Tom

6 minutes de lecture

Ils m’avaient juré que ça serait une mission de routine : quelques révolutions autour de la Terre et retour sur le plancher des vaches. J’aurais dû deviner qu’avec tous ces matheux, les choses ne pouvaient pas se passer comme prévu.

Alors oui, bien sûr, au début, tout s’était déroulé sans accroc.

Harnaché comme un GI prêt à sauter sur la Normandie, j’avais pris place dans la minuscule capsule Freedom. On m’avait attaché solidement avec un nombre incalculable de sangles. Comme si, après toutes ces semaines d’entraînement, j’allais lever les pouces et dire « stop, les gars, déconnez pas, j’y vais pas en fait, prenez plutôt Alan.»

Le compte à rebours avait résonné dans mon casque et, pour une fois, ne s’était pas arrêté à la dernière minute. Une explosion gigantesque juste après, les moteurs à l’ergol se mettaient en action.

Le bruit était terrifiant, plus encore qu’au premier rang à un concert d’Elvis qui aurait duré deux jours entiers. Tout vibrait autour de moi, j’avais l’impression d’avoir pris place à l’intérieur d’une machine à laver, elle-même à l’intérieur d’une autre machine à laver. Je sentais mes dents claquer toutes seules, et j’avais l’impression que ma peau n’était qu’une couche de gelée anglaise tant je la sentais osciller dans tous les sens.

Et au bout de ces deux minutes de cauchemar, le silence. Le ciel était noir autour de moi. On ne pouvait en réalité plus parler de ciel. J’étais dans l’espace. Pas tout à fait le premier homme, bien sûr, Gagarine avait raflé la mise quelques jours plus tôt. Il n’était même pas le premier à monter là-haut, d’ailleurs : chien, singe, chimpanzé, c’était une vraie ménagerie qui avait été expédiée au fil des années au-delà des nuages. Alors, ça te fait quoi, hein, Youri, de passer après un macaque ?

Une nouvelle poussée, et ma capsule s’est retrouvée enfin libérée de son lanceur. Je flotte.

— Major. Major, vous me recevez ? Ici Cap Canaveral, comment allez-vous, là-haut ?

Ça, c’est les boss. Ils ont dû s’en envoyer derrière la cravate, du café. Par hectolitres, au moins, depuis ce matin. Je presse un bouton, avec mes gros doigts boudinés dans ces gants de Mickey.

— Oui, Monsieur, je vous reçois fort et clair. Ici Freedom, le carburant est OK, cabine à 14 psi. L’oxygène est OK. Freedom est toujours OK.

Et moi aussi, par la même occasion.

— Qu’est-ce que vous voyez depuis l’espace ?

Ben...l’espace…

— Hé bien, c’est magnifique, ici. La Terre est...La Terre est ronde, je vous jure. Et la Lune n’est même pas un gruyère, c’est dingue...La terre est bleue. Je vois...rien du tout parce que vous m’avez foutu un pauvre hublot placé exactement là où il faut pour que je ne puisse rien apercevoir, les forts en math...les étoiles...Et la lune, aussi.

Ho le vilain menteur.

— Formidable, Major. C’est formidable. Tout le monde est fier de vous, vous savez. Quelle équipe de foot supportez-vous ?

— Pardon ?

— Oubliez, ce n’est rien, une erreur de traduction, c’est tout.

— …

On m’avait pourtant juré que l’acide était interdit à NASA. Si j’avais su, ça aurait pu m’aider.

Je coupe la radio. Ils sont gentils, en bas, mais si je laisse le canal allumé, ils vont passer leur temps à me poser des centaines de questions, et moi, je vais être déconcentré, et faire des conneries. Et ça sera le problème à qui si je me crashe sur le Kansas, Dorothy ? Plus vraiment le mien, c’est vrai, à ce moment-là, vu que je servirai d’engrais pour les cultures de maïs. Mais tout de même, je n’ai pas envie de finir pour la postérité comme le premier homme a avoir transformé sa capsule spatiale en suppositoire terrestre.

Je regarde le chronomètre. Je suis dans mon orbite elliptique depuis deux minutes déjà. Il va être temps de faire pivoter ma boîte de conserve pour la descente.

Je prends le contrôle et...non...attendez. Il se passe quoi là ? Je m’éloigne. Bon dieu, je m’éloigne. Newton, merde ! Ta gravité !

— Crrrr…Major...problème...sorti d’orbite...crrr...vous nous entendez…Tom ?

Je viens de rallumer la radio et la voix de mon cordon ombilical auditif est marquée par la panique.

