Chapitre 9 : Issue incertaine (1/2)

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JYLA

S’agissait-il de mon combat ? Il m’était ardu de répondre avec certitude. De la raison de mon engagement jusqu’au chemin parcouru, des perspectives entières saillirent de ma mémoire, essayant de me décourager. Je savais pourquoi je m’étais engagée. Pour respecter ma promesse, pour me conformer à la proposition de ma tante, pour rendre honneur à ma famille. Un jour, notre nom ne serait plus associé à la dévastation et à l’affliction.

Mais comment lancer une telle affirmation ? Tout mon environnement me contredisait. Les Kaenums, fruits d’une magie ancestrale, répandaient massacres sur massacres. Cela devait cesser. Il m’échoyait de leur montrer combien ils se fourvoyaient en me plongeant dans les méandres de la magie, jusqu’à en extirper tous ses bienfaits.

Une sphère incandescente jaillit de ma main et impacta le premier Kaenum à portée. J’y avais déployé un flux considérable : il vacilla légèrement sur lui-même avant de se perdre dans un hurlement. Les flammes embrasèrent sa peau et attaquèrent ses organes internes, et en quelques secondes, il succomba d’une brûlure. Finalement, il s’effondra sur les intestins saillants du cheval qu’il avait écharpé.

Je ravalai ma salive et fis glisser mes mains le long de la selle. Grâce à un sort d’apaisement, ma monture ne risquait pas de paniquer. Elle au moins survivrait, pouvais-je en dire autant des autres ? Des dépouilles d’équidés tapissaient les feuilles mortes de fluide écarlate, pourvu que des humains ne s’y joignissent pas. Si seulement les précédents explorateurs n’avaient pas mené leurs expérimentations sur des animaux innocents… Nous subissions les répercussions de leur soif de découverte démesurée.

Comment me repérer dans ce chaos ambiant ? J’escomptai que l’ordre émergeât de ce capharnaüm et je m’évertuai à rendre notre victoire possible avec Arzalam. Les Kaenums semblaient vulnérables au feu mais notre lutte n’en devenait pas aisée. À nous de soutenir nos alliés du mieux possible : surmonter nos adversaires ne réduisait pas les pertes.

Un cri déchirant se propagea aux alentours. Je vérifiai sa provenance et me pinçai les lèvres… L’horreur surgissait du pire. Elmaril venait de trancher le bras gauche de Bramil. Là où régnait la violence sauvage, au milieu d’un bois égaré de l’Ertinie, dans un enchevêtrement d’atrocités, la guerrière avait pris une décision controversable. Le bras aurait perdu beaucoup de sa validité même si j’étais intervenue de ma personne. Un échec supplémentaire… Nos vies étaient si fragiles, ce n’était pas faute d’avoir averti Bramil. Il méritait ma protection, mais je ne le lui avais pas prodigué.

Le guerrier chuta par terre et se tordit de douleur. Du sang jaillissait à foison de son moignon tandis que son membre coupé reposait sur le sol. Ses espoirs s’étaient anéantis en un instant, reviendraient-ils un jour, pour ce jeune homme ayant subi la pire géhenne de sa vie ?

Nos compagnons vocifèrent contre l’attitude débridée d’Elmaril. Une pensée pour Jaeka : elle s’était à peine extirpée du cadavre de sa jument qu’elle assistait à l’amputation de son neveu.

— Pourquoi as-tu fait ça ? gémit-elle.

Elle vivait une âpre journée. Assister à une telle horreur pourrait la traumatiser à tout jamais, la perte de sa jument favorite et des autres montures paraissait anodine en comparaison. Et son mari, sa réaction était-elle qualifiable ? Quand il découvrit l’impensable, Erak abattit vertement sa hache sur le monstre qui lui assénait de multiples attaques. À peine l’eut-il pourfendu qu’il livra son plus terrible regard à Elmaril.

— Tu as coupé le bras de mon neveu ? s’offensa-t-il. Comment as-tu osé ?

Sa voix rauque portait sur une grande distance : bientôt, d’autres l’imitèrent, sauf Gurthis et Ralaia, trop occupés à lutter au loin.

Mais que penser de cette mutilation, sachant que je l’avais aperçue du coin de l’œil ? Elmaril n’avait guère eu le choix : à mon humble avis, il était impossible de sauver le membre de Bramil d’une morsure pareille.

