Chapitre 2 : Une expédition prometteuse (2/2)

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Une cloche retentit au sommet d’une tour, au bout de l’avenue. J’y arrivais enfin… La fin de cette longue errance pour une exécution imminente. Les citoyens échapperaient à leurs occupations pendant une poignée de minutes. C’était là que j’étais supposée y rejoindre mon mari. Une volonté difficilement réalisable… J’étais trop frêle pour me frayer un chemin à travers cette foule bruyante. À peine pouvais-je me glisser entre eux, user de ma petite taille pour tenter une approche… mais cette affluence m’écrasait. De grands bâtiments en grès encadraient un parvis spacieux où on supposait la libre circulation garantie. Je dus me mettre sur la pointe des pieds pour apercevoir quatre personnes debout, sur cette estrade servant d’échafaud.

Dratia Athonn administrait l’exécution… Pourquoi cela ne me surprenait pas ? Conseillère principale du roi, son autorité était à l’image de sa réputation. Voilà une noble qui maîtrisait son milieu. Les boutons dorés de son pourpoint noir étincelaient et sa ceinture corsetée en cuir confortait son galbe. Femme d’âge mur, nulle ride ne ternissait son visage et aucune mèche traîtresse ne grisait ses cheveux blonds délicatement attachés derrière sa nuque. Sa fonction nécessitait un sang-froid qu’elle arborait en ces circonstances. Ses mains gantées de velours étaient croisées derrière son dos. Observant la foule, elle daignait à peine jeter un coup d’œil au bourreau et aux guerrières agenouillées.

Appréhender ces prisonnières en ces lieux offrait une expérience différente des rumeurs à leur égard. On les insultait, on les méprisait, on leur portait le blâme de tous les maux de notre société. La guerrière de droite était un archétype à elle seule : grande, râblée, couturée de cicatrices, ses mèches se battaient sur son faciès revêche. Je doutais pourtant de sa cruauté… Encore et toujours, cette fois-ci à cause de son amie, plus petite et moins imposante. Elle ne trahissait aucune sauvagerie à l’exception, peut-être, de son armure en peau géminée de fourrure et de sa coiffure rousse démêlée. Vraie parjure, fausse sauvage, c’était ardu à déterminer. Mais je me devais d’accorder mon empathie à des personnes plus méritantes…

Pas de naïveté. Cette guerrière partageait plusieurs points communs avec sa consoeur, après tout. Les deux possédaient des marques obliques peintes en noir sur leurs joues, une carnation légèrement rubiconde et un aspect farouche. D’accord, mais… Celle de gauche trémulait, prononçait des phrases inintelligibles dans sa langue natale. Appartenait-elle vraiment à ce clan réputé pour son sadisme ? À un clan que la population craignait, capable des pires atrocités ? Peut-être y avait-elle été enrôlée de force… Je l’espérais au fond de moi. Et j’étais sans doute la seule. Sa partenaire la foudroyait du regard, probablement exaspérée par son attitude.

D’aucuns tiraient avantage de ce désespoir latent. Dratia semblait vouloir retarder la sentence. La condamnation se faisait attendre, oppressante, pesante. Le public ne cessait de cracher des injures, au grand plaisir de la conseillère. Cette haine allait les dévorer s’ils continuaient ainsi, comme s’ils profitaient de cette opportunité pour la nourrir…

— Bande de sauvages ! invectiva un corroyeur. Vous ne méritez que la mort !

— Ce ne sera que justice après vos tueries ! renchérit une commerçante.

Quel tintamarre… Mes oreilles en bourdonnaient, mais ce serait trop pleutre de ma part de les boucher. L’ouïe était censée accompagner la vue à tout moment. Je n’ajoutai aucun commentaire car, de toute façon, il se noierait dans la kyrielle de clabauderies. Ce n’était pas à moi de juger.

Dratia, exaspérée par cette agitation, leva le bras et le silence retomba. Parvenir à diriger des foules par de simples gestes… Cela requérait plus de mérite que ses privilèges de naissance. Ce fut sur un ton impérieux que la noble entama la condamnation.