— Vous...entendez...jor ? ...circuits...quelque chose...pas...

Oui, je vous entends. Mais je ne comprends rien à votre morse.

Je me contorsionne pour essayer de jeter un coup d’oeil par mon hublot de troisième classe pendant que ça grésille de plus en plus dans mon oreillette. La Terre devient de plus en plus petite. Ce n’est pas possible, cette histoire. Je sors le périscope. Oui, ils m’ont installé un périscope, comme dans un foutu u boot. Si des hommes gris me regardent en ce moment depuis leurs soucoupes, ils doivent bien se foutre de ma gueule.

C’est confirmé, je m’éloigne.

C’est un problème.

Je me remémore le manuel du spationaute. Que faire en cas de sortie d’orbite ?

Rien, en réalité.

Puisque ces comiques à lunettes m’ont juré que c’était to-ta-le-ment im-po-ssi-ble. Une histoire d’attraction, de gravité, de poussée. Entre autres. Impossible. Tu parles d’un impossible. Franchir cinquante yards d’un coup au football, ça c’est impossible. Essayer de s’envoyer Suzie à la soirée de Noël du service, ça c’est impossible. Mais visiblement, question éjection dans l’espace, l’impossibilité vient de devenir quelque peu plus possible.

Et ça grésille encore plus dans mon casque.

— Ground control, je crois que je suis en train de me tirer, là. Vous avez prévu quelque chose pour ce cas ? Un filin accroché à ma capsule, ou des lests à récupérer ? Parce que si c’est le cas, il va falloir accélérer un peu, je commence à légèrement avoir les foies, vous voyez ?

— On check, Major, on check.

Ben checkez, mais plus vite, alors.

Je commence à avoir froid, là-dedans. Ils ne m’ont pas installé le chauffage, inutile, il paraît. Mais un petit radiateur d’appoint n’aurait pas été de refus à l’heure qu’il est. Et en plus, j’ai envie d’uriner. Ça me fait toujours ça en cas de stress. Pourtant, j’ai tout vidé avant de partir, tout à l’heure. Prévention, c’est mon maître mot. Je n’avais pas vraiment envie d’être obligé de tout relâcher une fois en apesanteur. Avoir des gouttelettes de votre propre pisse qui vous rentrent dans les narines, très peu pour moi.

La terre n’est plus à présent qu’un petit point.

Combien de réserve d’oxygène j’avais, déjà ? Deux heures, il me semble. Ho ben tranquille, alors, je suis en l’air depuis déjà une heure quarante-cinq, j’ai de la marge.

Voilà. Je panique. Après une intense réflexion interne, je viens de le décider.

Un bon point, j’ai chaud, à présent. Dans l’entrejambe.

Ça, c'est fait.

— Ground control, je ne sais pas trop si mon vaisseau sait ce qu’il fait, mais dites à Suzy que je l’aime, d’accord ?

— Elle ne le sait pas, Major ?

Non, elle ne le sait pas.. Hier soir encore j’ai essayé de le lui dire. Mais le fait que je m’envoie en l’air le lendemain ne lui a fait ni chaud ni froid et j’ai écopé d’un verre en plein visage en guise de réponse à mes avances. Un verre de gin, en plus. Je déteste le gin.

Pas question que je crève d’asphyxie ou de noyade dans ma capsule.

Si je dois y rester, que ce soit au moins avec classe.

Je déverrouille le panneau d’éjection. Il saute dans l’espace sans un bruit. M’entendrait-on crier ?

Je tire sur la poignée qui va envoyer mon siège dans l’infini.

Adieu.

BOUM!

— Mais c’est pas possible, ça. C’est le troisième qui ne réussit pas ce test depuis le début de la semaine et qui s’éjecte du simulateur. A ce rythme, on n’arrivera jamais à envoyer quelqu’un là-haut.

— Oui, Professeur, c’est désespérant.

— On n’est quand même pas plus con que les ruskoffs, nom d’un chien !

— En tout cas, on n’avait pas eu ce genre de problème avec les singes, Professeur.

— Ha ça, les singes, au moins, ils chiaient partout, mais ils ne nous emmerdaient pas avec leurs états d’âme. Bon, ramassez-moi celui-là, il n’est même pas capable de se relever tout seul, le Major Tortue. C’est qui le suivant, sur la liste ?

— Shepard, Monsieur. Alan Shepard.

— Amenez-le, alors…

* Un immense merci au Maître David Bowie, et un million de pardons au Major Tom que je vénère plus que tout. Tom, si tu nous écoutes, you’ve really made the grade.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 5 versions.

Vous aimez lire Pierre Sauvage ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0