Chapitre 7

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Hector

Les reflets de l'aube couperosée perçaient telles les baïonnettes des soldats les lambris de ma modeste masure. Je vous prie d'être indulgent sur le désordre, malgré les boîtes de gaze, gants ou désinfectants auxquels je peine à trouver une place, cette infirmerie est un sanctuaire de propreté. À l'échelle du reste de ce rafiot, où le sable aura tant et si bien attaqué les battants en nickel, les revêtements en fer, les engrenages en acier, que notre maison brinquebalante rouille et grince en tout point.

Ici, j'essaye de calfeutrer, un minimum, ce lieu de soin contre les agressions de l'extérieur. Les fentes et fenêtres sont cuirassées par des assemblages en plexiglas qui me permettent de profiter des cycles du soleil.

J'aime cette heure de la journée. L'étalage des couleurs fascinantes sur les replis des escarpements rocheux, les ombres marquées et fuselées des rares éléments de ce décor pittoresque, l'éclat de l'eau de rosée condensée sur les pièges liquéfacteurs, le murmure d'un vent encore clément pour faire onduler les voilures plutôt que de les claquer, et surtout, le calme.

L'équipage charognard s'éveille à peine. Les sentinelles de nuit échangent leur quart avec celles du matin, et votre humble serviteur, Hector de son patronyme – Hector tout court, car on ne peut se targuer d'un nom pompeux lorsqu'on ne connaît point ses géniteurs – mélange asphodèle et chiendent pour les imbiber dans de l'eau chaude. Nombre de Vautours s'arracheraient les cheveux devant le sacrilège d'user de l'énergie à faire bouillir une précieuse eau potable. Ceux-là sont les premiers gourdiflots à jouer à « dévale-pente » par vent catabatique. Ils ne connaissent rien des innombrables vertus des herbes sauvages.

Un frisson de bien-être délie mon corps sec et noueux alors que je porte à mes lèvres le breuvage lénifiant. Un autre frémissement dresse mon sourcil droit. Par-dessus le rebord en céramique de ma tasse, mon regard se tourne vers la silhouette en convalescence.

J'aime cette heure de la journée. Le soleil éclot timidement comme s'il naissait une nouvelle fois. Il apporte avec l'allégresse de la jeunesse, son lit d'espoirs et de bonnes nouvelles. Quoique je ne sois pas certain que Delvin considère la résurrection de notre jeune ami, encore hier à l'article de la mort, comme une « bonne nouvelle ». Je rappelle que nous avons déjà trop de bouches à nourrir.

Tiraillé entre mon serment d'Hippocrate et la nécessaire survie de ma famille d'adoption, je reconnais, un peu honteux, n'avoir accordé que les soins minimums au malheureux. J'ai désinfecté et recousu sa plaie – la balle ayant traversé l'organisme, je n'eus, Dieu merci, pas à pratiquer de spéléologie, pour l'extraire. Il reçut une perfusion sanguine. Puis j'attendis. Allan est passé deux fois, sous les ordres de Marika, pour tenter de sonder son esprit. En vain. Sa cible naviguait dans les flots de l'inconscience. Hier soir, je l'avais cru perdu. La fièvre avait grimpé en flèche, signe d'une septicémie que je n'étais pas en mesure d'enrayer. Je me serais résolu à l'achever ce matin. Si la fièvre n'était pas miraculeusement descendue.

Il y avait bien longtemps que je n'avais pas vu quelqu'un se rétablir d'une infection si grave. D'un autre côté, j'imagine que le système immunitaire de mes frères affaiblis et mal nourris ne peut se mesurer à celui d'un soldat des Rafales dont la constitution bien portante s'allie à un mode de vie bien plus favorable. Même si mon patient semble à quelques années-lumière de ce portrait.