Ignorant les réprimandes, Elmaril s’arma enfin de sa lance. Rien ne lui importait, sinon un combat singulier contre la créature : elle s’affirma contre l’adversité. Les griffes ne l’atteignirent jamais alors qu’elle surmontait son ennemi. D’une créature trouée de coups émergea cette lance ensanglantée qu’elle brandissait hardiment.

Devais-je traiter la victime ou poursuivre cet interminable affrontement ? Notre chef domptait ses ennemis, les empêchant de nous toucher. Arzalam décupla la puissance de son flux et projeta des sorts de zone, je le consolidai en puisant un maximum dans mon flux intérieur. La magie montait, tourbillonnait en moi, elle me nourrissait, me maintenait éveillée, alerte, prête à abattre ces horribles créatures.

Je lançais mes sorts par pure instinct, ce qui fonctionna, au bout du compte.. La victoire s’obtint après acharnement. Un triomphe mitigé… Beaucoup s’affairaient autour de Bramil. Le constat se révélait amer et les expectatives d’un voyage paisible définitivement écroulées. Mal utilisée, la magie causait de terribles atrocités… La question se rapportait à son utilisateur et non à sa nature. Qui persuaderais-je en des conditions aussi déplorables ?

Plusieurs minutes nous furent nécessaires pour récupérer notre vigueur. Entre nos halètements, nous balayions du regard la pente jonchée de cadavres d’animaux. La débâcle du combat nous permit d’extérioriser nos émotions. Mais comment se préparer à vivre cela ? Erak et Jaeka avaient déjà perdu un enfant, et les voilà agenouillés auprès de leur neveu.

— Margolyn ! réclama notre meneur, retenant ses pleurs. Sauve-le, je t’en supplie…

La dite guérisseuse tira une ostensible expression de dégoût. Acquerrait-elle de la maturité au fil de nos aventures ou resterait-elle une corniaude jusqu’à la fin ? À terre, Bramil se contorsionnait à mesure que son liquide vital se répandait sur la verdure. Son sauvetage devait être imminent, il en allait de sa vie. Serait-il apte à nous suivre ? Il s’était comporté en gourdiflot mais demeurait l’un de mes compagnons.

La plaie devait être cautérisée en vitesse ! Visiblement, les soldats s’en moquaient éperdument, ils préféraient focaliser leur attention sur Elmaril parce qu’elle ne cherchait pas à se justifier. Seule Jaeka, malgré sa détresse, eut la conscience d’aider son neveu. Elle arracha un bout de son pantalon et le noua autour de l’avant-bras gauche de la victime. Ce garrot n’était pas fameux, mais il valait mieux cela que rien du tout. Bousculant la guérisseuse, Ralaia se rua vers la sauvage et encocha une flèche.

— Tu cherches à nous nuire ! accusa-t-elle en tendant la corde.

— Attends un peu ! tempéra son collègue. Laisse-lui la chance de s’expliquer. Après, on décidera de son sort.

— Vous êtes aveugles ? répliqua Elmaril. Je n’avais pas le choix ! Bramil avait le bras coincé entre les crocs du Kaenum. J’ai sauvé sa vie.

— Il a l’air d’être sauvé ? ironisa Ralaia.

Sa question rhétorique traduisait la réalité. Face à la souffrance de Bramil, Erak et Jaeka paraissaient désemparés. La voie de conciliation restait appropriée dans ces conditions. Pourquoi demeurais-je de marbre, bon sang ? Mon cœur tambourinait pourtant jusqu’à ma poitrine… Plus question qu’une mort hantât encore ma conscience !

— Calmez-vous, s’il vous plaît ! implora Erak. Nous nous sommes assez disputés. Pour le moment, nous devons aider Bramil.

Margolyn était supposée l’aider : aucune égratignure ne dégradait ses compétences, mais tout comme Stenn, la vue du mutilé la révulsait. Elle n’était sûrement pas habituée à s’occuper des cas aussi graves dans son quartier laid et stérile de Telrae. À quoi rimait un tâtonnement aussi prolongé ? Bramil se tortillait, déchirait les cieux par hurlements, et nous ne nous précipitions même pas pour lui apporter ne fût-ce qu’un peu de soulagement.

Je fixai brièvement Arzalam et m’avisai qu’il ne se prononçait pas. Une sorte de frustration filait sur son visage : espérait-il des remerciements pour nos actions ? Personne ne se souciait de lui hormis Gurthis.

