Chapitre 3

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Aristote

Par la sainte mère des moteurs quatre cylindres ! Comme je déteste ces pupilles mortes qui fixent le vide et luisent d'un éclat malsain. Ce gosse est diabolique. Je l'ai toujours dit ! Mais qui écoute ce bon vieux Aristote ? Qui prête encore l'oreille à ses jérémiades ? Plus personne ! Ben ils le regretteront bien quand le maléfice qui habite sa carcasse s'abattra sur nous. Il sera trop tard pour venir demander pardon à ce bon vieux Ari. Trop tard ! Quoiqu'ils pourront toujours venir me lécher les bottes dans l'enfer où on cuira tous. Même là, y'en aura encore pour venir me réclamer du ragoût de pigeons. Indécrottables pillards.

Ce suppôt du Diabolique suinte le malheur et son squelette de brindille n'héberge pas une âme. Je me souviens bien de ce jour maudit où ils décidèrent d'accueillir ce démon à bras ouverts.

C'était un pillage classique, une exploitation agricole de tubercules où les cueilleurs sont réduits en esclavage par une poignée d'adipeux au seul prétexte que le terrain leur appartient. Quel allumé avait bien pu pondre un concept aussi farfelu que la « propriété » ? Je me le demande bien !

Les Rafales ont beau se pavaner comme des guerriers chevronnés, même le plus impitoyable des combattants a besoin de se remplir la panse. Une exploitation agricole est une cible facile, peu glorieuse, mais nécessaire. La résistance avait été moindre. Ces pauvres forçats avaient déjà le dos usé par des journées de travail, courbés vers le sol. Ils accueillirent l'arrivée de leurs assassins presque comme une délivrance. Un seul se rabaissa à supplier au moment de sa mort : le propriétaire.

— Pitié, ne me tuez pas ! Je peux partager un secret.

J'étais, non loin, dans la réserve, à passer en revue les graines qu'ils avaient en stock.

— Parle alors, et on verra si ça mérite qu'on te laisse la vie sauve.

Je connaissais Demeter depuis plusieurs années pour savoir à son sourire et la dentition jaunie qu'il dévoilait, qu'épargner une vie n'était pas un concept qui lui était familier. Le type pouvait toujours promettre de le couronner maître de l'univers, la machette de Demeter finirait quand même couverte de son sang.

Le bonhomme grassouillet se traîna à genoux et lui murmura sur le ton de la confidence (sauf que je pouvais encore entendre) :

— Vous voyez le gamin là-bas ? Le petit maigrichon avec des cheveux blancs, des grands yeux vides et la peau translucide ?

Je tournai la tête aussi. Quand bien même ne l'aurait-il pas pointé du doigt, qu'on l'aurait quand même repéré. Il dénotait net, noyé dans la masse des autres ouvriers-esclaves bosselés et rougis par le soleil. Quel tour étrange nous joue le Saint Chromé ? Dissimuler cette engeance sous les traits d'un garçon à l'apparence aussi inoffensive ! Quelle perfidie...

— Et ben il a des pouvoirs surnaturels ! Si, si, je vous jure ! Il pouvait prévoir la pluie des semaines à l'avance, savait quand une parcelle de terrain allait se choper la méricelle ou quand un vent radiocosmique pointerait son nez. Parfois, il part en transe et se met à baragouiner des trucs étranges, il exhume des secrets sur les gens que personne n'aurait pu connaître. Je vous le dis parce que des gars bien rodés comme vous sauront sans doute lui trouver une utilité...

— Et quel rapport avec toi ? interrompit Demeter, nullement impressionné.

— Je... je peux le convaincre de vous aider. Je suis son maître après tout, il m'obéira, je...

Le propriétaire ne termina pas sa phrase, à sa décharge, la machette en travers de sa gorge ne lui permettait plus de parler.

— C'est gentil, mais je crois qu'on peut se débrouiller sans toi, le vioc.

C'est ma faute. Que le Saint Chromé me pardonne ! J'aurais dû retenir Demeter à ce moment-là. Lui raconter tout ce que je savais. Peut-être aurais-je pu le convaincre de ne pas aller voir Zilla. Le gamin serait mort, on serait repartis. Sur le moment, j'ai pas fait le lien, j'ai pas appréhendé l'information suffisamment vite et j'ai même suivi Demeter, curieux de savoir ce qui allait se passer plutôt que de le stopper.