Mon regard se biaise justement sur ce garçon aux joues rougies et au front humide sur lequel collent des mèches blanches en bataille. Il a ouvert ses yeux. Et quels yeux ! Je pourrais en écrire un poème si la matrone me laissait plus de temps pour l'art des vers que pour mon devoir calvaire. Un iris si clair qu'on pouvait entrevoir le réseau nervuré des vaisseaux sanguins sous un voile cristallin azuréen. Bien que son réveil relève en soi du prodige, ses paupières lourdes et mi-closes témoignent d'une asthénie sévère alors que son organisme n'a pu ingérer le moindre nutriment depuis deux jours.

D'un soupir, je me résigne à remplir à nouveau ma tasse de la tisane chaude, puis l'amène jusqu'aux lèvres du malade. Rafale ou non, ma conscience professionnelle ne peut supporter de laisser un patient en souffrance. Il se laisse redresser comme une poupée de chiffon. Est-il encore si assommé qu'il ne ressent pas la douleur ?

Les premières gouttes lui coulent sur le menton alors qu'il peine à déglutir. Puis il finit par retrouver ses réflexes. Je lui laisse même prendre la tasse pour boire à son rythme dès lors que je constate sa motricité opérationnelle.

Aurais-je voulu lui poser des questions ? À minima son nom ? Je n'en eus pas le loisir. Les silhouettes crottées de Marika, Allan et Rana, une autre des matrones, déboulèrent sans considération pour les exigences hygiéniques de mon local. La nouvelle de son rétablissement avait filé plus vite qu'une alizée.

— Il est réveillé.

— Qui es-tu ?

— Fais-tu partie des Rafales ?

En réponse aux questions en cascade, le jeune garçon se contente de cligner des yeux, comme un lièvre flashé par nos gyrophares.

— Scanne-le Allan, ordonne la voix sans douceur de Marika.

Allan ne semble pas avoir attendu la permission de Marika pour user de ses talents de fouine. À peine les mots de la capitaine s'évanouirent-ils dans les airs, qu'Allan se crispe, ses pupilles se rétractent et ses muscles se contractent. Sa figure résume à merveille le sens du mot « souffrance ». Du sang coule de ses narines tandis qu'il porte ses mains à son nez comme pour endiguer le flux.

Rana réagit au quart de tour. Elle saisit l'étrange poupée de chiffon par le col.

— Qu'est-ce que tu as fait ?

Ses invectives arrachent à ses lèvres quelques postillons qui ne semblent pas déranger le visage sur lequel ils atterrissent. Sans doute pressent-il le sort qui l'attend s'il ne livre pas une explication satisfaisante aux quatre-vingt-dix kilos de muscles qui l'empoignent. Ses mécanismes d'alerte semblent se mettre enfin en route et le garçon répond d'une voix rouillée, mais étrangement sereine.

— Je regrette. Je ne l'ai pas fait exprès. Son intrusion m'a surpris et mon esprit s'est défendu inconsciemment.

Marika fut la première à comprendre.

— Tu es un mateur, toi aussi ?

Le garçon cligna des yeux avant de répondre. Plus tard, je comprendrai que ce n'est que le temps qu'il lui faut pour lire dans l'esprit de Marika ce qu'elle entend par « mateur ». Une manière très impolie de désigner les êtres doués de facultés télépathiques, si vous voulez mon avis. Marika ne les a jamais portés dans son cœur, ou devrais-je dire, dans sa tête.

— Oui.

Son faciès toujours vide de la moindre expression instaure une onde de malaise sur le trio perturbateur. Quant à moi, je retourne me servir ce qu'il reste de tisane dans mon mug qui avait roulé sur les draps après l'intervention de Rana et que j'ai, heureusement, récupéré intact.

— Tu as fui les Rafales ?

— Oui.

— Pourquoi ?

— Ils ont essayé de me tuer.

— Je vois bien, mais pourquoi ?

Je perçois une pointe d'agacement dans l'intonation de notre cheffe qui abhorre par-dessus tout, les réponses laconiques.

— Bon sang Allan, tu veux bien essayer de le scanner à nouveau ? s'exclame Rana excédée. Il est trop bizarre. Je n'ai pas confiance en ses réponses.

