Chapitre 2 : Evalia

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Geiburg, Rohr, 2ème quintile de l’an 319 après la Grande Révolution

Réveillée par le bruit des chocs des épées d’entrainement les unes contre les autres et par les cris des soldats, Evalia remarqua rapidement que son mari avait déjà quitté le nid conjugal. Depuis l’absence de son frère, parti à Giantos, le roi avait beaucoup plus de responsabilités et d’affaires, habituellement à la charge de Toman, à gérer et beaucoup moins de temps à lui consacrer. La jeune femme balaya ses cheveux blonds d’un mouvement de tête puis glissa ses mains sur son ventre habité par la vie qui gonflait doucement.

Cela faisait maintenant une semaine qu'Evalia savait qu'elle attendait un enfant. Depuis que la soignante du royaume lui avait annoncé la nouvelle, elle ne faisait qu'y penser. Elle était si heureuse, si épanouie. C'était un rêve qu'elle nourrissait depuis qu'elle s'était mariée avec Tran. Elle rêvait de porter en elle le fruit de leur amour et elle était persuadée qu'elle aimerait leur enfant de tout son cœur.

Evalia se rendait également compte de la chance qu'elle avait d'être tombée amoureuse de l'homme à laquelle elle avait été promise. Quand son père, le Duc de Mahtal, l'avait amenée à Geiburg, elle n'avait alors que dix-sept ans et elle avait passé tout le voyage à pleurer dans les bras de sa mère. Elle ne voulait pas quitter son château, ses amis et surtout pas sa petite sœur, Elia, dont elle était si proche.

Lorsqu'elle avait vu la magnifique forteresse de Geiburg dans laquelle elle allait passer le reste de sa vie et surtout le jeune homme qu'elle allait devoir épouser, son chagrin s'était rapidement évanoui. Par rapport à Mahtal qui était un château uniquement bâti dans une optique militaire, Geiburg était resplendissant de lumière et d'espace. Maintenant qu'elle était habituée à vivre dans la capitale, elle se demandait comme elle avait pu passer dix-sept ans dans la forteresse sinistre qu'était Mahtal.

Surtout, Evalia se souviendrait toute sa vie de la première fois qu'elle avait croisé le regard de ce bel homme. Ce n'était alors qu'un prince mais pour elle, il avait déjà tout d'un roi. Aujourd'hui, Tran était à la tête du royaume de Rohr et elle portait son enfant qui deviendrait soit un futur grand roi, soit une future grande reine.

Elle se leva doucement de son lit, les mains toujours contre son ventre, puis s’arrêta devant son miroir et s’observa de toute part. Pour l’instant, elle n’avait que très peu changé. Seuls ses seins qui la faisaient souffrir depuis peu semblaient avoir pris un peu de volume. Son visage, lui, était toujours aussi fin et angélique et conservait sa pâleur conjuguée au bleu vif de ses yeux. Mais dans quelques temps, tout son corps serait transformé et elle ne pourrait plus continuer à cacher tout cela à son mari. Elle avait donc décidé qu'elle lui annoncerait la nouvelle ce soir, après le diner.

Après s’être regardée dans la glace, elle s’habilla rapidement d’une robe bleu ciel puis s’empressa de se rendre aux appartements de l’infirmière qui s’occupait d’elle.

Lorsqu’elle la vit entrer, cette dernière congédia sans hésiter son patient, un soldat blessé probablement à l’entrainement, pour accueillir Evalia. Dans le château, tout le monde était à ses ordres et lui obéissait au doigt et à l’œil, de crainte d’éveiller sa colère. Elle avait volontairement construit cette réputation de femme démoniaque par son comportement pour s’assurer d’asseoir une grande autorité sur les sujets de son mari.

— Votre Altesse Royale, s’inclina la femme pour la saluer d’une révérence. Comment vous portez-vous ?

Non sans adopter son ton condescendant, Evalia secoua la tête et se plaignit de toutes ses douleurs. En plus de ses maux à la poitrine, elle ressentait en fin de journée des souffrances insupportables au niveau du ventre et du dos qui étaient chaque jour plus intenses.