Demeter informa Zilla des propos de l'ex-propriétaire. Tous deux pouffèrent de rire.

— Et puis quoi encore ? Il invoque une Dyna enflammée géante et transforme la flotte en essence ?

Ils repartirent de plus belle dans leur fou rire. Je ne riais pas moi. Une méfiance intestine me courbait les tripes, bien que je n'en comprenne pas encore le fondement. Des cris s'élevaient à quelques mètres. Armin et Vaslow s'occupaient déjà d'égorger les esclaves un par un. On aurait pu se contenter de piller leurs ressources et partir, mais depuis qu'on s'était rendu compte qu'un groupe de Vautours, constitué des survivants de nos pillages, nous suivait et grappillait les miettes de ce qu'on laissait sur place, on avait tendance à pratiquer une politique de la terre brûlée assez extrême. Arrivés à hauteur du marmot pâlot, Vaslow le souleva, comme une plume, par le col et s'esclaffa avec Armin.

— Hey, la grande folle !

C'était leur manière d'interpeller le chef. À la place de Zilla, j'aurais recadré ces impertinents depuis belle lurette, mais il se disait au-dessus de ça. L'idiot. Ça lui retombera dessus un jour s'il ne mate pas un peu mieux ses troupes.

— On te le garde de côté celui-là ?

— C'est ton genre, non ?

Zilla fit basculer ses iris d'un vert perçant sur le duo d'allumés et ordonna sur un ton pincé :

— Ramenez-le ici.

Vaslow traîna le sac d'os par le bras. Jamais nous ne sûmes son vrai nom puisqu'un silence consternant suivait toujours la question quand on la lui posait, aussi le surnom d' « Os » resta. Il ne résista pas outre mesure à la poigne du lancier et tomba comme une loque à genoux devant Zilla. Debout, il lui arrivait déjà à peine aux clavicules, raccourci de la sorte, il était à hauteur de sa ceinture. Je tentais de lui estimer un âge, sans succès, son corps était relativement chétif et juvénile, mais les traits de son visage étaient marqués de l'innocence volée depuis trop longtemps. Ce qui était courant après avoir échoué esclave dans une plantation de tubercules. Il pouvait avoir entre quinze ou dix-huit ans, peut-être plus, peut-être moins.

Zilla attrapa la touffe de cheveux sans couleur derrière laquelle il se cachait et lui releva la tête. Ses yeux... Ô Seigneur ! Comment ne peuvent-ils pas se rendre compte que ces yeux ne sont pas humains ? Si translucides qu'on pouvait y voir les vaisseaux rougeâtres en effleurer la surface. Ils se voilèrent. Deux fenêtres vitreuses rivées sur Zilla. Alors il parla. De cette voix faible, mais si audible du fait du sortilège du démon qui s'en empare.

— Tu ne devrais pas être ici. Ta sœur... Tu dois rejoindre ta sœur.

Ses paupières clignèrent comme s'il semblait revenir à lui, à la réalité. Il saisit la main de Zilla posée sur son front et l'observa sous toutes les coutures.

— Elle est intacte... constata-t-il comme s'il s'en étonnait.

C'était la première fois que je voyais Zilla à ce point décontenancé. C'était à peine perceptible. Un frisson qu'il réprima vite. Puis, il tourna sur ses talons et marcha tête baissée, mains dans les poches, vers le soleil couchant. Il ne laissa pas d'instructions. Le moment aurait été idéal pour trancher la gorge de l'enfant. Nous n'en fîmes rien.

Plus tard, j'essayais de questionner le chef à propos de sa sœur, profitant d'un moment seul avec lui, il se contenta de soupirer.

— Je n'ai pas de sœur. Je n'en ai jamais eu.

Il ne refit plus jamais mention de cette scène. Le Saint Chromé a ses mystères qu'il convient d'ignorer.

Toujours est-il que le démon commença à véritablement déployer ses obscurs desseins lorsqu'il désigna des directions et le détail de ce qu'on y trouverait. Plus il suscitait curiosité et intrigue chez les autres, plus ces dons impies réveillaient en moi d'autres souvenirs troubles.

