Chapitre 6

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Marika

— Tu voulais me dire quelque chose, Cléa ?

Je la vois me faire des signes depuis dix minutes. Mais comme le convoi est en marche, elle ne pouvait pas simplement descendre du sixième ponton tribord pour remonter sur le pont central, ni transmettre l'information par la radio générale, car elle ne devait pas avoir un caractère d'urgence.

Aussi, Cléa escalade la balustrade, transborde par la passerelle qui joint les deux chars et tangue dangereusement à quatre mètres d'un sol en mouvement, puis elle slalome entre les divers containers et buggys suffisamment légers pour être chargés plutôt que remorqués. Elle accomplit le trajet avec une habilité admirable. Cléa est reconnue comme l'une des recrues les plus agiles parmi les Vautours. Ce n'est pas pour rien que les autres frileux la dépêchaient comme messagère. Même dans les conditions actuelles de vent faible et de face, où le char avance au pas, se déplacer dans ce capharnaüm est une épreuve à laquelle peu se risquent.

Il faut dire que cette infâme bâtisse hybride, de laquelle semblent pousser petit à petit de nouvelles tumeurs, n'était pas tout à fait le projet originel de convoi des Vautours. Mais les pénuries successives d'essence, denrée de plus en plus rare, avaient conduit les ingénieurs et les bricoleurs à se servir d'une autre énergie de déplacement : le vent. Ainsi les toits des camions avaient été agrémentés d'immenses voiles, les voitures agglomérées, les châssis allégés et soulagés des parties lourdes et non nécessaires. Pour autant, les moteurs à explosion étaient toujours là et fonctionnaient encore dans les cas d'urgence. En effet, si le vent a l'énorme avantage d'être renouvelable, il n'en est pas moins capricieux et imprévisible.

Les chars à voile de la colonie des Vautours sont nés ainsi. Bigarrés, brinquebalants et disharmonieux, à l'image même de notre procession qui ramasse dans son sillage tout un tas de réfugiés – souvent des femmes – meurtris par les atrocités qu'on put commettre les bandes de pillards qu'elles auront eu le malheur de croiser, mais mues par la force de la haine et de la vengeance.

C'est dur, mais ces derniers temps, nous sommes obligés de refuser d'embarquer avec nous ceux qui en auraient pourtant besoin. Nous leur portons assistance de notre mieux avec les moyens dont nous disposons, mais justement, ces moyens viennent à manquer. Les Vautours ont eu leur période faste. Quand nous avions commencé à suivre la trace des Rafales des Dunes, nous ne manquions de rien tant ils laissaient de matériel, nourriture et carburant qu'ils ne pouvaient transporter. Plus depuis plusieurs mois. Ils pratiquent la politique de la terre brûlée. Quel esprit sadique et tordu s'est-il imaginé que cela serait une bonne idée d'arroser de kérosène des denrées alimentaires ou des médicaments ? Je l'ignore, mais plus rien ne m'étonne de la part de cette bande de chacals.

Changer de cap ? On essaye, mais pour l'instant, l'est semble être la seule route exploitable.

Se sédentariser ? Allons donc. Plus aucune terre n'est fertile. Quelques courageux arrivent à faire pousser des tubercules, mais cela ne perdure que quelques saisons avant que les légumes ne finissent rachitiques ou malades. Sans parler de l'eau qui poserait inévitablement problème du fait des pluies trop rares. Et pourtant, beaucoup ne demandent que cela : un peu de répit à ce voyage interminable.

— Sid est mort, Madame.

Cléa me fixe de ses yeux de velours, ses cils papillonnent. Elle attend mes instructions.

