Homeland.

8 minutes de lecture

 

1.

 

 

C’est la fin. À nouveau. Une histoire qui a débuté il y a quelques années et qui, face aux réalités les plus douloureuses, se soumet. C’est le genou au sol que Mr Smith a du se rendre à l’évidence : les gens ne lisent plus. Ou plutôt, ceux qui lisent sont trop rares. Et pour faire vivre un libraire, il vaut mieux ne pas compter ses clients sur les doigts d’une main. Finalement, c’est d’un pied qu’il a été estropié. Dans ses yeux, j’ai vu l’émotion. À travers les reflets des miens, le cœur serré par la peine. Je n’avais pas de part dans sa modeste entreprise. Mais je me sentais chez moi. Et aujourd’hui, j’ai perdu une maison. Une famille, des amis que je n’oublierais jamais. Mais Mr Smith n’est pas un résigné, on ne peut courber l’échine quand on a eu une vie comme la sienne. Oui, la librairie « Baker Street » ne vendra plus de livres mais ses locataires resteront à leur place. Fiers et précieux, à orner les étagères. Ce sanctuaire restera accessible au public. Après tout, le bâtiment est acquis par son roi. Et on ne détrône pas un roi avec une poignée d’huissiers ou un bilan de faillite.

 

Mr Smith est respecté par tous. Son trois pièces anglais, sa barbe taillée, sa casquette plate à chevron gris détonnent avec le style local autant qu'ils inspirent la sympathie.

 

Aujourd’hui, une clé se tourne. Et je suis seule à m’en occuper. Je voulais le faire malgré l’insistance de Mr Smith. Depuis mon enfance, je viens flâner le long des rayons de papier. J’y ai trouvé ce que je n’ai jamais pu goûter ailleurs et je peux enfin participer à l’histoire de ce lieu.

 

Le dernier jour de vente me fait penser au dernier jour d’un condamné. On se sent la tristesse de la fin d’une épopée et la joie de vivre ce qu'il nous reste d’elle. La clochette d’entrée n’a pas sonnée. Comme si le quartier était en deuil. Comme si les habitants ne voulaient pas déranger cette veillée funèbre avant la fermeture officielle. Je n’ai pas lu, ce jour-là. Je ne pouvais pas trahir tous ces livres en dansant avec les mots de l’un d’eux. Comme une insulte à tout ce que les autres ont à offrir.

 

Je me suis tue, assise en silence. J’ai gardé ma veste, moi qui d’habitude suis presque en pantoufle. Et j’ai observé. J’ai évoqué mes millions de souvenirs. Les moments de révolte aux côtés de Malcolm, les larmes qui coulent à la lecture d'Hermann, l’apaisement ressenti à la découverte d’une sourate… Absolument tout m’évoquait quelque chose et chaque élément en appelait une autre. Je n’ai pas eu assez des 9 heures d’ouverture conventionnelles pour faire le tour et je n’aurais jamais assez d’une vie pour prétendre à cette tâche.

 

Une fois les 19 heures affichées sur le cadran de l’horloge à coucou, je pris mon sac, me dirigea à grands pas vers la sortie, comme pour abréger les adieux. Au moment de mettre ma main sur le loquet, je me retournai. Les mains dans les poches, le regard dans le vide, un « salâm la compagnie » au bout des lèvres. Soupir. Mais il n’était pas l’heure des expirations de désespoir.

Les trésors de cette libraire sont autant de signes qu’une épreuve n’est pas une fin en soi. Ressaisis-toi ! Après l’effort de l’adversité, le réconfort de l’apaisé. Après la difficulté, petite ou grande, vient la facilité, répit momentané. Et si tu ne restes pas lucide sur le dénouement dans ton écrin de tristesse, qui soutiendra les espoirs de Mr Smith ?

 

C’est dans cet état d’esprit que j’allais rendre les clés à ce dernier. Malgré mon insistance, personne ne répondit. Olga, son épouse irlandaise, semblait ne pas être là non plus. Je repasserais demain. Je n’avais pas le temps d’attendre plus longtemps, Mme Myre m’attendait. Il restait une trentaine de minutes avant notre rendez-vous.