J'ai vu ce que les créatures de son espèce peuvent faire. Je revois les flammes engloutir ma ville natale, ma maison, ma famille… C'était un monstre, sous les traits d'un enfant ! Ce sont ses tentacules invisibles qui ont tout embrasé. Nous sommes fous si nous pensons pouvoir utiliser ces pouvoirs dangereux à notre compte. C'est orchestrer notre propre destruction.

Il est déjà trop tard pour le chef. Il s'est déjà vautré dans le péché et a été envoûté par cette créature du Mal, mais il n'est pas trop tard pour nous autres.

Ô Saint Chromé, donne-nous la force !

o

Grimm

Je me tire de ce trou à bite, large et mou comme une chambre à air. Tu sens que c'est pas leur credo l'exercice physique à ces abrités. Peu importe, la sensation est pas désagréable. Je pourrais même prendre mon pied tant que je mate pas sa tronche. Faut dire que mes gars lui ont fourré un pot d'échappement décroché par les bourrasques dans le gosier. Punaise, ça a fait un drôle de craquement quand ça lui a pété les dents. Bref, entre la ferraille éclatée, ses larmes de grognasse et les filets de sang qui dégoulinent de son groin, on peut rêver mieux comme image érotique. Mais c'est pas pour ça que j'arrive pas à me finir.

J'ai d'autres tracasseries en tête. Et bien sûr, ça remonte quand je les vois fourrer leur pif, au chef et à sa pute, hors de leur terrier. J'y crois pas, ça reluit tellement qu'on les voit briller d'ici. Ah ça pour se pomponner, ça veut bien y passer du temps !

Je pousse l'espèce de truc visqueux qui servait autrefois de portoir à vagin et fais un signe à Daib.

Daib, c'est mon meilleur gars. Un grand black taciturne, mais bougrement solide.

— Viens, faut qu'on aille causer à Luth.

Fen l'avait foutu de garde sur la passerelle. Vu que Luth a pas combattu, il lui refourgue la corvée au prétexte qu'il a moins besoin de repos que les autres. En vrai, c'est surtout qu'il tire jamais son coup, le puceau, alors autant le faire bosser pendant que les vrais mecs profitent un peu.

Un petit coup d'œil vers le feu de camp, toujours en ciblage sur Blondie de dos et Sac d'Os. Accaparés par leur brochette, on n'existe plus dans leur cosmos. Je m'embarque avec Daib dans ma traîne sur l'antique escalier branlant, qui pousse des hurlements de banshee à chaque marche. Le truc est fin comme une dentelle en fer, de même que la passerelle qu'il permet d'atteindre. Ce serait quand même con de finir avec une fracture de la clavicule à cause d'un édifice en ruine, alors qu'en vingt ans de combats à mort, j'ai jamais été blessé plus sérieusement qu'une estafilade jusqu'à l'os.

Avec le raffut que fait cette tempête, t'entendrais pas un moteur bicylindre en V culbuté, et vu la teneur en alcool de ce distillat qu'on a siphonné à ces bouseux, y'a plus grand monde pour se soucier de ce qu'on part fabriquer là-haut.

Luth est là, sur son perchoir de fortune, emmitouflé et caquetant dans une couverture rêche. Faut dire que vu comment ça tape là dehors, y'a de quoi se faire une bonne flipette. Et Luth est déjà flippé de base. Le projo est braqué sur des volutes de sables qui semblent se bagarrer comme une meute de chiens enragés. Les gars ont pas couvert les vitres sur cette façade, car elle est abritée par le bâtiment voisin. C'est le seul endroit d'où nos charmants hôtes pourraient contre-attaquer. Mais si vous voulez mon avis, c'est superflu comme précaution. Ces pleutres oseront jamais venir sauver leurs petits copains en pleine tempête, et même sans ce barouf, en fait. On les a écrasés, point barre. Mais bon, aux dernières nouvelles, c'est pas encore moi qui décide ici !

— Alors Luth, on attend pour se faire épiler le maillot ?

La touffe de cheveux châtains sursaute et en fait glisser sa couverture.

— Putain Grimm ! Tu m'as foutu la trouille.

— Je me demande bien ce qui te fout pas la trouille dans ce putain de monde hostile !

Il se contente de soupirer. Daib est prévoyant, il a ramené une outre de leur alcool maison et nous le sert dans des timbales. On trinque par habitude et on laisse le temps au breuvage de nous chauffer les joues avant d'ouvrir la causette.

