Chapitre 29

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Delvin

Progresser aux heures les plus sombres de la nuit n'est jamais une partie de plaisir. Mari avait l'habitude de dire que j'ai des yeux de chat. Je n'ai hélas pas hérité de leur nyctalopie. Néanmoins, grâce aux indications précises d'Os – cela m'écorche de l'admettre – nous trouvons un accès aisé à escalader sur la falaise. Ces remparts naturels présentent l'insigne avantage d'être bourrés de failles. Les éoliennes, bâties au sommet de ce relief, nappent la nuit de leur vacarme et couvrent notre approche.

Je grimpe en première, Rémy et Élis sur mes talons, Cléa ferme la marche. Je me sens confiante après ces trois séances d'entraînement éprouvées avec Zilla. J'en ai plus appris en ces quelques heures qu'en des mois de pratique solitaire. Cela faisait longtemps que je n'avais pas senti que je m'améliorais. Je n'ai qu'une hâte : pouvoir le rétamer avec ses propres techniques.

Je n'irai pas jusqu'à dire que cela se passe bien. Lors de la dernière séance, il a tenté de corriger ma posture et a frôlé ma poitrine sans délicatesse. Je me suis écartée d'un bond, non sans lui lancer l'habituel regard véhément – le seul qu'il mérite. J'étais si offusquée qu'il me touche à un endroit où personne, hormis Marika, ne m'avait jamais touchée. Il a levé un sourcil, d'abord surpris, avant de comprendre et d'éclater de rire.

— Tu es au courant que les femmes ne m'intéressent pas ? Rassure-moi...

Son ton moqueur m'insupporta tant que j'ai tourné les talons, apposant une fin prématurée à cette session. Alors qu'il m'aurait été si simple de croiser les bras et de rétorquer sur le même ton : « Et moi, je ne suis pas intéressée par les hommes, alors garde tes mains baladeuses à distance, espèce de dégueulasse ! »

Mais rien n'est venu.

Peut-être qu'il y avait dans la lueur verdoyante et malicieuse de ses yeux quelque chose qui faisait que son toucher ne m'avait pas laissé aussi insensible qu'il l'aurait dû. Et je me haïssais pour cela autant que je le haïssais.

Mue par cette rage, j'abats mon premier coup de lame en travers de la gorge du premier garde. Il n'a rien vu venir. Bien. Je ne discerne aucun grabuge en face, alors j'ose espérer que l'aile de Wolf procède à cette purge avec la même discrétion. Nous progressons le long du chemin de ronde et mon cimeterre s'abreuve à chaque nouvelle rencontre. Mes trois accompagnants font de la figuration. Et moi, je sens mon maelström d'émotions s'apaiser à mesure que je le déchaîne sur ces hommes.

Os avait raison, encore une fois ; ils sont complètement à la ramasse et meurent probablement avant même de réaliser qu'ils sont attaqués. Je me surprends à presque souhaiter qu'une alarme se déclenche tant je rêve d'un meilleur challenge.

o

Rana

Je ne l'avais même pas vu arriver sur la droite. C'est le fumet pestilentiel d'alcool dans sa traînée qui m'a alertée. Pour autant, je n'ai pas le temps de réagir avant et son couteau entaille superficiellement mon abdomen. Je serre les dents, attrape son épaule et l'envoie valdinguer contre le mur comme s'il n'était qu'un ballot de paille. Son crâne s'écrase contre la paroi creusée dans le grès. C'était peut-être même pas nécessaire que je plante le mien – de couteau – dans sa poitrine ; le choc avait l'air de l'avoir assommé. Mais bon. On n'est jamais trop prudent.

— Ça va Rana ? questionne Donovan derrière moi lorsqu'il voit l'hémoglobine couler de mon torse.

Je réplique par un grognement qu'il interprétera comme un « oui », ou pas, peu m'importe. Je passe une main sur mon front et tire mes paupières comme si ça pouvait les aider à se décoller. Y'a pas à dire, j'ai pas les yeux en face des trous. Cette trop courte nuit ne m'a été d'aucun repos. J'essaye de focaliser ma vision sur le moment présent, mais forcément, dans ce tunnel trop sombre, c'est l'image de Fen qui s'écrase fatalement sur ma rétine.

Bordel. Qu'est-ce qui ne va pas chez moi ? Qu'est-ce qui m'a pris de le retenir ? De passer la nuit avec lui ? De... Merde, je ne veux pas y penser, mais j'y pense quand même.

Je n'ai même pas réussi à le détester la première fois qu'on s'est vus. Celle où il a buté Louve. Il a fait ce qu'il y avait à faire. J'aurais fait la même chose à sa place. Bien sûr que j'ai l'impression de trahir Louve et sa sœur tuée par ces barbares en étant incapable de les venger. Mais qu'y puis-je ? C'est pas mon truc. Rendre coups pour coups ? Et donc, l'escalade est censée s'arrêter quand ?

Puis en fait, je me dis que j'aurais mieux fait de forcer le trait de la haine. Ça m'aurait évité de tomber dans ça. Ça ? C'est ce regard perdu qu'il me lance à chaque fois qu'il croise ma route, cette manière qu'il a de se figer dès que je l'interpelle – quel que soit le sobriquet employé – et la manière dont ça me terrasse en retour. Non, je ne pouvais pas me laisser aller à ça. Pas après ce que j'ai vu dans cette ville morte. Mais j'ai pas pu m'en empêcher.