— Ne vous inquiétez pas, c’est bon signe, la rassura-t-elle d’un sourire une fois qu’elle eût fini de conter ses moindres pépins physiques. Cela montre que l’enfant de son Altesse Royale et de Sa Majesté est en train de grandir.

Apaisé par ces mots, elle quitta le cabinet de l’infirmière après avoir été brièvement auscultée puis retourna à la chambre royale.

D’habitude, elle s’occupait pendant la journée en recevant dans les jardins du château les rares femmes de la cour qu’elle appréciait mais plus la guerre approchait, plus elle préférait rester seule dans sa chambre à se reposer ou à observer l’entrainement des combattants depuis sa fenêtre.

C’était ce qu’elle fit jusqu’à l’heure du déjeuner. Elle se rendit alors à la petite salle à manger réservée uniquement à la famille royale et à ses proches. Chaque jour, Tran invitait une personne différente à partager leur repas. Aujourd’hui, c’était au tour de Mison Mygrin de recevoir cet honneur, au plus grand regret d’Evalia. Elle n’aimait guère sa compagnie ennuyante et sa vision étriquée des choses qu’il arborait fièrement. Cet homme était le général de l’Armée Royale mais considérait l’honneur et le respect comme les valeurs primordiales du royaume. Ce n’était pas étonnant que, avec une attitude pareille de la part de leur chef, ils eussent perdu la bataille de Mahtal il y a trois ans. Les soldats rohriens avaient besoin d’être menés par une personne qui sache les galvaniser et inspirer la peur, pas par ce vieil homme qui ferait mieux de partir à la retraire pour proliférer ses discours consciencieux dans la Tour Ridée réservé aux anciens de la capitale.

Elle préféra donc ne pas les écouter philosopher sur la guerre et sur ses conséquences et se contenta de déguster la volaille du jour tout en observant son mari boire son vin et les paroles de son général. Elle s’empressa, une fois le plat principal terminé, de quitter la table pour rejoindre ses appartements. Elle n’avait déjà plus faim et, surtout, elle ne voulait pas rester une seconde plus en présence de cet homme faible d’esprit.

De retour, elle s’allongea sur son lit et songea à la manière dont elle annoncerait la nouvelle à son mari. Elle se surprit à s'imaginer des réactions de la part de Tran qu'elle n'avait pas même envisagées jusqu'alors. Et s'il s'énervait ? Et s'il n'en avait rien à faire ? Et s'il redoutait d'avoir une fille ? Ce fut cette dernière interrogation qui la préoccupa le plus. Depuis toujours, Rohr devait être, selon les lois du royaume, gouverné par le premier-né du monarque à la mort de ce dernier, qu’il s’agisse d’un homme ou d’une femme. Mais la seule fois où une reine fut au pouvoir, un siècle plus tôt, cela avait provoqué dans le royaume la colère de nombreux ducs et une rébellion qui avait bien failli être fatale aux rohriens. Les règles n’avaient pas changé depuis lors mais tout le monde, à Cobyn comme dans toutes les autres cités de Rohr, redoutaient de connaitre à nouveau un régime matrimonial.

Épuisée par ses craintes et par le bébé qui prenait vie dans son ventre, elle ferma les yeux, s’assoupit presque instantanément et ne se réveilla que quelques heures plus tard.

***

— Vous ne buvez pas ? l'interrogea son mari en lui tendant la carafe de vin. C'est le vin de Namir, votre préféré.

— Je n'ai pas soif, refusa-t-elle gentiment en lui prenant la main. Ne buvez pas trop ce soir, j'ai quelque chose à vous dire après le repas.

En présence d’autres personnes, la reine et le roi avaient pour obligation de se vouvoyer. Ils cessaient cette stupide coutume à la seconde où ils ne se retrouvaient que tous les deux.

— Est-ce à propos de l'invasion ?

— Non, votre Majesté. Je vous le dirai quand nous serons seuls. Soyez patient.

Il ne surenchérit pas. Il savait surement que ça ne servait à rien d'essayer de la convaincre, têtue comme elle était.