— Tu avais quelque chose à me demander Grimm ? qu'il entame le Luth.

— Ouais. C'est à propos de notre petit projet.

Effet immédiat. Luth se contracte et lance des regards paniqués tout autour. Relax mec. Personne ne nous voit, personne ne nous entend, et quand bien même, il aurait pas trop intérêt à la ramener, le gars. Foi de Grimm. Comme il ne réagit pas, je suis bien obligé de poursuivre. Pas envie d'y passer la nuit avec ces conneries.

— J'ai besoin de m'assurer qu'on peut compter sur toi quand...

— Merde Grimm ! Tu veux vraiment le faire ?

Une fois de plus, il jette un regard par-dessus mon épaule. Je n'ai pas besoin de me retourner pour savoir qui il cherche. Je m'étais promis de l'ignorer, mais je craque quand même.

— Oh c'est ici que ça passe, empaffé ! Ils captent rien de ce qu'on fout ! Ils sont trop occupés à se murger la gueule en bas.

— Ne dis pas ça ! Il... Il sait déjà, c'est sûr...

— Et alors ? Zilla m'a calé une balle entre les deux yeux ? Regarde bien ! Tu vois quelque chose là ?

Je lui braille dessus en pointant mon front du doigt. Luth recule encore d'un pas. Je continue.

— J'en ai rien à carrer de monsieur le devin. Tours de magie ou pas, il finira six pieds sous terre aussi, une fois que j'aurai réglé son compte à Zilla, et je veux m'assurer que toi, notre nav', tu ne te mettes pas en travers de ma route.

L'avantage d'être un couard de naissance, c'est qu'on apprend vite à gérer sa peur et à vivre avec. Enfin, j'en sais rien, c'est pas un truc que je connais bien. Mais Luth semble faire face. Il hésite, mais je sais qu'il va céder.

C'est pas un bon à rien, mais presque quand même. Il ne sait pas se battre, il sait conduire, mais pas piloter, il sait refaire un plein d'essence, mais il n'est même pas foutu de changer un joint de culasse et il serait capable de faire crever toutes les plantations en deux semaines si on lui en confiait la charge. Luth était peut-être encore sur la liste des personnes indispensables lorsqu'on avait besoin de lui pour décider des trajectoires. Mais depuis deux mois, il tourne en rond, conscient de sa finitude. Pour l'heure, les Rafales se portent bien, mais foi de Grimm, la moule durera pas. On se dirige vers l'est, à ce qu'on dit, les villages se font de plus en rare par là-bas, les terres de plus en plus arides... À la prochaine disette, c'est pas à Luth qu'on donnera des rations de bouffe en premier. Lui, plus que quiconque, a tout à gagner à voir Sac d'Os disparaître. Même s'il n'a rien contre lui.

— Comment vous allez vous y prendre ?

— Je sais pas encore. On guette l'occasion. L'idéal ce serait pendant un assaut. T'as ton mot à dire sur la répartition des groupes, non ? Arrange-toi pour nous coller moi et mes gars, dans un groupe avec le chef, et la brigade de Wolf, loin, et ça devrait bien se passer.

Je lui adresse un sourire carnassier qui le fait prendre une couleur bien pâle.

— Quand tu seras chef, tu sauras te rappeler de moi, hein ?

— Mais bien sûr.

Alors on se serre la main entre bonshommes. Chez les Rafales, ce geste vaut un pacte signé au sang. C'est ton honneur que tu engages. Poule mouillée ou pas, Luth se défilera pas.

o

Talinn

Immense agencement de tours grises. Quadrillage parfait, limpide, avenues larges et asphaltées. Architecture fantasque et espacements calculés. Cette ville était dense, animée, fut un temps. Aujourd'hui, le sable recouvre tout. La tempête avait causé des dégâts, mais la plupart de ces ruines manifestaient leur décrépitude avancée bien avant son arrivée.