Je voudrais tellement réussir à le haïr.

Karima pose sa main sur mon épaule, signe qu'il faut qu'on se bouge. Je récupère ma lame et progresse dans la galerie. On (c'est-à-dire moi, Karima et deux Rafales pas contents d'avoir été collés dans nos pattes) est descendus par un étroit escalier et on tente de se faufiler sans trop attirer l'attention. C'est pas bien difficile. Les couloirs sont tortueux, mal éclairés et ça braille de partout quand ces sacs à vin sont pas carrément raides.

Puis je l'entends. Ce cri déchirant. Celui d'une femme en proie à la violence des hommes, qui sait que personne ne lui viendra en aide, mais qui crie quand même parce qu'elle est terrifiée. Je l'ai déjà entendu un paquet de fois et je déteste l'entendre.

Cela me ramène encore et toujours à ces merdes, à ce cercle de haine et de destruction. Toujours la même rengaine depuis des millénaires : des hommes qui écrasent les femmes parce qu'ils s'imaginent qu'ils peuvent les dominer en toute impunité. Et pourquoi croiraient-ils le contraire puisque personne ne les en empêche et que tout les y encourage ?

Je sens les larmes me grimper aux yeux et toute cette rage que je n'arrive pas à déchaîner contre Fen, je la laisse exploser ici, dans cette pièce.

Je ne réfléchis pas. Je m'y engouffre sans même vérifier que les trois autres me suivent. À l'intérieur de ce qui ressemble à une chambre, deux types tiennent la femme qui crie. L'un écarte les pans de sa robe bleue et déchirée de prêtresse pour qu'un troisième type puisse enfoncer sa bite dégueulasse entre ses cuisses. Un quatrième se branle mollement sur un pouf et un cinquième s'astique plus vigoureusement en attendant son tour. Je ne cherche pas à analyser davantage.

Ma lame se plante – dans l'ordre – dans la gorge du quatrième, tranche sous les omoplates de numéro trois et s'enfonce dans le bide de numéro cinq. Numéro deux réagit enfin et tente de lutter, mais juste avec sa bite et son couteau, il va pas faire long feu. Numéro un semble un peu plus vif d'esprit, puisqu'il part fouiller dans un tas de fringues, probablement à la recherche d'une arme à feu. Puis Donovan l'intercepte en défonçant son crâne d'un coup de hache.

Je ne sais pas s'il l'a fait parce que son chef a spécifié d'éviter les coups de feu au maximum, du moins tant que l'alarme n'est pas donnée, ou s'il l'a fait pour buter un violeur. Je ne crois pas trop en la deuxième option, mais c'est pas bien grave ; le résultat est là au moins.

— Vous allez bien ? dit-il en s'approchant de la prêtresse à moitié nue.

Bien sûr qu'elle ne va pas bien, abruti. Ça se voit qu'elle est en état de choc ! À cause de ce qu'ils étaient en train de lui faire subir ou à cause de notre irruption soudaine ? Je ne sais pas, mais elle se ressaisit admirablement vite et parvient même à répondre :

— Oui, merci. Mais qui êtes-vous ?

— On vient délivrer votre temple.

Une lueur entre soulagement et suspicion passe dans ses yeux affolés. Elle n'est pas obligée de nous croire. On peut tout aussi bien venir pour remplacer leurs bourreaux et les exploiter à notre tour. Elle finit néanmoins par hocher la tête avec gravité.

— Continuez à longer le couloir sur la gauche et vous finirez par tomber sur le chörten où ils sont tous regroupés. Prenez garde, ils sont au moins une vingtaine à l'intérieur.

Je n'ai aucune idée de ce qu'est le chörten, mais j'imagine que cela correspond à la grande salle dans laquelle on est censé se retrouver avec les autres groupes.

— On va d'abord vous mettre à l'abri. On a croisé d'autres locaux qui se sont réfugiés dans le dortoir sous l'escalier...

— Ça ira, coupe-t-elle avec une assurance qui me surprend. Ne perdez pas de temps pour moi.

Sauf qu'on reste bloqués plusieurs secondes à se demander si on peut vraiment l'abandonner ici, parmi ces cadavres. Avisant notre confusion, elle précise :

— J'ai besoin de reprendre mes esprits quelques minutes. J'irai au dortoir après. Est-ce que vous pourriez me laisser une arme afin que je puisse me défendre si je croise l'un d'entre eux ?

J'admire la détermination que je lis dans le regard de cette petite femme dénudée et couverte de sang, alors, sans réfléchir davantage, je lui tends mon couteau.

— Que Kana vous bénisse.

Elle incline la tête et nous tournons les talons. Sauf qu'à peine quelques mètres plus loin, je sens une boule se nouer dans mon estomac. On ne peut quand même pas la laisser comme ça ? Même si on a fait le ménage, elle peut toujours tomber sur un ennemi. Est-ce qu'elle pourra vraiment se défendre avec un malheureux couteau ?

Prise de remords, je retourne dans la pièce. Et je me moque bien que Luis me rappelle qu'on va être en retard à ce rythme. Je suis venue pour sauver ces femmes et c'est tout ce qui m'importe en ce moment.

Je ne m'attendais pas à ce spectacle.

La femme n'a pas bougé de sa position. Son corps est seulement un peu plus avachi sur la banquette et s'agite de ses derniers spasmes alors que le sang s'en évade à grands flots.

Elle vient de se trancher la gorge avec mon couteau.

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