle à tenir. Même si cela fait longtemps que Bonnie dirige officieusement la colonie à ma place.

— Que t'arrive-t-il, Sara ?

— Et bien...

Elle commence à triturer les pans de sa robe avec nervosité, ne sachant probablement pas par quel bout amener le sujet. Sara a toujours été timide, mais je crains qu'au vu de cette gêne, cette fois exacerbée, le sujet de sa venue ne risque pas de me plaire.

— J'ai discuté avec Nona. Elle a proposé d'officier une cérémonie d'union entre Wolf et moi. Comme tu es notre cheffe, j'aurais voulu te demander ta bénédiction avant.

Je cligne des yeux plusieurs fois, pas bien certaine de ce que j'entends.

— Un mariage ? Mais pour quoi faire ?

C'est vrai ça ! Quand des gens désirent être ensemble, il leur suffit d'être ensemble. Certes, on a bien eu quelques célébrations de ce genre entre Timoé et Duniah ou Uma et Alix, mais j'ai toujours trouvé un besoin excentrique, presque capricieux, à cette volonté d'afficher aux yeux du monde l'amour au sein d'un couple.

Nous pouvions cependant nous permettre ce genre de caprice dans notre situation sédentarisée et confortable actuelle. En réalité, cette petite pointe au cœur que je ressens vient du fait que Sara ait choisi le pire rustre, sorte de croisement entre un ours des montagnes et un loup, comme compagnon.

Mon amertume et mon ton sec la font se rétracter. Elle rougit et redouble de malaise.

— Je sais que ce n'est pas nécessaire, mais on voudrait le faire pour pouvoir accueillir notre enfant.

— Un enfant ? Tu veux dire que...

Elle n'a pas besoin d'en dire plus. À la façon dont elle sourit timidement et caresse son ventre, la réponse est évidente. Mon sang se glace.

Je voudrais taper du poing dans l'eau, crier pour maudire ce monde qui continue à tourner sans moi et conspuer tous ceux dont le bonheur renaît des cendres de nos champs de bataille.

Mais je ne fais rien de tout cela. Je me contente de prendre Sara avec tendresse dans mes bras, comme une manière de masquer mon trouble et de lui montrer mon soutien là où ma gorge nouée échoue à le faire. Elle veut que je lui accorde ma bénédiction ? Quel monstre serais-je de ne pas la lui donner ? Même si je considèrerai toujours le père de son enfant comme notre ennemi, Sara l'a choisi.

— Je suis contente pour toi, parvins-je à dire dans un souffle duquel, j'espère, ne transperce pas trop ma propre affliction.

Ces simples mots suffisent à la soulager. Sans doute s'était-elle préparée à une réception plus glaciale. Elle me remercie chaleureusement avant de retourner vers la partie du village habitée par les Rafales, sans doute pour rejoindre les bras de l'homme-bête.

Accepte-le, Delvin. Accueille ce monde qui tâche de se rebâtir au-delà des querelles. C'est ce qu'aurait voulu Marika.

Et alors que je repense à elle, l'injustice me bouffe l'estomac en un éclair. J'aurais pu me marier avec elle, moi aussi.

— Tu la reverras.

Je sursaute et me retourne d'une traite alors que mon cœur vient de louper un battement. Même perdue dans mes pensées, je me laisse rarement surprendre. Instinct de survie surentraîné oblige. Mais Os a cette faculté de se faufiler aussi furtivement qu'une masse d'air.

Sa silhouette frêle ourlée de larges étoffes et chargements offre un tableau détonnant. Bien qu'il ait pris des muscles ces derniers mois et semble même avoir grandi, il apparaît enseveli sous les gibiers qui pendent à ses épaules : trois lapins et un renard. L'étrange prophète ne se mêle pas aux activités de groupe et préfère partir chasser en solitaire pratiquement tous les jours. Selmek l'accompagne quelquefois, mais le laisse seul avec son chien la plupart du temps.

La chasseresse affirme qu'il n'a plus besoin de son aide et maîtrise le tir, désormais. En réalité, c'est surtout parce qu'Os lui a expliqué qu'il souhaitait être seul, qu'il s'agissait même d'une nécessité.

Autant dire qu'entre son étrangeté et son exclusion volontaire, le garçon blanc comme les cimes des montagnes est un électron libre en périphérie de notre colonie. Le seul qui parvient à entretenir un semblant d'intimité avec lui est cette enflure de Zilla.

Je l'ai compris à force. Qu'entre Zilla et Marika, il avait fait son choix, ce jour-là, sous ce pont en ruines. Pour cette raison, j'ai souvent rêvé de le suivre lorsqu'il partait chasser seul, de le poignarder et de laisser son corps pourrir dans les bois.

Mais à quoi bon ? Os n'a aucune notion du bien ou du mal en lui. Il ne répond qu'aux forces du chaos qui le guident dans cet univers. Je sais qu'il ne voulait pas voir notre cheffe morte. C'est juste... arrivé. Et le tuer ne la fera certainement pas revenir. Rien ne peut la faire revenir. Alors pourquoi affirme-t-il que je la « reverrai » ?

— Pardon ? m’exclamé-je sur un ton outré.

— Marika et toi, vous vous reverrez.

Je bouillonne entre la colère de l'entendre raconter ces inepties – depuis quand les morts reviennent-ils à la vie ? – et le mince espoir que creusent ses paroles dans ma poitrine.

— Comment ? Une fois que je serais morte, c'est ça ?

Il hausse les épaules avec un dédain insupportable, faisant s'agiter les oreilles des lapins morts attachés sur son épaule.

— Non, vivantes. Mais pas dans ce monde-là.

— Qu'est-ce que ça veut dire ? Qu'est-ce que tu as vu ?

— Je ne saurais le dire.

À son air divaguant, je comprends qu'il ne sera pas fichu de m'expliquer davantage. La rage l'emporte, finalement. J'envoie ma main dans le bassin et fais éclater une large gerbe d'eau. Cette dernière l'éclabousse, mais il ne bouge pas d'un cil. Ses prophéties cryptiques se réalisent toujours et pour cela, elles m'agacent d'autant plus.

— Fous le camp !

— Pardon. J'espérais te consoler, pas te faire encore plus de peine.

— Trop tard. Le mal est fait depuis longtemps.

Même sans ses talents de télépathe, il perçoit sans mal l'allusion. Mais il semblerait qu'il s'en contrefiche. J'entends ses pas s'éloigner et m'abandonner à mon marasme.

D'un autre côté, ces paroles instillées en moi comme du poison commencent à m'animer d'une énergie nouvelle.

On se reverra ?

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