Une vraie mage ne devait pas rester passive ! Bondissant de ma selle, je décidai d’intervenir : je possédais quelques talents en guérison, après tout. Cette pleutre de Margolyn trémulait trop pour tenter quoi que ce fût. Je l’aggrippai par le col et l’approchai du blessé. Rah, elle n’arrêtait pas de geindre ! Accomplir son devoir de guérisseuse devrait être primordiale pour elle !

— Erak a raison, affirmai-je en dévisageant sévèrement mes compagnons. Soyez choqués si vous voulez, mais je me porte garante d’Elmaril. Lui trancher le bras était la seule solution pour le sauver. Même si elle était parvenue à le retirer, il aurait fallu l’amputer. Bramil survivra si je cautérise son bras. Je dois l’emmener un peu plus loin pour le soigner, et Margolyn m’accompagnera.

— Quoi ? s’offusqua la jeune fille. Je n’ai jamais dû m’occuper d’un bras amputé !

— C’est ton rôle, je te rappelle ! Ralaia t’a encore protégée pour que tu sois apte à te charger des blessés. Tu es guérisseuse, montre-le ! Si nous n’agissons pas maintenant, le garrot ne suffira plus, il risque de se vider de son sang !

— Enfin, les mages se montrent entreprenants, commenta Gurthis. Est-ce que ça t’arrange de protéger cette sauvage ?

Qu’insinuait-il ? Pourquoi employait-il ce ton si méprisant ? Comme il ne portait pas les mages dans son cœur, peut-être était-ce l’opportunité de comprendre cette aversion.

— Je sais ce que j’ai vu, justifiai-je. Nous affrontons déjà assez d’ennemis, tu ne crois pas ?

— À cause de qui avons-nous des ennemis ? Sans les mages, il n’y aurait jamais eu de Kaenums !

— Vous imputez encore les actions d’une minorité à l’ensemble de notre institution ? Ne parlez pas de magie si vous n’y connaissez rien !

— Par pitié…, implora Jaeka. Cessez de vous disputer et aidez Bramil…

Sa parole était toujours d’une justesse incomparable. Nous perdions tellement de temps en futiles altercations que nos priorités étaient retardées. Il allait décéder à force de tergiverser ! Avec tous nos moyens à disposition, ce pauvre garçon ne pouvait pas flancher !

Je me penchai auprès de Bramil et enroulai mon bras autour de son épaule. Il présentait un teint livide et dissimulait sa douleur en baissant la tête. Il pouvait sombrer dans l’inconscience à tout moment : le garrot avait endigué l’écoulement de sang mais n’avait guère atténué le reste. Je hélai la guérisseuse qui m’aida finalement à le transporter. D’autres hésitèrent à nous suivre après quelques pas, notamment Jaeka.

— Tout ira bien, la rassurai-je. Nous allons l’asseoir contre le tronc, là-bas. Vous devez vous occuper de vos chevaux. Ils méritaient mieux…

Comme de juste, la maréchale ne recouvrit pas son allégresse, si d’aventure elle en avait déjà ressenti. Comment la consoler ou la convaincre de ma bonne volonté ? Les bras ballants, elle finit par faire demi-tour et se dirigea vers les dépouilles des équidés. Notre victoire ne compensait pas la mort injuste de la majorité de nos chevaux. Ils avaient péri avant même d’atteindre Temrick, là où leurs atouts auraient dû se dévoiler. Sans eux, l’issue de notre voyage était incertaine.

Bramil serait-il encore apte à nous suivre ? La perte d’un bras allait être problématique pour l’ascension des montagnes en l’absence d’un équipement approprié. Un avenir difficile nous attendait-il ? Notre première victoire avait été trop facile. Le destin se montrait parfois implacable. Souvent, même.

Nos compagnons recherchaient leurs affaires perdues dans les amoncellements. Une odeur de viscère et de sang s’exhalait des dépouilles. Où subsistait l’espoir face à un désastre aussi marqué ? Nonchalance et répugnance dominaient, notre motivation s’était envolée.

Nous déposâmes Bramil contre un arbre comme prévu. Ses paupières battaient à un rythme effréné alors qu’il luttait contre l’évanouissement. Nous devions agir rapidement, sinon sa coupure risquait d’affecter tout son corps !