Près de la porte, Allan s'était laissé choir sur le tabouret. Son nez ne coule plus, mais le mouchoir qu'il tient est imbibé de son sang. Le regard furibond qu'il renvoie à Rana laisse entendre qu'il ne retentera pas l'expérience de sitôt.

— Ça va pas ? Ce mioche a failli me tuer ! C'est un danger public !

Les yeux spectraux se détournent et semblent fixer un interstice vide entre deux calques de dimensions. Il se défend de l'accusation d'Allan d'une énigmatique déclaration.

— Vous n'auriez pas réellement pu mourir.

L'infirmerie se drape d'un silence inquisiteur. Le mateur n'en dira pas plus et Marika souhaite en revenir à ses moutons.

— Pourquoi les Rafales voulaient-ils ta peau ? Je veux bien croire que ces pillards croulent sous l'or, mais pas au point de se passer d'une denrée aussi rare qu'un mateur, non ?

Je me retiens de lui faire remarquer que les statistiques d'occurrence d'un psychique au sein d'une population venaient d'augmenter furieusement dans ce local.

— Une histoire de leadership. Un mutin voulait renverser le chef et s'est imaginé que j'étais un obstacle sur la voie.

L'explication erratique ne semble pas convaincre outre mesure les deux matrones. Néanmoins, le visage sec de Rana s'orne d'un sourire – qui revêt l'apparence d'une grimace pour un observateur extérieur, mais un membre de la famille sait différencier les sourires des traits patibulaires de la matrone.

— Un renversement ? Cela veut dire que les Rafales sont en position de faiblesse en ce moment ?

— Je l'ignore. Je ne sais pas ce qui s'est produit après mon départ.

De toute façon, Marika douche les espoirs de sa subalterne.

— Laisse tomber Rana. Même en proie à des guerres intestinales, ces maudits pillards restent mieux armés et meilleurs combattants que nous.

— Pas nécessairement. Si vous les attaquiez par surprise et sur un terrain favorable, vous seriez à forces égales. Vous êtes plus nombreux et vous avez moins à perdre qu'eux. De plus, vous êtes une majorité de femmes. Les Rafales ne savent pas réagir contre les femmes qui savent se battre.

La réponse de mon patient, cette fois, détaillée avait de quoi détoner de l'avarice dont il avait fait preuve jusqu'alors. Pour autant, elle n'aurait su freiner une Marika bornée.

— C'est bien gentil, mais il ne suffit pas que nos forces soient égales. Nous devons les surpasser pour gagner.

Marika laisse échapper un soupir. Seul Allan saisit réellement l'implication des informations du blessé. Il se redresse d'un bond, faisant tomber à la renverse mon innocent tabouret.

— Une minute ! Est-ce du pif ou est-ce que tu viens de scanner mentalement l'ensemble de notre colonie pour affirmer cela ?

— Je viens de scanner l'ensemble de votre colonie.

— Mais... mais d'où tu sors ?

Allan ne perd jamais son sang-froid. Ce matin, je le vois livide. Ses dents sont serrées, en manifestation d'une perturbation dans son équilibre psychologique. Allan est loin d'être un personnage éblouissant. Entre sa paresse, son égoïsme et son arrogance, jamais il n'aurait gagné sa place au sein de notre famille sans son don exceptionnel. Je peux comprendre que la chute du haut de son piédestal soit douloureuse alors qu'il fait face, sans doute pour la première fois de sa vie, à un talent qui surpasse le sien.

Marika lève une main en signe d'apaisement et tâche d'orienter la discussion vers des terrains moins pentus.

— Quel est ton nom, jeune homme ?

— Je ne sais pas.

— Ne te moque pas de moi. Les pillards devaient bien t'appeler, d'une manière ou d'une autre.

Ses yeux font des aller-retour entre notre réalité et une autre, connue de lui seul, alors qu'il réfléchit. Comment peut-on réfléchir pour simplement décliner son identité ?

— Os. Ils m'appelaient Os.