J’ai commencé cette thérapie il y a quelques mois. Après un long parcours en Histoire des civilisations, j’ai eu une sorte de mélancolie qui agissait sur moi comme un gel. Un poids lourd sur mes épaules. J’avais l’impression de porter quelque chose que je n’avais jamais vécu. J’ai toujours eu le sentiment d’être accompagnée d’un fantôme dont je ne sais rien mais à cette période, il s’intensifiait. Faire appel à une thérapeute me semblait être la meilleure solution. Mes proches m’auraient prise pour une folle. Je l’étais déjà bien assez avec mes centres d’intérêts à des années lumière des leurs et mes occupations de vieille dame en plein milieu de vingtaine. Autant ne pas provoquer le diable.

 

J’aime y aller à pied. Traverser les nombreuses ruelles de la ville oranaise. Me prendre un paquet de cacahuètes salées, encore chaudes dans leur manteau de papier journal. Observer les gens en marchant, me poser des questions sur leur vie. Avant d’arriver au point de rendez-vous, je me sens toujours un peu bizarre. Même si j’ai pensé toute la semaine à ce que j’allais bien pouvoir raconter, j’ai toujours un doute avant d’y être vraiment.

Ce n’est pas chose aisée de se dévoiler face à une inconnue partiellement connue, même après 10 séances. On s’habitue, on prend ses marques mais la garde n’est jamais totalement sur OFF. En tout cas, je ne l’ai pas encore expérimenté. Je ne me dévoile totalement qu’à Dieu. Ou c’est ce que j’aime joliment me dire pour temporiser ma distance avec les autres. Même si avec Lui, je ne ressens pas de menace, aucune animosité.

 

Les trente minutes sont presque écoulées. Je sonne, la porte de garage se lève. Une cour puis ma thérapeute m’ouvre.  Cette fois-ci, je suis arrivée à peine avant l’heure établie. Elle m’accueille directement. Quand j’arrive plus de dix minutes à l’avance, je m’installe dans la salle d’attente. D’après ce que j’ai lu, elle aurait besoin de temps pour se mettre dans l’ambiance. Mais ça ne marche pas à chaque fois. Ça doit dépendre de l’humeur.

 

- Aujourd’hui, j’ai gardé la librairie seule. Pas un seul client n’a montré le bout de son nez. Quelque part, ça m’a fait du bien. J’ai pu me retrouver seule avec mes livres préférés. 

 

Elle me regarde en silence. Cela me met parfois mal à l’aise car je me sens devoir meubler et trouver quelque chose à dire.  Je ne peux pas me permettre de dire quelque chose de plat. Si je ne trouve vraiment rien, je finis sur un « voilà » pour signifier que je sèche. Parfois elle prend des notes. Parfois, pas du tout. Aujourd’hui, je n’ai pas envie de faire trop d’efforts. Je suis fatiguée émotionnellement, je me suis retenue de trop pleurer et je sais que mon corps me le rend en tension accumulée. Mais me lâcher face à elle ne me tente pas trop. J’aurais l’impression d’exploser, d’enfin mettre au monde ce que je couve depuis des années. Merci mais non merci. Ce sera pour plus tard.

Pour l’instant, je débroussaille. J’enlève les tronçons de bois qui me barrent la route depuis trop longtemps. Je rafraichis, j’ôte les mauvaises herbes.

 

- J’avais l’impression d’être seule et en même temps, bien entourée. », voilà ce qui brisait le silence de quelques secondes qui semblait durer des heures.

 

- Vous ressentez souvent cela ? dit-elle finalement.

 

- Parfois, oui. Un peu déphasée avec le monde mais là, c’était particulier.

 

- Pourquoi ça ? lance-t-elle. Je me suis dis qu’elle était maligne. C’est une question facile et qui fait l’économie d’une intervention.