— Miris oc Awyl et Avoele oc Shadan. Ces noms ésotériques ne signifient probablement rien pour vous. Pourtant, il s’agit des deux condamnées ici présentes. Guerrières affirmées du clan Nyleï, elles ont participé à l’attaque de l’avant-poste d’Urness. Ces barbares aux coutumes ignobles ont sauvagement massacré tous les gardes qui protégeaient l’endroit. Ainsi se sont-elles attaquées à notre territoire. Nos soldats ne sont intervenus que trop tard, hélas… Mais rassurez-vous, ils ont rendu justice à nos citoyens. Leur sacrifice ne sera pas vain ! Les militaires ont tenu à capturer les survivantes pour l’exemple. Vous pouvez apercevoir ces sauvages de vos propres yeux.

Sa voix portait sur toute la place : nul n’osait l’interrompre. La foule retenait son souffle en l’attente de la sentence. Par-dessus l’échafaud, l’étendard oscillait modestement, inébranlable face à tant d’autorité. Je me crispai en sondant les captives.

— Nous ne sommes pas des sauvages ! s’époumona la guerrière de gauche. Par pitié, épargnez-nous !

— Silence ! coupa la conseillère. Accepte ton destin sans te lamenter. Aie au moins la décence de te comporter honorablement devant la mort.

La noble toussa un peu. Comme quoi, nous étions tous vulnérables. Son regard transperçant restait cependant intact. De quoi tous nous effrayer alors que son objectif était autre.

— Je sais que vous êtes inquiets, citoyens, poursuivit-elle sur un ton engagé. Les clans Nyleï et Dunac nous suivent et nous harcèlent depuis trop longtemps. Soyez assurés que notre armée lutte contre eux nuit et jour. Cette exécution symbolise notre combat pour un pays serein. Au nom de la paix, je déclare Miris et Avoele coupables d’homicide et les condamne à mort !

L’excitation du peuple atteignit son paroxysme. On leur offrait des morts, sort que nul ne souhaitait recevoir… Mais quand il s’agissait d’inconnus, jugés hostiles, on qualifiait cela de spectacle. Les cris disséminés me gênaient et me martelaient le crâne. Toute cette agitation m’empêchait de garder une bonne vision de la scène.

L’instant fatidique approchait. La grande guerrière, que la conseillère appelait Avoele, s’allongea et plaça sa nuque sur le billot. Son regard se tourna vers le ciel lorsque le bourreau se positionna, sa hache effilée en main. Je clignai des yeux, me forçant à observer. Une impassibilité parfaite dépeignait l’exécuteur comme la condamnée. Un tel apaisement devant la mort… Elle donnait l’impression de l’avoir attendue toute sa vie. Malgré ses actions ignobles, que j’espérais ne jamais connaître en détail, elle était… singulière. Un esprit digne dans un corps utilisé à des mauvais desseins.

L’arme lui trancha la tête, ce qui arracha un cri d’horreur à son amie. Quelle froide exécution… et pourtant réjouissante pour la plupart des citoyens, bien que quelques parents couvrissent les yeux de leurs enfants. Non, je ne devais pas me détourner, ce moment était crucial. Je devais me fondre dans la clameur.

Dratia dévoila un sourire aux allures sadiques. Apparemment, certains pouvaient se gausser de la souffrance d’autrui et le justifier ensuite. La deuxième guerrière s’appelait Miris… Un nom trop doux pour son clan. Elle avait fondu en larmes et Dratia riait ouvertement d’elle : elle en perdit sa dignité. Personne n’échappait à son destin. La mort appelait au pire moment, parfois on s’y préparait, souvent elle nous happait et nous dépossédait. Cette pauvre jeune femme finit décapitée, une pluie de brocards finissant de la déshonorer.

Tant de bousculades… Les citadins étaient divertis, ils vaquèrent de nouveau à leurs occupations, vers leur rôle, se dispersèrent là où leur besogne les attendait. Avaient-ils conscience des risques constants auxquels s’exposaient nos militaires ? Les sacrifices ne leur évoquaient rien, sinon des nombres. S’éclipser aussi vite ne rendait honneur à personne.

Enfin libérée de cette foule étouffante ! Cette place était devenue… inoccupée, presque déserte. Aidé d’une paire de gardes, le bourreau emmenait placidement les dépouilles hors de l’échafaud pendant que Dratia s’en éloignait. Inutile de demeurer ici. Je me tournai vers la gauche et mon cœur palpita.