— Il a déjà perdu beaucoup de sang…, déplorai-je.

— Jyla…, murmura Bramil. Tu es mage, n’est-ce pas ? Existe-il un sort pour… faire repousser mon bras ?

Est-ce qu’il délirait ? Je refusais d’employer une magie prohibée, même pour lui. Il ne réalisait pas qu’il frôlait la mort. Le pauvre…

— Non, c’est impossible, lui répondis-je simplement. Je peux traiter ta plaie et l’aider à cicatriser. Par contre, je te préviens : tu vas éprouver une douleur insupportable. Margolyn, maintiens-le, il ne doit pas trop s’agiter.

Ils acquiescèrent, non sans exprimer leurs tourments. La guérisseuse se positionna de biais et referma ses mains sur l’avant-bras du jeune homme. Pendant ce temps, j’inspirai profondément, tendis ma paume, accumulai de la magie autour de ma paume. Les flammes qui en jaillirent revêtaient une importance particulière. Elles généraient de la souffrance aboutissant à une cicatrisation complète. Jamais il ne me fut aussi difficile de les déployer. Le flux allait-il se dérouler avec élégance ou sourdre comme des jets dont on voudrait se débarrasser ?

Des gouttes de sang tombaient encore depuis le moignon brimbalant. J’y appliquai opiniâtrement ma main : une fumée grisâtre s’en échappa et arracha à l’amputé un hurlement tonitruant. Bramil s’agitait sans cesse, ses jambes tressaillant avec intensité. À cause de son affaiblissement physique, ses forces ne vainquaient pas celles de Margolyn. Il serra les dents et pencha la tête vers l’arrière pour mieux supporter la douleur. Il planta même ses ongles sur le sol, secouant à outrance son bras valide.

Cette situation me dépassait ! Auparavant, je n’avais que peu utilisé mes aptitudes à cette fin. C’était la première fois que je tentais de sauver quelqu’un. Mes gestes étaient imprécis et de la transpiration dégoulinait de mon front. Même si j’avais feint l’autorité et blâmé l’incompétence d’autrui, mes hésitations surgissaient au pire moment. La plaie entamait sa cicatrisation. La méthode fonctionnait-elle ou le destin m’envoyait-il de nouveau un faux espoir ?

Les flammes se calmèrent peu à peu. Mieux encore, je lisais de l’apaisement sur le visage de Brami ! Il parvenait à sourire en dépit des circonstances. Quel soulagement…

— Est-ce qu’il s’en sortira ? demanda Margolyn en lâchant son bras.

— Tu es guérisseuse, répondis-je, c’est à toi de le savoir.

— Je sais… Mais sur le coup, tu m’as semblée plus compétente que moi. Il faut vérifier s’il n’y a pas des conséquences fâcheuses de l’amputation. Quelque chose que nous n’aurions pas traité… Je ne doute pas de toi, hein, mais deux précautions valent mieux qu’une !

Bramil s’était évanoui. Son repos semblait paisible à première vue, mais il ne fallait jamais se fier aux apparences, ou on se heurtait à de rudes déconvenues. Il incombait à Margolyn de s’attarder sur les dégâts physiques, bien que je ne quittasse ni elle ni Bramil des yeux.

La jeune fille examina donc les parties sensibles du corps et j’usai de ma magie pour sonder les parties internes. Elle tira les pans de sa veste en laine afin d’y faufiler ses mains. Nous ne révélâmes rien de mortel circulant dans son organisme.

— Je pense qu’il ne souffre d’aucune blessure secondaire, conclut Margolyn. Si tu ne rétorques pas, je dois avoir raison. Il n’est pas encore totalement sauvé. Je vais lui chercher quelques herbes médicinales, une couverture et de l’eau.

— Tu vois que tu peux avoir de bonnes idées. Dépêche-toi, je vais m’assurer qu’il n’est plus en danger de mort.

Margolyn s’empressait quand elle y mettait du sien. Elle avait compris l’importance de son statut ainsi que la gravité de la situation. Le mien m’imposait d’interpréter la réalité telle qu’elle se déroulait en dépit des mauvaises déductions de mes collègues. Bramil avait survécu, c’était l’essentiel, mais son amputation entravait ses possibilités de voyage. Ce jeune homme respirait la détermination et se battait avec courage au mépris de son impulsivité. Son épée battait toujours son flanc : pourrait-il toujours s’en servir ?

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