Je reste songeuse un instant. La mort du chasseur vétéran n'est pas une surprise. Il s'est blessé en chutant dans un ravin alors qu'il chassait avec Selmek. Coincé sous un éboulis, il aurait fallu amputer sa jambe en charpie, mais le pauvre Sid a refusé que quiconque s'en approche avec une scie. Décision stupide puisque, de toute manière, il n'aurait jamais pu remarcher. Hector, notre médecin a bien tenté de soigner la plaie en respectant son souhait, mais les antibiotiques qu'il nous reste sont aussi précieux qu'une cargaison d'huîtres. Du moins, j'imagine que les huîtres sont une denrée précieuse. Je n'en ai vu qu'une fois alors que j'avais huit ans et que je vivais sur la côte. Le marchand en brandissait une entre ses mains en coupe et les badauds regroupés autour observaient la coquille avec une extraordinaire fascination... En tout cas, Hector rechignait à utiliser ces miracles de médecine sur un homme, à son sens, déjà perdu. Et je n'allais certainement par l'y pousser par sentimentalisme.

— On l'enterrera au prochain arrêt. Merci de m'avoir prévenue.

Je m'attends à ce que Cléa tourne les talons et retourne à son poste, comme le veut l'usage. Pourtant, elle reste plantée face à moi, basculant d'un pied sur l'autre comme quelqu'un qui aurait une nouvelle question à poser, mais ne saurait pas comment l'aborder. Ce genre d'attitude a le don de m'exaspérer. J'aime les esprits francs qui s'expriment sans détour. Je ne m'embarrasse ni de susceptibilité ni d'irritabilité. Je sais aussi me montrer conciliante et diplomatique. C'est bien la raison pour laquelle les matrones m'ont choisie pour mener les Vautours. Cléa le sait très bien. Aussi, je devine déjà le sujet de son hésitation. Le seul qui heurte mon intransigeance.

— Parle si tu as quelque chose à ajouter.

— C'est-à-dire... (Cléa bute, les mots se fanent dans sa bouche.) Sid avait toujours déclaré que, quitte à mourir, autant que son corps serve à nourrir ses frères plutôt que les vers de sable. Et comme en ce moment nous...

Je soupire et l'interromps. Bien entendu que c'était à ce propos.

— Il me semblait avoir été claire sur ce point. Les Vautours ne succomberont pas au cannibalisme.

— Mais il s'agit de son souhait !

— Et il ne s'agit pas de Sid, mais des affamés qui dégusteront son cadavre comme s'il s'agissait d'un cochon de lait et qui en réclameront plus. Toujours plus. La viande humaine rend les hommes fous. Ils en perdent leur humanité.

Cléa, qui nourrissait pourtant un grand respect pour la hiérarchie, vire au rouge face à mon inflexibilité. Il est rare que nous nous disputions.

— Madame, vous êtes la première à dire qu'il faut se méfier des rumeurs et légendes mensongères. Vos craintes n'ont aucun fondement solide. Il en est de votre devoir de chef d'accepter l'urgence de la situation et de prendre les mesures qui s'imposent : les Vautours meurent de faim ! Ce n'est pas en mangeant un cadavre que nos hommes vont devenir fous, mais en suçant des cailloux !

Cléa tremble sous le coup de l'émotion. Cela n'a pas dû être facile de déclamer ses griefs face au mur de glace que je peux parfois opposer aux miens. Je comprends sa rage. Je souffre d'assister, impuissante, au déclin de mes sœurs et frères.

— Tu as fini ?

Ma voix est douce. Du moins, je m'efforce d'y balayer tout reproche qui n'aurait pas lieu d'être. Cléa acquiesce avant de tourner la tête pour cacher son visage déformé par l'abattement. Je la prends dans mes bras et la serre fort comme la sœur que j'aime. Comme toutes les sœurs et les frères que j'aime au sein de cette grande famille bigarrée. Je lui souffle près de l'oreille. Sans les moteurs et avec ce vent doux, il est facile de s'entendre.

— Je suis désolée. Je sais que la situation n'est pas au beau fixe. Nous avons connu des jours meilleurs. Mais je t'en prie, ne perds pas espoir. Nous allons remonter la pente et trouver de nouvelles ressources. Céder au cannibalisme, c'est céder à la morbidité et à la défaite. Tiens bon encore un peu. S'il te plaît.

En desserrant l'étreinte, je vois ses yeux désormais remplis de larmes. Sa voix vacille pour me répondre.

— Je vais essayer, Madame. Mais je ne suis pas sûre que la foi en votre espoir nous sauve.