Comment n’avais-je pas pu le voir avant ? Erak ne se situait qu’à une vingtaine de mètres de moi et m’y attendait depuis un moment. Les années l’avaient peu changé… Il restait l’homme de ma vie.

— Erak, tu es de retour ! hurlai-je en me jetant dans ses bras.

Erak, mon tendre Erak, fidèle à lui-même… Si longtemps séparés, nous nous étions retrouvés, plus rien ne briserait notre couple. Sa très grande taille et sa forte musculature ne faussaient nullement sa douceur. Mon mari devait se courber pour recueillir mes lèvres, mais ses baisers n’en devenaient que plus agréables.

Nous nous embrassâmes dans une euphorie que nous n’essayâmes pas de dissimuler, au milieu des quelques retardataires. Mes mains glissèrent de ses joues jusqu’à son bouc blond aux poils drus puis remontèrent jusqu’à son crâne luisant. Tant de charmes en un seul homme… Je me perdais dans ses yeux azurs et me réfugiai autour de ses larges bras. La sensation d’être blottie ainsi m’avait terriblement manquée.

Des regards fureteurs nous entouraient… La curiosité des citadins ne rencontrait aucune limite. Je me dérobai de l’enlacement tout en restant accrochée à lui… Ce qui me permettait de l’admirer. Bien qu’il approchait de la quarantaine, Erak ne semblait pas vieillir. Son armure en cuir surplombait des vêtements gris en tissu fin et des bottes en fourrure étreignaient ses pieds. Mais mon cher et tendre se distinguait surtout grâce à sa hache d’armes sur sa dossière, luisante et inentamée malgré des années à pourfendre ses adversaires. Le symbole de l’Ertinie, un frêne cerné de lignes jointes sur un fond gris, fulgurait de plus belle. Erak était l’homme dont j’avais toujours rêvé… Je ne le méritais pas. Consciente de ma chance, cajolée par cet illustre combattant, je me mordillai la lèvre inférieure

— Quel bonheur de te retrouver, me susurra Erak d’une voix gutturale. Je suis désolé de ne pas être revenu plus tôt. Je sais pourquoi tu as tardé pour venir…

— Tu n’as pas à te blâmer pour ne pas t’être recueilli avec moi, l’excusai-je. Tu es très occupé, je comprends.

Erak baissa la tête et se renfrogna. J’aurais dû éviter de lui évoquer ce passage, maintenant, de rudes souvenirs le tourmentaient sûrement… Lui aussi s’était culpabilisé pour la perte de notre fils. J’avais encore détruit nos retrouvailles, le sourire avait disparu de nos visages, il ne restait plus que le confort mutuel. Nous avions tant souhaité éviter ce sujet… Et je l’avais ressassé une fois encore.

— Désolé de me montrer si exigeant, regretta Erak, mais je vais avoir besoin de toi. C’est lâche de ma part de te demander cela.

— Erak, dis-je en posant ma main sur son épaule, tu es tout sauf un lâche.

— Jaeka… C’est ma faute, tu comprends ? Tu t’infliges trop de souffrances pour rien. Tu te crois responsable de la mort de Reilon. Tu n’es pas coupable. Je le suis ! Je voulais faire de lui un guerrier, mais je me suis précipité... À douze ans, il n’était pas prêt à se battre …

— Mais tu t’es rattrapé ! Erak, si tout le monde était comme toi, le monde se porterait mieux. Tu t’es porté garant du royaume et tu protèges en permanence sa population.

— Pendant tous ces voyages, je n’étais pas là pour toi…

— Il y avait plus important que moi. Là où je vis, je ne risque rien. Combien de vies as-tu sauvé ?

— J’aurais pu en sauver d’autres… J’aurais dû…

Des bribes de larmes humectèrent ses yeux… avant de disparaître. Nous nous embrassâmes de nouveau, plus fougueusement, plus passionnément, pour nous unir, pour toujours. Nous devions être forts, surmonter nos erreurs ensemble, nous préparer pour l’avenir. Voilà pourquoi nous nous étions retrouvés.