— Alors aide-moi, Os. Comment pourrais-tu te rendre utile parmi nous ?

o

Os

Le sable s'engouffre entre les brèches de nos tuniques, le terrain escarpé abîme nos pieds et le soleil brûle nos carcasses. Je ne ressens rien de tout cela. Selmek, si. Mais Selmek est endurci.e à l'art de la chasse. Selmek a appris à ignorer les désagréments physiques, distractions qui peuvent faire échouer une traque. Alors, moi aussi, je les ignore. Mon esprit est tout entier focalisé sur un troupeau de boucs qui remonte le chenal rocheux. Une rivière coulait, autrefois, dans ce ruban de terre craquelée et néritique. Des nutriments ont dû s'accumuler dans ce serpentin et les animaux, capables de flairer ces choses-là, recherchent leur nourriture dans les touffes de lierres sauvages et pissenlits qui y poussent.

Qu'aurais-je pu répondre lorsque Marika m'a demandé de quelle utilité je pourrais leur être ? Comme si j'en avais la moindre idée. Je me suis contenté de naviguer dans ses pensées à la recherche de leurs besoins et y ait vu ce chasseur blessé, décédé. Bien. Je serais chasseur. Ai-je la moindre compétence dans ce domaine ? Sûrement pas. Mais je ne suis pas sûr d'avoir la moindre compétence dans n'importe quel autre domaine.

Sceptique, mais joueuse, Marika me confia à Selmek et j'appris de Selmek tout ce qu'il fallait savoir de la chasse : reconnaître les proies selon leur âge et leur sexe, repérer leur trace, quelle partie viser pour ne pas abîmer la viande... Selmek est un homme ou une femme extraordinaire. Je n'ai pas réussi à déterminer de quelle façon genrer Selmek puisque Selmek se fiche de cette question comme d'un levraut trop jeune pour finir en civet. La première moitié des Vautours considérant Selmek comme une femme et la seconde moitié, comme un homme, je jugeais qu'il n'était pas de mon ressort de statuer. Selmek restera Selmek. Son allure ? Une brique de nœuds et de muscles bandés, des traits métis et une peau sombre, tannée, qui témoigne d'origines exotiques, mais surtout un visage à la fois finement dessiné et viril, qui empêche tout aiguillage d'un côté ou de l'autre de la frontière du genre.

Arrivés à une embouchure, nous trouvons le troupeau de quatre adultes et deux jeunes boucs occupés à brouter entre les cailloux de calcaire. Je transmets à Selmek l'état d'alerte du groupe et leur champ de vision. Iel en déduit la trajectoire la plus adaptée pour se rapprocher en tenant compte des replis de la topographie et de la circulation du vent. Selmek trouve le spot le plus avisé en fonction des informations que j'uploade en temps réel. Iel prend son temps pour viser. La chasse est une affaire de patience. Sa première leçon.

De mon côté, je m'emploie au même exercice sur un autre chemin. S'approcher sans se faire remarquer n'est pas la partie la plus ardue. Les véritables difficultés commencent lorsque je monte le canon du fusil à mon œil directeur et tente de tirer. Les premières fois furent un fiasco absolu. Je n'avais pas réalisé l'impact du recul de l'arme sur mon corps frêle. Après quelques entraînements, j'ai fini par m'y faire. Apprendre à compenser. À prendre conscience de mon intégrité physique. La patience de Selmek œuvra aussi dans mon apprentissage.

Je cale le canon de l'arme sur le rebord du rocher derrière lequel je suis accroupi. Une vingtaine de mètres me sépare des cibles. Je vise et attends le signal de Selmek. Maintenant !

La balle de Selmek perce le poitrail et se niche dans les poumons. Une zone idéale. La bête mourra en quelques secondes et nous n'aurons pas à la poursuivre sur des kilomètres. La mienne en revanche, atteint le jarret. À peine blessé, le bouc détale avec le reste du troupeau. Il n'est pas sûr qu'on puisse le rattraper.

Selmek lâche pourtant une exclamation triomphante et s'avance pour clamer son trophée.

— Bien joué part'naire ! me siffle Selmek, sourire aux lèvres.