Je reste songeuse en regardant Cléa s'éloigner par le même chemin tortueux. Par égard pour moi, je sais qu'elle obéira à ma décision. Pour les autres en revanche... Que devrais-je faire si lors des funérailles, nous découvrons le corps de Sid mutilé ? Pendre les fautifs qui ont juste voulu assouvir un besoin vital, et par là même, se montrer aussi cruels que les Rafales des Dunes ? Fermer les yeux serait un signe de laxisme. Une brèche par laquelle les Vautours s'engouffreront. Peut-être le corps devrait-il rester couvert de son linceul en ce cas...

— Halte !

Le cri puissant qui retentit me tire de mes dilemmes mentaux. Je reconnais la voix de Delvin, ma seconde, qui occupe son quart à la navigation. Si elle ordonne au char de se stopper, c'est qu'il y a urgence. Je cours vers le cockpit pour tenter d'y voir plus clair.

— Ah, Marika ! Tu tombes bien.

— Que se passe-t-il ici ?

Delvin est beau brin de femme. Puissante, forte, elle affirme ses courbes gracieuses avec une candeur admirable. Son minois est orné de pupilles denses et sa longue chevelure brune est redressée en une queue de cheval haute. Bien plus que ma seconde, Delvin se laisse, d'ordinaire, aller à plus de familiarités avec moi. Dans l'exercice officiel de sa fonction, elle reste cependant au garde-à-vous pour me délivrer son rapport.

— Flora, à la vigie, vient de repérer un homme à terre.

Ma première réaction est un pincement de lèvres. Il est de tradition que les Vautours s'arrêtent pour secourir un accidenté lorsque nous en croisons un. Mais dans notre situation de disette actuelle, s'occuper d'un blessé qui ne fait pas partie de la famille alors que nous n'avons pas pu sauver Sid, un chasseur de valeur... Quel genre de message ferais-je passer en acceptant ce sauvetage ? Delvin semble percevoir ma confusion et ajoute des éléments destinés à me convaincre.

— Il y a une moto renversée à côté de lui. Arrêtons-nous au moins pour la récupérer et achever l'homme s'il ne peut pas être sauvé ou s'il n'est pas déjà mort.

— Pourrait-il s'agir d'un piège ?

— J'en doute. Le terrain n'est pas propice pour tendre une embuscade.

Je me range à l'analyse de ma seconde. J'allais donner le signal pour qu'on détache le buggy, mais Allan ajouta sa contribution. Il est essoufflé et fixe le vide comme s'il y voyait un fantôme. Attitude qui ne ressemble absolument pas au personnage hautain qu'il se constitue habituellement.

— Je capte un signal... inhabituel.

Bien qu'il ait tout juste entamé la trentaine, son visage marqué, ses yeux bruns cernés et ses cheveux déjà poivre sel lui donnent quinze ans de plus. Allan a aussi son caractère : irascible, taciturne et impétueux, il n'y a qu'une petite poignée de Vautours pour lui tourner autour et chercher son amitié. Encore que cela ne soit pas désintéressé. En dépit de son humeur perpétuellement massacrante, car ruiné par les migraines qu'il n'arrive pas à apaiser, et de sa répugnance à effectuer la moindre besogne physique, Allan est un élément essentiel pour les Vautours. Il possède le don rare de lire dans les pensées ou plutôt d'en capter les flux et les vestiges qu'elles laissent. C'est grâce à ses informations que nous pouvons suivre la trace des Rafales quand les traces de pneus et la fumée des pillages ne suffisent plus.

Je sais que je pourrais utiliser les talents d'Allan à d'autres fins. Mais rompre avec le code éthique des matrones des Vautours me répugnerait. De toute façon, je ne me suis jamais bien entendue avec lui. Et il le sait.

— Que veux-tu dire par là ?

Je l'enjoins à livrer plus de détails. Allan hésite, plisse les paupières et fronce les sourcils très forts comme en proie à une intense réflexion. Jusqu'à ce qu'il capitule.

— Je... je ne saurais pas le dire.