— Cesse de te dévaloriser, reprit Erak. Je ne serai pas ici sans toi. Tu as été mon écuyère, et même après, tu es devenue une maréchale exemplaire. Peu de personnes ici peuvent se vanter de connaître ces animaux aussi bien que toi.

À son tour, il caressa mes cheveux et me coula un regard amène, quoique fuyant.

— Notre roi m’a fait une proposition, expliqua-t-il. Pour moi, il s’agit même d’une obligation. Il me demande de diriger une expédition vers Temrick. Et je souhaite que tu viennes avec moi.

J’écarquillai les yeux. Venir avec lui… à Temrick ? Peu de raisons valables nous amèneraient à vivre une telle aventure ensemble, si toutefois l’on pouvait qualifier cette traversée ainsi. Erak semblait prêt à m’emmener, à me protéger au gré des dangers peuplant notre royaume. Il me fallait également prendre soin de lui. Cela exigeait d’abord quelques précisions.

— Mais cela fait des décennies que personne ne s’est approché de cette chaîne de montagnes, avançai-je. Du moins, à ma connaissance… Pourquoi veux-tu que je t’accompagne ? Pourquoi cette expédition doit-elle avoir lieu ?

— Ce serait trop long à expliquer ici, alors, je vais tâcher d’être bref. La conseillère Dratia nous expliquera tout : elle parlera au nom du roi. Sa mère me sollicitait déjà beaucoup de son vivant, mais Maubris est encore plus ambitieux qu’elle.

— Tu viens d’évoquer la conseillère… Ne vient-elle pas de partir à l’instant ? Elle n’a même pas fait attention à nous…

— Elle nous attendra à l’entrée de sa demeure au coucher du soleil. Avant cela, je préfère te mettre dans la confidence. Tu le mérites. Au nom de notre dirigeant, Dratia m’a rappelé vers la capitale pendant que je voyageais avec Bramil. Il nous rejoindra au moment venu. Sur le chemin du retour, une messagère m’a transmis une lettre de la conseillère. Elle faisait allusion aux intentions du roi : il souhaite renouer le contact avec la Nillie.

Avec la Nillie ? Des ambitions peut-être excessives… Maintes raisons justifiaient de revenir vers ce royaume, celui avec lequel nous avions partagé notre passé, pour le meilleur comme pour le pire. Des reliques d’un ancien temps…

— Cela me paraît insensé, jugeai-je. Nous n’avons eu que peu de nouvelles de ce royaume depuis l’invasion de Carône. Et c’était il y a presque trois siècles…

— Depuis son plus jeune âge, dit Erak, Maubris envie l’époque où l’Ertinie était totalement liée à la Nillie, mais aussi sa première rivale. Le temps de l’hostilité et de l’oubli est passé. Il pense que nous pouvons nous allier avec eux et retrouver notre puissance d’antan.

— Des ambitions purement politiques…

— Si cela peut rendre la vie meilleure au royaume, alors je me soumettrai à sa volonté. Mais pour atteindre la Nillie, il nous faudra traverser Temrick. Aussi, cette expédition ne devra pas s’ébruiter : le groupe devra être composé de dix personnes. On m’a laissé le choix de deux compagnons.

— Et tu m’as choisie parmi tous nos valeureux citoyens ? Pourquoi ?

— Jaeka, peu d’entre nous peuvent franchir des cols enneigés, voire même les atteindre. Nous aurons besoin de guerriers, mages, guérisseurs, explorateurs. Pour les emmener, des chevaux nous seront nécessaires. Je t’en demande beaucoup, je sais, mais… Tu dois rejoindre cette expédition. Pour l’avenir du royaume.

Il posa ses mains sur mes frêles épaules. L’avenir de l’Ertinie dépendait de moi… Quel lourd fardeau… Des motivations égoïstes m’astreignaient à acquiescer. M’échapper de ce quotidien répétitif, partager du temps avec mon mari, rattraper mes erreurs. Si le trajet requérait des chevaux, je pourrais les entretenir et m’assurer leur bien-être. Cette décision aurait dû être difficile… Elle ne l’était pas. Pas pour moi.

— Je vais rejoindre cette expédition, affirmai-je. Pour l’avenir du royaume.

Pour moi-même.

Pour un nouveau départ.

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