Si son mari était à la tête du royaume, c'était bien elle qui décidait de tout, que ce soit dans leur couple ou pour le royaume. C'était elle qui l'avait poussé à planifier une attaque d'Opewaldia. En secret, elle rêvait même de conquérir avec son mari et son enfant l'ensemble du Continent du Monde. Au début, elle avait pensé que sa soif de pouvoir était simplement due à son désir de vengeance.

Son père, sa mère et son grand frère avaient été tués par les waldiens lors de la Dispute de Mahtal. Sa sœur, elle, avait été épargnée et mariée de force à Boron, un des conseillers du roi Ekir qui était désormais Duc de Mahtal. Cet homme, âgé de plus de soixtante ans, lui faisait vivre un véritable enfer, la violant et la battant. Evalia avait fait la promesse à sa sœur qu'elle viendrait la libérer. Elle tiendrait sa parole et elle ferait même plus.

Elle souhaitait également récupérer le Flacon de Sagman. Il s’agissait d’un trésor de sa famille aux vertus magiques qui contenait un liquide permettant de redonner vie à une personne morte jusqu’à trois quintiles après son décès. Normalement, son existence était un secret de famille dont personne n’était au courant. Elle avait au départ voulu reprendre Mahtal rapidement pour espérer ressusciter son père, sa mère et son frère mais elle avait vite compris qu’il serait impossible de relancer une attaque dans l’année qui suivait. Elle avait alors fait leur deuil mais n’avait pas oublié qu’elle devait à la fois récupérer son château mais également le Flacon de Sagman qui appartenait à elle et à sa sœur.

Rapidement, Evalia s'était toutefois rendu compte que ce n'était pas simplement une question de vengeance et de dû. Elle aimait le pouvoir et régner sur le royaume de Rohr ne lui suffisait pas. Depuis qu'elle était devenue reine de Rohr, une envie brûlait en elle : elle voulait devenir Impératrice aux côtés de Tran qui serait alors le premier Empereur de l'histoire du Continent. Elle voulait offrir à l'enfant qu'elle portait non pas un royaume mais tout un Empire. C'était ce que son roi méritait, c'était ce qu'elle méritait et c'était ce que leurs enfants et les enfants de ces derniers mériteraient.

Lorsqu'ils rentrèrent dans leurs appartements à la fin du repas, Evalia sentit les battements de son cœur s'accélérer.

— Tout va bien Evalia ? Qu'as-tu à me dire ?

La reine s'assit sur leur lit, invita son homme à le rejoindre et souffla un bon coup avant de se lancer.

— J'ai une nouvelle à t'annoncer, annonça-t-telle d'une voix fragile. J’ai peur de ta réaction.

— Tu peux tout me dire, tu le sais b…

— Je suis enceinte Tran, l’interrompit-elle.

Evalia le fixa, cherchant à analyser son attitude. Il avait le regard ailleurs, les yeux ronds, la bouche semi-ouverte. Elle connaissait parfaitement cette réaction. Il était très surpris. Il ne s'attendait certainement pas à une annonce de ce type. Pendant un instant, elle se mit à trembler face au silence de son mari.

— Dis quelque chose s'il te plaît, le supplia-t-elle.

— Je suis désolé, c'est juste que.. Je ne m'y attendais pas. Je ne sais pas quoi dire.

— Tu n'as pas l'air heureux.

Tout ce qu’elle avait redouté se produisait sous ses yeux. Evalia sentit ses veines se contracter, prêtes à exploser. Elle était sur le point de lui crier dessus lorsque Tran se ressaisit et la prit dans ses bras.

— Regarde-moi, lui dit-il en lui relevant sa tête face à lui. Je ne pensais pas vivre de plus belle journée que celle de notre mariage, je crois que je me suis trompé. Tu n'imagines pas à quel point cette nouvelle me rend fou de joie. Et le territoire d'Opewaldia, c'est pour toi et pour notre enfant que je vais le conquérir.

Soulagée, Evalia reprit son souffle.