Et à en voir l'air égaré de son visage, d'ordinaire, gonflé d'assurance, je veux bien le croire. Un silence gêné s'installe quelques secondes avant que Delvin ne le rompe.

— Allons voir ce qu'il en est.

J'embarque sur le buggy avec Patrocle, un éclaireur, Hector, notre médecin, et une Delvin armée de son fidèle fusil à double canon scié. Je me contente de mon couteau de chasse, perpétuellement agrippé à ma ceinture. C'est déjà bien plus qu'il n'en faut pour maîtriser un homme à terre.

Arrivé au site, Patrocle saute du buggy avant même qu'il ne soit complètement arrêté. La moto renversée a attiré son regard et ses yeux brillent de l'espoir de la voir fonctionner encore. C'est le cas. Ils n'auront même pas besoin de la tracter. Delvin peste d'avoir chargé le treuil de remorquage pour rien.

Pendant ce temps, Hector et moi nous approchons du corps, face contre sable. Le médecin, connu au sein de la famille, pour son caractère volatil et farceur, plus proche du troubadour que du praticien sérieux, sautille en trois entrechats jusqu'au blessé et se penche avec révérence pour prendre son pouls. Il est vivant, le sacripan, déclame-t-il en rimes. Je le retourne du pied et la cause de son inconscience nous apparaît clairement.

Une tache rouge sombre auréole son ventre, des pectoraux aux cuisses. Le bougre avait dû perdre énormément de sang. Un examen plus attentif me permet de voir que les traces rouges s'étirent aussi sur le sable jusqu'à la moto, qui en est, elle aussi, maculée. Blessure par balle, conclut Hector, en faisant rimer « balle » avec « fatale ». Elle avait traversé par le dos pour ressortir par l'aine.

Un frémissement parcourt mon échine. Non pas que je sois émue par la vision d'un cadavre en devenir, mais plutôt parce que je comprends immédiatement son origine. Les vêtements de bonne facture, les bottes renforcées, les gants robustes et le foulard rouge qu'il porte pour se protéger du vent et du soleil, cela ne peut être que l'accoutrement d'un des Rafales. Au cas où la moto neuve et en état de marche n'aurait pas été un indice suffisant. Je m'accroupis et tire sur le foulard pour voir son visage.

Il ne ressemble pourtant pas à un Rafale. Entre ses traits juvéniles, son teint pâlot et le reste de son corps si chétif que les vêtements ont dû être ajustés par des ceintures là où ils flottaient trop, il n'a pas le profil de ces fils de chiens macchabées qu'on ramasse d'ordinaire dans leur sillage. Une lanière de cuir entoure son cou, deux fois plus fin que le mien. Un esclave ? Un esclave qui se serait sauvé des pillards et s'en serait sorti pour un plomb dans le corps ? La théorie ne tient pas debout. Tout comme les Vautours, les Rafales tiennent à leurs traditions. Ils ne sont peut-être que des rats, mais ont au moins la décence d'accomplir tout le travail par eux-mêmes. L'esclavagisme n'est pas dans leur ADN.

— Est-ce qu'il peut survivre ?

Hector imprime une grimace mi-figue mi-raisin en réaction à ma question.

— Peu probable, Mari. Même si la balle n'a pas l'air d'avoir touché d'organe vital, il a déjà perdu trop de sang et on ne croule pas sous les médicaments.

— Mais on a des poches de sang et des bandages, non ? Ramenons-le. Même s'il ne se réveille que brièvement, Allan pourra au moins sonder son esprit.

À la moue désapprobatrice de Delvin, je vois bien que ma décision ne fait pas l'unanimité. Je comprends ses craintes. Si le macchabée se réveille, alors il s'agira d'une bouche supplémentaire à nourrir. Et pas n'importe quelle bouche. Celle d'un de nos ennemis. Mais je suis curieuse. Intriguée de savoir ce qui avait pu pousser un des Rafales à s'enfuir, avide de comprendre, aussi, quel mystérieux talent se cachait derrière ce visage poupon pour qu'on lui accorde une place au sein de ces pillards d'élite.

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