 

- Parce que je me sens différente, trop souvent incapable de m’identifier aux autres. Ça a toujours été ainsi. Mais là, à me voir m’attrister pour quelque chose qui ne touche que Mr Smith et moi, je me dis que peut-être je nage en plein délire. Mais c’est trop important pour entretenir cette idée. Ça me touche trop profondément pour y croire plus de trois secondes. Les livres font partie de moi et j’ai laissé de moi dans chaque lecture. Même quand cela m’ennuie profondément, j’apprends quelque chose. C’est bizarre à dire mais la lecture m’est vitale. J’ai l’impression que face à un livre, je suis moi-même, comme trop rarement. Je n’ai pas peur d’être jugée ou de douter, de couver des mois le coup de sabre qu’on me portera. Non, rien de tout cela. En compagnie d’un bouquin, je me fonds dans le décor conté. Mes doutes sont mis de côtés, mes réflexions épousent celles de l’auteur et je les vois danser en harmonie dans mon esprit.

 

- Vous vivez quelque chose de fort et particulier à la fois. Vous vous retrouvez dans la lecture.

 

- Exactement. Donc vous comprenez comme cette journée fut vraiment atypique pour moi. Passer en revue autant d’années en une journée, c’est pour le moins éprouvant. Pourtant, je ne suis pas tellement triste. Ou pas seulement triste. J’ai hâte de découvrir ce que les futures années réservent à cet endroit. Et j’espère qu’Allâh me prêtera vie pour y assister.

 

- C’est une histoire d’amour qui laisse place à une autre. Votre témoignage est touchant.

 

Je souris. Touchant… Oui, ça l’est sans doute. Ma sensibilité ne m’en laisse guère le choix. Parfois, je me demande si elle me prend pour une folle. Elle me regarde souvent avec des yeux ronds et je me pose des questions sur ce qu’elle se dit de moi dans sa tête. Mais je n’ose pas lui demander. Je sais qu’elle me dira que ce qu’elle pense n’a pas d’importance pour le processus thérapeutique et bla-bla-bla. L’héritage freudien a de beaux jours devant lui. Pour moi, ça en a, de l’importance, mais j’imagine que cela biaiserait ma vision des choses et je suis là pour moi. C’est particulier d’avoir un espace d’expression rien qu’à soi, où l’on s’entend s’analyser à haute voix.

 

Les larmes montent. Je dois me décider à les laisser couler ou pas. Je continue mon récit mais mes lèvres tremblent, ma voix me trahit. Je sais que je ne risque rien mais je me retiens quand même. Des larmes perlent mes yeux. Certaines s’échappent pour humidifier mes joues et bientôt, pleurer est la seule chose que je puisse faire.

 

Silence à nouveau. Elle laisse le temps à mon corps de s’exprimer, en me regardant avec ses yeux ronds, encore. Je sais que j’en ai besoin mais ça m’est douloureux quand même. Quand je suis seule ou en compagnie bienveillante, les larmes coulent sans problème mais là, ça coince, je ne sais pas encore pour quelles raisons…

 

Quand je sors de ces 45 minutes de discussion, l’air s’est rafraichit. Je pense à repasser chez Mr Smith mais la nuit est bientôt là et je manquerais de temps pour ma soirée. Je rentre plutôt. Quand et autant que je peux, je préfère la marche aux transports en commun. Je rentre donc à pied. Un double tour dans la clé et me voilà à annoncer mon arrivée : C’est Noria ! m’entends-je crier au bas de l’escalier. Les décibels chez moi, on connaît. « Je monte directement les gars ! ».

 

Ce soir, je n’ai pas trop envie de socialiser. Le temps de me préparer un thé dans la cuisine du haut et je me plonge dans mes préparations de cours. Ma chambre est comme je l’ai laissée : toujours un peu en désordre, jamais totalement nette. Je laisse ça aux maniaques, je préfère le chaos parmi l’ordre.

Des livres tapissent le mur et ornent le sol. Il y en a littéralement partout. Sous le miroir victorien, sur ma table de nuit, sous ma table de nuit, près de mon boudoir, sous l’oreiller. Ma manière à moi de combler l’inéluctabilité de mon ennui et mes incompétences d’avec les humains. Et surtout de nourrir mes pensées qui fourmillent et m’empêchent parfois de dormir. Mais ce soir, mon esprit et mon corps ont besoin de repos. Je clôture la dernière prise de notes, je m’ablutionne, acte la dernière prière de la journée et me mets au lit.

Demain déjà, la mélancolie.

Annotations

Vous aimez lire Saadia Sahraoui ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0