Nulle ironie dans ces félicitations. Selmek fait allusion à mon assistance dans le pistage des cibles et mon guidage pour son tir, plutôt qu'à l'échec du mien. Ainsi va notre collaboration. Si Selmek m'avait secrètement maudit, au départ, en découvrant que j'étais totalement novice en tir, iel avait changé son esprit d'épaule en voyant s'ouvrir une nouvelle palette de possibilités grâce à mes talents inédits. Ainsi, je l'aidais à repérer les proies, les tracer et les approcher ; Selmek les achevait.

— Désolé, je l'ai encore raté.

Mon ton est neutre. Plat. Avec Selmek, je n'essaye de pas d'imiter une émotion proche du regret ou de l'excuse que je ne saurais qu'hypocritement mimer. Selmek a rapidement compris mon fonctionnement. De même que j'ai compris le sien. L'esprit de Selmek ne s'embarrasse pas de complexité. Iel fonce droit à l'essentiel, carbure et pense sans détour. Ces longues journées passées à ses côtés m'offrent un repos inattendu. Selmek ne laisse pas dégouliner ses pensées dans n'importe quelles directions, n'entame pas quarante sujets de réflexions en parallèle et contient ses effusions mentales, contrairement à d'autres personnes, comme Hector ou Zilla, qui semblent en constante ébullition.

La collaboration est aisée et apaisante. Non seulement je peux développer mes propres réflexions sans être constamment parasité par celles des autres, mais aussi, j'apprends à développer mes capacités avec plus d'aisance. Comment m'infuser dans la trame de son moi, fusionner pour lea guider… Je m'effraie quelques fois moi-même – du moins, c'est une idée que je me fais de la frayeur. Parfois, je ressens qu'il ne me faudrait qu'une minuscule impulsion pour m'emparer de cet esprit que Selmek laisse à ma merci. Entre une aide et une prise de pouvoir, la frontière paraît si mince. Je ne me suis jamais risqué à la franchir. Je ressens un profond respect pour l'âme pure et altruiste de Selmek. Il s'agit d'une des premières émotions dont je suis certain d'être l'architecte. Je la chéris comme ma progéniture et ne pourrait la détruire dans un odieux acte de trahison.

— Te bile pas, Tête d'Ampoule. Les boucs, c'est pas les bestioles les plus solidaires que je connaisse. L'estropié finira bien par se crever avec sa patte fofolle. On va le rattraper et le zigouiller pour de bon.

Selmek a toujours ce parler cru. Iel mâchonne les mots au contraire d'un Hector qui les articule dans un phrasé calculé. Je m'amuse du spectacle de ces extrêmes lorsqu'ils se côtoient. Je me sens tel un anthropologue tâchant d'étudier les us et coutumes d'une tribu inconnue : ma propre espèce. Je ne sais toujours pas quelle voie choisir. Alors j'accouche avec un mélange des deux parlers qui amuse beaucoup Hector. Parfois, je pense à d'autres mots que ceux d'Hector ou Selmek. Des mots plus crus, des mots plus durs, des mots qui roulent sur mon échine et la parcourent de frissons. Ceux de Zilla. Alors je secoue la tête comme pour recaler très loin ces souvenirs. Ce n'était pas moi dans ces moments-là. Os est né dans le désert, quelques semaines plus tôt. Les Vautours ont recueilli et adopté Os. Celui qui foulait auparavant cette terre en fantôme n'était pas Os.

— D'accord, il...

Alors que je me concentrais pour retrouver la trace du bouc blessé, un signal différent, mais intense me pique le crâne. Quelque chose de plus fin, énergique et nettement plus intelligent. Il s'était tapi dans l'ombre, avait muré son aura mentale pour mieux la dissimuler, il ne la déploie que lorsqu’il se jette à l'assaut d'un groupe de lièvres apeurés. Je suis intrigué. Attiré.