— N’as-tu pas peur que ce soit une fille ? lui demanda-t-elle d’une voix d’enfant.

— Absolument pas, répliqua-t-il en la serrant un peu plus fort contre lui. Si elle est comme sa mère, elle sera la meilleure reine que Rohr n’ait jamais connue.

Cette phrase acheva de la rassurer. Elle leva la tête et l'embrassa avec passion.

Ce soir-là, ils firent l'amour. Tran lui susurra des mots doux accompagnés de douces caresses avant de s'endormir profondément mais Evalia, elle, ne réussit pas à trouver sommeil.

Depuis trois ans, elle avait toujours du mal à s'endormir. Lorsque le crépuscule venait à sa porte, c’était en compagnie de ses parents et de son frère, dont leurs morts venaient la hanter. Dès qu’elle fermait les yeux, elle voyait la pendaison de sa mère sous le regard impuissant de son père et sous les cris de son frère. Elle visualisait aussi clairement que si cela se produisait devant elle la hache du bourreau qui coupait d’un mouvement net une à une les têtes de son frère et de son père. Au bout de cette arme, elle voyait Ekir, le roi d’Opewaldia, qui la fixait en souriant.

C'était lui qu'elle voulait atteindre. Elle souhaitait de tout son coeur qu'il connaisse le même sort que sa famille. Malheureusement, il n'avait ni femme, ni enfant. Alors elle avait décidé qu'elle s'attaquerait à sa seule véritable famille : le peuple waldien.

Tran n'avait pas été difficile à convaincre. Lui-aussi avait connu une perte lors de la Dispute de Mahtal. Son père, sur le dos de son griffon lors de l'ultime combat, avait été victime d'une chute mortelle. Certaines rumeurs racontaient qu'elle avait été provoquée par l'attaque d'un gigantesque aigle aux ailes dorées, d'autres que c'était une flèche lancée par Ekir lui-même qui l'avait atteint dans les airs et transpercé le cœur. Une chose était sure : il était mort à cause d'Opewaldia.

C'était à la suite de ce drame que Tran III succéda à son père à la tête de Rohr. Alors qu'il avait décidé d'abandonner tout espoir de reprendre le château de Mahtal, Evalia avait rapidement joué de son charme et de l’autorité qu’elle avait sur lui pour le convaincre de mener une guerre contre leurs ennemis.

A quelques jours du lancement des hostilités, après plus de deux ans de préparation, certains pourraient commencer à sentir la peur. C'était probablement le cas de son mari. Il aimait se montrer courageux et fier mais il lui arrivait souvent, même s'il ne le laissait jamais paraître, de douter de lui et de ses armées. Evalia, elle, n'avait pas peur. Au contraire, elle avait hâte d'en découdre. Cela faisait bien trop longtemps que les crimes commis par le royaume voisin demeuraient impayés, elle voulait en finir au plus vite.

Le plan d'attaque, conçu par son beau-frère Toman, était parfait et ne pouvait qu'être victorieux. La flotte royale allait traverser l'Océan sanguin pour attaquer Opewaldia par l'Est de leur territoire. Une fois le château de Cudmouth en leur possession, l'armée royale allait attaquer l'Ouest pour prendre en tenaille les Rohriens. Le but était de faire tomber un par un chacun des châteaux pour ensuite attaquer avec leurs hippogriffes la capitale. Jamais personne n'avait réussi à prendre Cobyn depuis la construction de cette forteresse mais personne n'avait jamais vraiment essayé. Evalia était convaincu que c'était possible.

Le seul risque de ce plan était que la flotte royale ne puisse traverser l'Océan Sanguin, connu pour sa dangerosité. Sans leur puissance maritime, ce serait alors impossible pour Rohr d'espérer une issue positive à la guerre qu'ils allaient lancer. Mais comme son père disait toujours : "À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire". Evalia était prête à tout pour sa famille. Elle était prête à tout pour sauver sa sœur, pour récupérer le Flacon de Sagman, pour venger ses parents et son frère et pour offrir un destin de rêve à ses enfants et à son roi.

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