Nous explorions ces artères désertes avec Luth. D'après Os, il n'y avait plus aucun habitant dans le quartier est de la ville, le chef avait envoyé quelques troupes achever ce qu'il restait de la colonie, dans la zone sud. En tant que géologue, météorologue et surtout, hydrologue, je m'intéressais au réseau d'eau potable que les autochtones des générations précédentes avaient mis en place. Impressionnant système de tuyaux de fonte qui desservait plusieurs bâtiments. Nous suivions les canalisations, parfois enterrées, souvent rafistolées, longeant les murs, s'abritant sous des toits et agrémentées, çà et là, de pompes de relevage pour assurer un débit constant. Le réseau terminait sa course sur une usine de désalinisation rouillée et bigarrée d'un patchwork de tôles désassorties. Sur son toit, une ribambelle d'éoliennes de fortune dansait à vive allure. Sans doute l'une des seules usines encore en fonctionnement dans cette ville, avec la ferme hydroponique. À l'intérieur, je prends soin de faire des relevés, schémas et de prendre des notes sur l'installation, si vétuste soit-elle. Je regroupe aussi les filtres, pompes, tuyaux et raccords que nous pourrons envisager de revenir chercher avec une remorque.

Dehors, Luth a déjà poursuivi la trace des tuyaux vers l'amont. Je le rejoins et nous arrivons sur une étendue plus aérée. En contrebas, la vision de l'horizon qui s'offre à nous est à la fois glaçante et titanesque : la mer. Pas seulement une mer noire et frisée d'écume. Cette mer-ci avait englouti les vestiges d'une civilisation passée.

Au cours de mes pérégrinations, j'ai souvent vu d'anciennes villes côtières qui avaient tenté d'endiguer la montée des eaux : immenses murailles construites à la va-vite, non conçues pour durer dans le temps. Peut-être était-ce qui s'était passé ici. Peut-être avaient-ils tenté de sauver leurs fières constructions, leurs hauts gratte-ciels et leurs bâtiments à l'architecture ornementale. À la fin, c'est toujours l'eau qui gagne.

La vue sinistre de ces rues à moitié englouties, de ces quelques lampadaires qui s'échappent des remous sombres comme les épines d'un coléoptère, de ces carcasses de voitures bercées par les vagues, nous plongea, Luth et moi, dans un recueillement respectueux. Quand bien même ce n'est pas le premier tableau de cette tragédie que je vois, le même état de fascination et d'humilité me prenait chaque fois à la gorge. Des dizaines, peut-être des centaines d'années, avaient été nécessaires pour bâtir ces sociétés, pourtant il suffisait d'un revers de la nature pour les détruire consciencieusement. Peu importe notre acharnement et notre arrogance, nous ne serons jamais que des insectes face à ces forces qui nous dépassent.

— C'est donc ça la mer ?

Luth ne l'avait jamais vue. Cette immense flaque salée s'étend à perte de vue. Impossible de la traverser. Nos roues ne flottent pas.

— Oui, il va falloir continuer notre route vers l'est. On rentre ?

Mais Luth n’a pas l’air décidé à bouger. Assis sur le rebord du ponton, il semble comme épris d'admiration pour ces vestiges du passé.

— Comment se fait-il qu'ils aient construit tout ça sur l'eau ? Est-ce qu'ils vivaient dans l'eau ?

— Non. Ils ne s'attendaient pas à se retrouver submergés. Le climat a changé et le niveau de la mer a monté.

Luth se retourne vers moi. Une lueur suspicieuse dans le regard.

— Comment peux-tu savoir cela ?

— J'ai lu beaucoup de livres.

Mais ça, c'était avant d'être embarqué chez les Rafales. Mon érudition m'a sauvé, mais je ne peux plus l'entretenir en compagnie d'individus qui ne considèrent pas un livre autrement que comme un combustible. Luth observe un silence que je pourrais presque interpréter comme envieux. Je peux le comprendre. Les connaissances de l'Ancien Monde se perdent et c'est un privilège rare que d'en posséder quelques clés. Même si elles ne sont pas de la plus haute utilité pour la survie du quotidien.

Luth finit par abandonner sa contemplation. Perdu dans ses rêveries, peut-être s'imagine-t-il pouvoir franchir cette étendue infinie, voir ce qui se trouve de l'autre côté. Comme je comprends ses lubies d'explorateur. Un jour peut-être, la terre s'arrêtera et les Rafales seront alors obligés d'embarquer sur l'eau. Ce sera sûrement une révolution fascinante et excitante pour Luth. Pour ma part, je suis heureux tant que je peux me contenter du sable et de la terre ferme.

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