Je ne me rends même pas compte que mon corps s'élance tout seul, quitte le lit de la rivière sèche et escalade un amas rocheux, pour redescendre en contrebas, droit vers l'objet de ma fascination. Derrière moi, Selmek peste dans un tintamarre fleuri et m'assiège de piques cérébrales amères : « il n'a pas filé par-là imbécile ! ». Je l'ignore superbement.

Alors je le vois. Un chien. Un mètre au garrot, poils ras, oreilles tombantes, queue courte, pattes élancées, robe blanche tachetée de gris. Seul un masque noir orne sa tête féroce et son museau imposant par rapport à son allure rachitique. Son corps entier se dresse en alerte et grogne avec menace contre moi. Il n'hésitera pas à m'attaquer si je m'avance encore d'un pas, pour défendre le lièvre qu'il vient d'attraper et de briser en deux dans sa mâchoire puissante.

Un cliquetis. Ce son caractéristique détourne mon attention de la contemplation béate de l'animal.

Derrière moi, Selmek, le souffle encore court de cette course poursuite improvisée, braque le canidé. Nourriture. Visions divergentes. Là où je visualise un être noble, doué d'intelligence, Selmek se figure un repas potentiel. Réflexe irréfléchi : je m'interpose entre l'arme et l'animal.

— À quoi tu joues, Tête d'Ampoule ? Ça va pas de déguerpir sans prévenir ? Laisse-moi buter cette viande à pattes avant qu'elle ne file !

— Non Selmek, s'il te plaît, épargne-le. Il peut peut-être nous aider.

Selmek éclate de rire, baissant à peine son fusil.

— De l'aide ? Ce corniaud ? T'as cru que t'allais l'apprivoiser comment ? En lui faisant don de tes bras d'allumette ?

Puisque Selmek me met au défi, je me retourne vers l'animal. Il ne bouge plus. Il n'a pas perdu une miette de l'échange. Le lièvre toujours dans sa gueule, il me scrute. Il a compris que je n'étais pas un ennemi. Mieux. Que je pouvais devenir un allié. Il lâche enfin le lièvre et part se positionner plus au sud. Son regard affûté se dirige sur le terrier par lequel se sont enfuis les lièvres rescapés. Je saisis ce qu'il veut faire. Je me place dans la direction opposée, ramasse une pierre et la lance de toutes mes forces sur le terrier. Trois lièvres s'en extirpent d'urgence et le chien est placé juste comme il faut pour les intercepter. Il brise le cou de l'un, écrase un autre sous sa patte et Selmek abat le troisième avec son arme. Un joli strike.

Notre allié improvisé et affamé n'attend pas pour emmener à l'ombre l'une des proies et la dévorer.

Selmek est encore bras ballants, démuni.e face à l'incongruité de cette situation. Nous finissons tout de même par ramasser les civets et les lier à une corde. Je les prends par-dessus mon épaule. Selmek devra déjà ramener le bouc, bien plus lourd. Le chien ne s'offusque pas de se voir délesté de ses proies. Une seule l'a rassasié et il sait que la viande se gâte vite.

Je m'approche de lui. Ou plutôt, j'approche ma main. Il a besoin de sentir mon odeur. La mémoriser. Une fois identifiée, la bête se lève et se met à me suivre naturellement.

— J'hallucine ! Laisser ce truc en vie, c'est déjà l'aberration, mais alors tu vas quand même pas le ramener au camp ?

Selmek est désemparé.e.

— Il peut nous aider. Il n'aime pas rester seul.

Selmek lâche un soupir sonore qui m'aurait mis sur la voie si je n'avais pas été capable de lire mentalement l'étendue de son exaspération. Mais Selmek capitule malgré tout. Iel préfère user de son temps et de son énergie à attacher et traîner le bouc, plutôt qu'à me détourner d'un lien, qu'iel ne comprenait pas, avec un représentant d'une autre espèce.

De mon point de vue, la connexion avec le canidé m'apparaît pourtant limpide, évidente. Nous nous découvrons instantanément comme des amis.

Les humains ont toujours besoin de nommer les choses. Comment vais-je t'appeler ?

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